Tribunal administratif de Nantes

Ordonnance du 4 mai 2023 n° 2306199

04/05/2023

Autre

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire complémentaire enregistrés les 2 et 3 mai 2023, la SARL (société à responsabilité limitée) " BR Ouest ", représentée par Me Plateaux, demande au juge des référés :

1°) d'ordonner, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de l'arrêté du 14 avril 2023, par lequel le préfet de la Loire-Atlantique a décidé la fermeture administrative de l'établissement " Le Royal " pour une durée de quarante-cinq jours, du 22 avril au 5 juin 2023 ;

2°) de mettre à la charge de l'État une somme de 2 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que la fermeture administrative en cause implique la liquidation de l'entreprise à brève échéance, dès lors qu'elle présente actuellement des dettes importantes, de l'ordre de 150 000 euros et doit honorer des remboursements d'emprunt mensuels importants, alors que ses fonds propres ne lui assurent pas une pérennité suffisante pour attendre la réouverture de l'établissement à l'issue d'un délai de quarante-cinq jours, étant précisé qu'elle emploie près de neuf salariés et qu'elle justifie d'un capital social limité de 20 000 euros ; les extraits de son compte bancaire font apparaître un excédent de 386,87 euros seulement et sa situation bancaire est suffisamment dégradée pour subir une injonction de fermeture du compte professionnel, de la part de la banque concernée, au plus tard le 6 mai prochain, étant précisé qu'elle cumule les pénalités bancaires couramment déployées auprès des entreprises en difficulté ;

- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'entreprendre :

* une fermeture administrative peut intervenir pendant une durée substantielle pour des faits de travail dissimulé lorsque les faits relevés portent soit sur plusieurs établissements, gérés par un seul et même responsable, soit sur un seul établissement mais dans une ampleur importante, de nature à établir l'existence d'une mauvaise foi de la part de son dirigeant ;

* les faits relatifs à l'absence de billetterie régulière, manquement qui a au demeurant été régularisé dans les meilleurs délais, sont sans portée dès lors qu'ils présentent une portée exclusivement fiscale ;

* les faits de travail dissimulé impliquant les vigiles doivent être considérés comme constituant une circonstance exceptionnelle dès lors que les gérants de l'établissement ont été victimes de l'usurpation d'identité commise par les personnes contrôlées, dont la ressemblance physique avec les agents engagés était notable ;

* elle ne peut être tenue pour responsable des faits de travail dissimulé impliquant les barmen, qui relèvent d'une circonstance accidentelle dès lors qu'ils résultent de la volonté unilatérale des personnes contrôlées, qui refusent toute déclaration de la part de leur employeur, qui se trouvait dans un état de nécessité, ne disposant à l'époque d'aucune personne susceptible de les remplacer alors que la situation économique de l'entreprise imposait le maintien des conditions d'exploitation ;

* la mesure litigieuse est disproportionnée dès lors que l'entreprise, qui n'a jamais été sanctionnée pour de tels agissements en huit ans d'activité et dont les gérants ont remédié aux manquements relevés à leur encontre, dans les meilleurs délais et sans attendre la procédure administrative diligentée par les services préfectoraux, en mettant en place un suivi circonstancié des vigiles tandis que les barmans récalcitrants ont dû quitter l'entreprise, pour éviter toute réitération du délit de travail dissimulé ;

- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté du commerce et d'industrie, du fait du défaut de base légale de la mesure déférée, après exception d'inconstitutionnalité, par le biais d'une question prioritaire de constitutionnalité, mais également en raison du caractère disproportionné de ladite mesure :

* il ne saurait être procédé à aucune substitution de base légale, au bénéfice de l'article L. 8272-2 du code du travail, en l'absence du caractère répété du délit de travail dissimulé, mais également en l'absence de relevé d'identités des salariés irréguliers ;

* alors que la fermeture prononcée sur le fondement de l'article L. 8272-2 du code du travail présente la nature d'une sanction administrative, soumise à un contrôle approfondi du juge du plein contentieux qui exerce un contrôle normal au titre de la proportionnalité de la sanction émise, une fermeture administrative prononcée sur le fondement de l'article L. 3332-15-3° du code de la santé publique, qui constitue une mesure de police administrative, relève de l'office du juge de l'excès de pouvoir dans le cadre d'un contrôle restreint ;*

