Tribunal administratif de Paris

Ordonnance du 6 mai 2023 n° 2310107

06/05/2023

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête, un mémoire et des pièces complémentaires, enregistrés le 5 mai 2023 et le 6 mai 2023, l'association " Droit au Logement Paris et environs ", représentée par Me Questiaux, demande au juge des référés, saisi sur le fondement des dispositions de l'article

L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution de l'arrêté n° 2023-491 du 5 mai 2023 par lequel le préfet de police lui a partiellement interdit le droit de manifester en cortège mobile le 7 mai 2023 selon l'itinéraire déposé le 2 mai 2023 ;

2°) de mettre à la charge de l'État une somme de 1 500 en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- sa requête est recevable dès lors que la réponse de l'administration à sa déclaration de manifestation en modifie les termes et constitue en tout état de cause une interdiction partielle, laquelle est une décision administrative lui faisant grief ; elle n'a reçu l'arrêté en litige que le 6 mai 2023 ;

- la manifestation devant se dérouler le 7 mai 2023 en début d'après-midi, l'urgence est caractérisée ;

- la décision en litige porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'expression et de manifestation, compte tenu, d'une part, des objectifs poursuivis par l'association et de ses revendications, d'autre part, du caractère manifestement infondé des motifs d'ordre public invoqués.

Par un mémoire en défense, enregistré le 5 mai 2023, le préfet de police conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir qu'aucun moyen de la requête n'est fondé.

Par un mémoire distinct, enregistré le 6 mai 2023, l'association " Droit au logement Paris et environs ", représentée par Me Questiaux, demande au juge des référés que soit transmise au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité des articles

L. 211-2 et L. 211-4 du code de la sécurité intérieure aux droits et libertés garantis par la Constitution.

Elle soutient que :

- ces articles n'ont pas été soumis au contrôle du Conseil constitutionnel ;

- le législateur a méconnu sa propre compétence en affectant des droits et libertés garantis par les articles 2 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, en l'occurrence la liberté de manifester, le droit de résistance à l'oppression et le droit à un recours effectif, en ce qu'il s'est abstenu de fixer des garanties légales suffisantes et adéquates concernant le délai de notification de l'arrêté d'interdiction par l'autorité publique au déclarant et le délai de délivrance du récépissé en cas d'enregistrement de la manifestation.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule ;

- le code général des collectivités territoriales ;

- le code de la sécurité intérieure ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné M. A pour statuer sur les demandes de référé.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Au cours de l'audience publique tenue en présence de Mme Dupouy, greffière d'audience, M. A a lu son rapport et entendu les observations de Me Questiaux, représentant l'association " Droit au Logement Paris et environs " et de M. B et M. C, représentants le préfet de police.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience publique.

Considérant ce qui suit :

Sur l'étendue du litige :

1. Le 2 mai 2023, l'association " Droit au Logement Paris et environs " a déposé une déclaration d'une manifestation mobile entre la rue Saint-Lazare et le parvis Notre Dame devant l'entrée principale de l'Hôtel-Dieu, le dimanche 7 mai 2023, entre 14 heures 45 ou 15 heures

et 19 heures, un rassemblement étant préalablement organisé à partir de 13 heures 30 à l'angle de la rue de Rome et de la rue du Rocher, pour demander " la réquisition des bâtiments et logements vides appartenant à de grands propriétaires dont l'Etat, l'application de l'ordonnance de 1945 et des lois qui protègent les mal-logés et les sans-logis, l'application et le respect de la loi DALO et le retrait de la loi Kasbarian-Bergé ". L'itinéraire déclaré, après prises de parole, empruntait la rue Saint-Lazare, la rue du Havre, la rue Auber, la place de l'Opéra, la rue de la Paix, la place Vendôme, la rue Saint-Honoré, la rue des Halles, la place Sainte-Opportune, la rue des Lombards, la rue de la Verrerie, la rue du Temple, le parvis de l'Hôtel-de-Ville, l'avenue Victoria, la rue Saint-Martin, le pont Notre-Dame, la rue de la Cité pour aboutir sur le parvis Notre Dame, lieu de dispersion de la manifestation à 19 heures. Par un courriel du 4 mai 2023, le préfet de police a indiqué à l'association requérante que sa demande de parcours n'était pas acceptée. Elle lui a proposé un rassemblement à 13 heures 30 place du Havre puis un itinéraire alternatif partant à 14 heures 45 et reliant la rue Saint-Lazare à la place de l'Hôtel-de-Ville en passant par la rue Saint-Lazare, la place d'Estienne d'Orves, la rue de Châteaudun, la rue La Fayette, la rue Bleue, la rue du Faubourg-Poissonnière, le boulevard de Bonne-Nouvelle, le boulevard Saint-Denis, la rue Saint-Martin, la rue Réaumur, la rue Beaubourg et la rue du Renard, la dispersion du cortège étant également fixée à 19 heures. L'association requérante a refusé ce parcours et a indiqué au préfet de police, par courriel du même jour, qu'elle souhaitait maintenir l'itinéraire qu'elle avait déclaré au motif que : " Notre parcours a été précisément réfléchi et dessiné par rapport à cet objectif et passe devant plusieurs immeubles vides et devant des institutions qui sont symboliques pour notre lutte. Le parcours est donc essentiel puisqu'il est la traduction et l'illustration de notre expression revendicative (). ".

