Tribunal administratif de Marseille

Jugement du 4 mai 2023 n° 2107866

04/05/2023

Autre

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu les procédures suivantes :

I. Par une requête enregistrée le 8 septembre 2021 sous le numéro 2107866, M. B A demande au tribunal d'annuler la délibération du 9 juillet 2021 par laquelle le conseil municipal de la ville de Marseille a adopté une dérogation à la durée annuelle du temps de travail pour les agents des écoles et des crèches au titre de l'année 2021.

Il soutient que :

- la délibération est entachée de deux vices de procédure, dès lors que le comité technique compétent n'a pas été consulté et que la décision a été prise unilatéralement par le maire sans délibération préalable du conseil municipal, ainsi que cela ressort du courrier adressé par celui-ci aux agents dès le 18 février 2021 ;

- la délibération litigieuse présente un caractère rétroactif illégal ;

- elle contrevient aux dispositions de l'article 2 du décret du 12 juillet 2001 pris pour l'application de l'article 7-1 de la loi du 26 janvier 1984, étant précisé qu'elle correspond davantage à une mesure de reconnaissance catégorielle ou de pacification des relations sociales qu'à une véritable analyse des sujétions inhérentes à des emplois au demeurant très différents les uns des autres ;

- en tout état de cause, la réduction du temps de travail en cause, de 84 heures pour 2 500 agents, est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation en ce qu'elle présente un caractère disproportionné, en particulier par rapport à la dérogation de 44 heures décidée en 2018 pour les agents de la police municipale.

Par un mémoire en défense, enregistré le 25 août 2022, la ville de Marseille, représentée par Me Jean-Pierre, conclut au rejet de la requête de M. A et à la mise à la charge de celui-ci d'une somme de 1 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que les moyens invoqués par M. A ne sont pas fondés.

Par une ordonnance du 26 août 2022, la clôture d'instruction a été fixée en dernier lieu au 26 octobre 2022.

Un mémoire en question prioritaire de constitutionnalité, présenté pour la ville de Marseille, a été enregistré le 7 avril 2023, soit postérieurement à la clôture de l'instruction, et n'a pas fait l'objet d'une communication contradictoire.

II. Par un déféré, enregistré le 26 novembre 2021 sous le numéro 2110351, le préfet des Bouches-du-Rhône demande au tribunal d'annuler la délibération du 9 juillet 2021 par laquelle le conseil municipal de la ville de Marseille a adopté une dérogation à la durée annuelle du temps de travail pour les agents des écoles et des crèches au titre de l'année 2021.

Il soutient que :

- la délibération est entachée d'un vice de procédure, dès lors que le comité technique compétent n'a pas été consulté ;

- la délibération institue une réduction générale de la durée annuelle du travail à 1523 heures pour un ensemble de personnels de la direction de l'éducation et de la jeunesse et de la direction de la petite enfance, quelles que soient les catégories professionnelles et les fonctions exercées, sans caractériser les sujétions particulières propres à chacune de ces catégories susceptibles de justifier une telle dérogation, et ce alors que l'article 2 du décret du 12 juillet 2001 pris pour l'application de l'article 7-1 de la loi du 26 janvier 1984 exige une dérogation répondant à des critères précis ;

- la délibération n'est pas motivée en violation de ces dispositions ;

- elle est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation quant aux conditions exceptionnelles de travail résultant de la crise sanitaire, dès lors que la situation décrite, la mise en œuvre de protocoles spécifiques dans les écoles et les crèches et l'existence d'un fort taux d'absentéisme en conséquence de la crise sanitaire, correspond à des difficultés d'organisation internes qui sont communes à l'ensemble des organisations collectives du fait de cette crise, sans qu'il soit justifié de contraintes spécifiques ni de la quotité de réduction accordée pour chaque catégorie d'emploi des personnels des écoles et crèches de Marseille au regard de ces contraintes ;

- la mesure contestée a semble-t-il été mise en œuvre, sans être fondée sur une délibération, dès le mois de février 2021, et risque d'être reconduite pour l'année 2022.

Par un mémoire en défense, enregistré le 14 octobre 2022, la ville de Marseille, représentée par Me Jean-Pierre, conclut au rejet du déféré et à la mise à la charge de l'Etat d'une somme de 1 500 euros au titre de l'article L 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que les moyens invoqués par le préfet des Bouches-du-Rhône ne sont pas fondés.

Par une ordonnance du 3 février 2023, la clôture d'instruction a été fixée en dernier lieu au 6 mars 2023.