* alors que, en présence d'une mesure prise sur le fondement de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique, aucune perspective de régularisation ex post ne semble envisageable, du seul fait de la dimension préventive d'une telle mesure, constitutive d'une prérogative de police administrative, le justiciable peut en revanche, en présence d'une mesure prise sur le fondement de l'article L. 8272-2 du code du travail, exciper de sa bonne foi et du caractère involontaire du manquement, au regard des circonstances de l'espèce, notamment dans l'hypothèse d'une éventuelle manœuvre du salarié irrégulier ;

* la mesure litigieuse est disproportionnée dès lors que, pour des faits identiques ayant donné lieu à une fermeture administrative sur le fondement de l'article L. 8272-2 du code du travail, et dans des proportions substantiellement plus importantes, la haute juridiction administrative s'est bornée à confirmer une durée d'un mois.

Par un mémoire distinct enregistré le 3 mai 2023, la société " BR Ouest " demande au juge des référés, à l'appui de sa requête, de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l'article L. 3332-15-3° du code de la santé publique.

Elle soutient que :

- les dispositions de l'article L. 3332-15-3° du code de la santé publique sont applicables au litige et n'ont pas encore été déclarées conformes à la constitution dans les motifs ou le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel ;

- la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux : l'article L.3332-15-3° du code de la santé publique, en tant qu'il intègre les faits de délit de travail dissimulé, méconnaît l'article 4 de la Déclaration de 1789, en portant une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre :

* les dispositions litigieuses ne sont pas nécessaires pour parvenir à la protection de l'objectif d'intérêt général poursuivi, tenant à la protection de l'ordre public économique, dès lors que l'article L. 8272-2 du code du travail permet aux services préfectoraux de prononcer la fermeture administrative de toute entreprise susceptible de procéder à des faits de travail dissimulé, pour une durée maximale de trois mois, et sous condition du caractère répété et de la gravité des faits relevés, notamment au regard de la proportion des salariés concernés, de sorte qu'il existe un concours de polices spéciales puisque deux procédures peuvent être maniées concomitamment à des fins identiques ; dans la mesure où la fermeture de l'établissement constitue une mesure de police administrative, le principe d'interdiction de la reformatio in pejus est inopérant, à propos de la postérité de l'article L. 8272-2 du code du travail vis-à-vis du régime de l'article

L. 3332-15-3° du code de la santé publique ;

* contrairement à la procédure visée par le code du travail, la législation litigieuse présente une dimension coercitive plus importante, et dans des proportions excessives, de nature à démontrer l'existence d'une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre en ce que, d'une part, elle ne subordonne pas la mesure de fermeture administrative à l'existence du caractère répété du manquement de travail dissimulé, de telle sorte qu'un seul écueil en ce sens peut suffire à justifier une mesure de fermeture administrative et, d'autre part, elle ne donne prise qu'à un contrôle restreint du juge administratif, de sorte que la durée des fermetures administratives ordonnées par les services préfectoraux peut varier dans des proportions importantes, allant pour des faits identiques d'une durée de quinze jours à près de deux mois ; l'aléa inhérent à la réserve du contrôle restreint du juge administratif ne permet pas de satisfaire l'existence d'un contrôle de proportionnalité de la mesure administrative, qui relève des garanties constitutionnelles au regard de la jurisprudence actuelle du Conseil constitutionnel ;

* les opérateurs économiques concernés par ce type de mesure ne disposent pas des capacités financières, pour permettre une réouverture de leur établissement, après une fermeture administrative d'un délai supérieur à près d'une quinzaine de jours.

Vu les pièces du dossier.

Vu :

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné Mme A pour statuer sur les demandes de référé.

Considérant ce qui suit :

1. Au cours d'une opération de contrôle diligentée le 28 janvier 2023 dans la discothèque " Le Royal " sise 5-7 rue des Salorges à Nantes (Loire-Atlantique), exploitée par la SARL " BR Ouest ", ont été constatés l'emploi de cinq individus non déclarés, sur des emplois de vigiles et de barmen, dont deux en situation irrégulière sur le territoire français ainsi que l'absence de cartes professionnelles d'agent de sécurité pour les deux personnes employées à des postes de sécurité. Le contrôle a également révélé l'absence de billetterie régulière. Par la présente requête, la société " BR Ouest " demande au juge des référés, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de la décision prononçant à son encontre une fermeture administrative d'une durée de quarante-cinq jours, du 22 avril au 5 juin 2023.