2. Ce faisant, le préfet de police a nécessairement regardé la déclaration préalable

du 2 mai 2023 recevable et l'a instruite et la réponse qui y a été apportée le 4 mai suivant constitue une décision d'interdiction partielle de la manifestation faisant déjà grief. Consécutivement, par arrêté n° 2023-491 du 5 mai 2023, le préfet de police a interdit la manifestation déclarée pour le dimanche 7 mai 2023 en autorisant un itinéraire alternatif.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité relative aux articles L. 211-2 et L. 211-4 du code de sécurité intérieure :

3. Il résulte des dispositions des articles 23-1, 23-3 et 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel et de celles du livre V du code de justice administrative qu'une question prioritaire de constitutionnalité peut être soulevée devant le juge administratif des référés statuant, en première instance, sur le fondement de l'article L. 521-2 de ce dernier code.

4. ll résulte des dispositions des articles L. 211-2 et L. 211-4 du code de la sécurité intérieure que le respect de la liberté de manifestation, qui a le caractère d'une liberté fondamentale au sens des dispositions de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, doit être concilié avec la sauvegarde de l'ordre public et qu'il appartient à l'autorité investie du pouvoir de police, lorsqu'elle est saisie de la déclaration préalable prévue à l'article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure ou en présence d'informations relatives à un ou des appels à manifester, d'apprécier le risque de troubles à l'ordre public et, sous le contrôle du juge administratif, de prendre les mesures de nature à prévenir de tels troubles au nombre desquelles figure, le cas échéant, l'interdiction de la manifestation si une telle mesure est seule de nature à préserver l'ordre public.

5. L'association " Droit au Logement Paris et environs " soutient que les articles

L. 211-2 et L. 211-4 précités méconnaissent les droits garantis par la Constitution, soit la liberté de manifester, le droit de résistance à l'oppression et le droit à un recours effectif, au motif qu'elle a demandé le 5 mai 2023 la suspension de la décision du préfet de police révélée par un courriel du 4 mai 2023 sans disposer d'aucune autre réponse de l'autorité administrative.

6. Toutefois, comme exposé au point 2, l'association requérante a pu saisir le 5 mai 2023 le juge des référés sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, soit préalablement à la notification de l'arrêté contesté. En tout état de cause, les dispositions législatives en cause, qui sont claires et suffisamment précises, ne sont pas entachées d'incompétence négative.

7. Il résulte de ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité à la Constitution des articles L. 211-2 et L. 211-4 du code de la sécurité intérieure ne présente pas un caractère sérieux. Ainsi, il n'y a pas lieu de la transmettre au Conseil d'Etat.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

8. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. ".

9. Il incombe au préfet de police, en vertu des dispositions de l'article L. 2512-13 du code général des collectivités territoriales, de prendre les mesures qu'exige le maintien de l'ordre à Paris. Aux termes de l'article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure : " Sont soumis à l'obligation d'une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique () ". Aux termes de l'article L. 211-4 de ce code : " Si l'autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public, elle l'interdit par un arrêté qu'elle notifie immédiatement aux signataires de la déclaration au domicile élu () ".

10. Le respect de la liberté de manifestation devant être concilié avec le maintien de l'ordre public, il appartient à l'autorité investie du pouvoir de police, lorsqu'elle est saisie de la déclaration préalable prévue à l'article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure ou lorsqu'elle a connaissance d'appels à manifester, d'apprécier le risque de troubles à l'ordre public et, sous le contrôle du juge administratif, de prendre les mesures de nature à prévenir lesdits troubles, dont, le cas échéant, l'interdiction de la manifestation si une telle mesure est seule de nature à préserver l'ordre public.