2. D'une part, aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ". En vertu de l'article L. 522-3 de ce code, le juge des référés peut, par une ordonnance motivée, rejeter sans instruction ni audience les demandes qui ne présentent pas un caractère d'urgence.

3. D'autre part, il résulte de la combinaison des dispositions de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 avec celles du livre V du code de justice administrative qu'une question prioritaire de constitutionnalité peut être soulevée devant le juge administratif des référés statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 de ce code. Toutefois, le juge des référés peut en toute hypothèse, y compris lorsqu'une question prioritaire de constitutionnalité est soulevée devant lui, rejeter une requête qui lui est soumise pour incompétence de la juridiction administrative, irrecevabilité ou défaut d'urgence.

4. La seule circonstance qu'une atteinte à une liberté fondamentale, portée par une mesure administrative, serait avérée, n'est pas de nature à caractériser l'existence d'une situation d'urgence justifiant l'intervention du juge des référés dans le très bref délai prévu par les dispositions de l'article L. 521-2 du code de justice administrative. Il appartient au juge des référés d'apprécier, au vu des éléments que lui soumet le requérant comme de l'ensemble des circonstances de l'espèce, si la condition d'urgence particulière requise par l'article L. 521-2 est satisfaite, en prenant en compte la situation du requérant et les intérêts qu'il entend défendre mais aussi l'intérêt public qui s'attache à l'exécution des mesures prises par l'administration.

5. Pour justifier de l'urgence qu'il y aurait pour le juge des référés à suspendre, dans un délai de quarante-huit heures, l'exécution de la mesure litigieuse, la société requérante soutient que la fermeture de son établissement pour une durée de quarante-cinq jours implique la liquidation de l'entreprise à brève échéance, dès lors qu'elle présente actuellement des dettes importantes, de l'ordre de 150 000 euros et doit honorer des remboursements d'emprunt mensuels importants, alors que ses fonds propres ne lui assurent pas une pérennité suffisante pour attendre la réouverture de l'établissement à l'issue d'un délai de quarante-cinq jours, étant précisé qu'elle emploie près de neuf salariés et qu'elle justifie d'un capital social limité de 20 000 euros. Elle fait par ailleurs valoir que les extraits de son compte bancaire font apparaître un excédent de 386,87 euros seulement et que sa situation bancaire est suffisamment dégradée pour subir une injonction de fermeture du compte professionnel au plus tard le 6 mai 2023, et produit également une mise en demeure datée du 18 avril 2023, soit quatre jours avant la décision litigieuse, faisant apparaître qu'elle était à cette date redevable de 3 loyers ainsi que de la taxe foncière pour l'année 2022, pour un montant total de près de 20 000 euros, et l'informant de la résiliation possible de son bail commercial pour ce motif. Si la société requérante démontre ainsi l'acuité des difficultés financières auxquelles elle est confrontée, elle n'établit en revanche par aucun élément chiffré, notamment relatif au manque à gagner susceptible de résulter de la fermeture administrative en cause, que la suspension de cette mesure serait de nature à permettre d'envisager un rétablissement de la situation financière, extrêmement dégradée, qui préexistait. Dans ces conditions, eu égard par ailleurs aux impératifs de sécurité publique et d'ordre public ainsi qu'à l'intérêt général qui s'attachent au respect de la législation du travail, de celle relative au droit au séjour des ressortissants étrangers et de celle relative aux professions réglementées, et alors que la société requérante n'écarte pas le risque de réitération des faits à l'origine de la fermeture administrative contestée en se bornant à faire valoir que les gérants de l'établissement auraient été abusés par la ressemblance physique des personnes contrôlées avec les agents engagés et que les faits de travail dissimulé seraient imputables aux salariés eux-mêmes qui n'ont pas souhaité être déclarés, la condition d'urgence particulière requise par l'article L. 521-2 du code de justice administrative ne saurait, dans les circonstances particulières de l'espèce, être regardée comme remplie.

6. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la transmission au Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée, que la requête de la société " BR Ouest " doit être rejetée en toutes ses conclusions, selon la procédure prévue par les dispositions de l'article L. 522-3 du code de justice administrative.

O R D O N N E :

Article 1er : La requête de la société " BR Ouest " est rejetée.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la société " BR Ouest " et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Copie en sera adressée au préfet de la Loire-Atlantique.

Fait à Nantes, le 4 mai 2023.

La juge des référés,

M. A

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

La greffière.