11. Pour interdire le trajet sollicité par l'association " Droit au Logement Paris et environs ", le préfet de police a fait valoir le 4 mai 2023 que l'itinéraire sollicité n'apparaissait pas compatible avec les impératifs de l'ordre public. Il ressort également des termes de l'arrêté

du 5 mai 2023 que l'interdiction préfectorale a été prise aux motifs que l'itinéraire déclaré comporte des risques graves d'atteinte à l'ordre public, dans un contexte social particulièrement tendu et que les services de police et de gendarmerie seront fortement mobilisés dans la capitale et la proche banlieue pour sécuriser d'autres manifestations prévues le dimanche 7 mai 2023 d'autant que le risque d'attentat reste toujours très élevé. Dans son mémoire en défense le préfet de police souligne, premièrement, que le cortège doit passer à proximité de lieux institutionnels sensibles et emprunter des rues étroites ne permettant ni aux participants de défiler dans des conditions de sécurité satisfaisantes, ni aux forces de l'ordre d'intervenir efficacement, deuxièmement, que l'itinéraire déclaré doit transiter par des secteurs particulièrement commerçants ou fortement touristiques de la capitale pour lesquels le passage d'une manifestation revendicative représente une gêne importante, notamment aux abords de la place Vendôme, du centre commercial des Halles, troisièmement, que de nombreuses manifestations se tenant à Paris au cours des dernières semaines ont été infiltrées par des groupes de casseurs, qui ont commis plusieurs actes violents. Il désigne ainsi des lieux ou commerces symboles du " capitalisme " et du luxe légitimant le recours à un parcours alternatif. Il signale que, par rapport à l'itinéraire déclaré, les points de rassemblements sont seulement distants de quelques mètres, que le lieu de dispersion est quasiment identique et que le parcours alternatif représente 4,46 kilomètres au lieu des 4,32 kilomètres initiaux.

12. L'association requérante soutient que cette décision porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester dès lors que l'itinéraire déclaré n'a pas été respecté et qu'il n'est pas justifié que cette manifestation serait susceptible de porter atteinte à l'ordre public. Elle soutient également, sans être sérieusement contestée, qu'elle organise régulièrement des manifestations similaires pour attirer l'attention des pouvoirs publics sur les difficultés liées au logement, qu'aucune de ces manifestations, avec un nombre équivalent de participants à celui attendu pour le dimanche 7 mai 202, soit 200 personnes, essentiellement des familles, n'a donné lieu à des troubles à l'ordre public, qu'elle dispose d'un service d'ordre et que le préfet de police n'apporte pas d'éléments concrets de nature à justifier le caractère adapté, proportionné et nécessaire des restrictions qu'il impose à la liberté de manifester. Elle ajoute enfin que l'itinéraire déclaré par ses soins permet au cortège de défiler devant un certain nombre d'immeubles vacants.

13. Les représentants du préfet de police rappellent au cours de l'audience que le parcours initialement prévu présente des risques particuliers en termes de maintien de l'ordre public pour la sécurité des manifestants et des usagers de la voie publique dès lors qu'il traverse des quartiers commerçants ou touristiques, notamment l'avenue de l'Opéra, la place Vendôme et la rue Saint-Honoré où aucune manifestation n'est autorisée depuis les manifestations des " gilets jaunes " de 2018 et de 2019. Toutefois, par ces seules observations d'ordre général ou organisationnel, les représentants de l'administration n'établissent nullement que des troubles à l'ordre public pourraient résulter du déroulement de la manifestation selon l'itinéraire déclaré par l'association organisatrice, ni que les forces de l'ordre ne pourraient les prévenir. En particulier, le préfet de police ne précise pas si les boutiques de luxe, en particulier celles de la place Vendôme, seront toutes ouvertes au public le dimanche 7 mai 2023 après-midi alors qu'il autorise un parcours alternatif comprenant un itinéraire particulièrement fréquenté le même jour.

14. Dans les circonstances de l'espèce, au regard de la composition sociologique des manifestants et du nombre attendu de participants, la décision contestée n'apparait pas, en l'état de l'instruction, proportionné à l'objectif de maintien de l'ordre public poursuivi. Par suite, l'association requérante est fondée à soutenir qu'en lui interdisant de défiler entre la rue Saint-Lazare et le parvis Notre-Dame et quand bien même un itinéraire alternatif lui a été proposé, le préfet de police a porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester. La condition de l'urgence étant satisfaite compte tenu de l'imminence de la manifestation, il y a lieu de suspendre l'exécution de la décision contestée.

Sur les frais d'instance :

15. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, la somme de 1 000 euros au titre des frais exposés par l'association " Droit au Logement Paris et environs " et non compris dans les dépens.

O R D O N N E :

Article 1 : L'exécution de l'arrêté du préfet de police n° 2023-491 du 5 mai 2023 est suspendue.

Article 2 : L'Etat versera une somme de 1 000 euros à l'association " Droit au Logement Paris et environs " en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions de l'association " Droit au Logement Paris et environs " est rejeté.

Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association " Droit au Logement Paris et environs " et au ministre de l'intérieur et des Outre-mer.

Copie en sera adressée au préfet de police.

Fait à Paris, le 6 mai 2023.

Le juge des référés,

J. M. A

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des Outre-mer en ce qui le concerne ou à tous les commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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