Un mémoire en question prioritaire de constitutionnalité, présenté pour la ville de Marseille, a été enregistré le 7 avril 2023, soit postérieurement à la clôture de l'instruction, et n'a pas fait l'objet d'une communication contradictoire.

Vu les autres pièces des dossiers.

Vu :

- le code général des collectivités territoriales ;

- le code du travail ;

- la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 ;

- la loi n° 2019-828 du 6 août 2019 ;

- le décret n° 2000-815 du 25 août 2000 ;

- le décret n° 2001-623 du 12 juillet 2001 ;

- la décision n° 2022-1006 QPC du 29 juillet 2022 du Conseil constitutionnel ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Jorda-Lecroq, présidente-rapporteure,

- les conclusions de M. Garron, rapporteur public,

- et les observations de Me Jean-Pierre, représentant la ville de Marseille.

Considérant ce qui suit :

1. Par une délibération du 2 avril 2021, le conseil municipal de la ville de Marseille a adopté une dérogation à la durée annuelle du travail des agents employés dans les écoles et les crèches afin de porter celle-ci de 1607 heures à 1565 heures pour l'année 2021, sur le fondement de l'article 2 du décret du 12 juillet 2001 pris pour l'application de l'article 7-1 de la loi du 26 janvier 1984, au motif que la situation exceptionnelle de crise sanitaire avait pour conséquences, d'une part, une révision de l'organisation des activités entraînant une sollicitation accrue des agents et, d'autre part, un fort taux d'absentéisme parmi les agents des écoles et crèches renforçant la difficulté pour les personnes en poste d'assurer leur service. Par une nouvelle délibération du 9 juillet 2021 annulant et remplaçant la précédente, et fondée sur des motifs strictement identiques, le conseil municipal de Marseille a procédé à une réduction supplémentaire de la durée annuelle du travail des mêmes agents pour la porter à 1523 heures au titre de l'année 2021. M. Robin, conseiller municipal de Marseille, demande l'annulation de cette délibération. Le préfet des Bouches-du-Rhône, après avoir demandé en vain au maire de Marseille le 21 juillet 2021 de retirer cette même délibération du 9 juillet 2021, l'a déférée au tribunal.

Sur la jonction :

2. Les requête et déféré visés ci-dessus sont relatifs à une même délibération et ont fait l'objet d'une instruction commune. Il y a lieu de les joindre pour y statuer par un même jugement.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

3. Aux termes du premier alinéa du I de l'article 47 de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique : " Les collectivités territoriales et les établissements publics mentionnés au premier alinéa de l'article 2 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale ayant maintenu un régime de travail mis en place antérieurement à la publication de la loi n° 2001-2 du 3 janvier 2001 relative à la résorption de l'emploi précaire et à la modernisation du recrutement dans la fonction publique ainsi qu'au temps de travail dans la fonction publique territoriale disposent d'un délai d'un an à compter du renouvellement de leurs assemblées délibérantes pour définir, dans les conditions fixées à l'article 7-1 de la loi du 26 janvier 1984 précitée, les règles relatives au temps de travail de leurs agents. Ces règles entrent en application au plus tard le 1er janvier suivant leur définition ". Aux termes de l'article 7-1 de la loi du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, dans sa version applicable au litige : " Les règles relatives à la définition, à la durée et à l'aménagement du temps de travail des agents des collectivités territoriales et des établissements publics mentionnés au premier alinéa de l'article 2 sont fixées par la collectivité ou l'établissement, dans les limites applicables aux agents de l'Etat, en tenant compte de la spécificité des missions exercées par ces collectivités ou établissements. / Un décret en Conseil d'Etat détermine les conditions d'application du premier alinéa. () / Les régimes de travail mis en place antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi n° 2001-2 du 3 janvier 2001 relative à la résorption de l'emploi précaire et à la modernisation du recrutement dans la fonction publique ainsi qu'au temps de travail dans la fonction publique territoriale peuvent être maintenus en application par décision expresse de l'organe délibérant de la collectivité ou de l'établissement prise après avis du comité social territorial, sauf s'ils comportent des dispositions contraires aux garanties minimales applicables en matière de durée et d'aménagement du temps de travail ".

4. Aux termes de l'article premier, dans sa version applicable au litige, du décret du 25 août 2000 relatif à l'aménagement et à la réduction du temps de travail dans la fonction publique de l'Etat et dans la magistrature, rendu applicable aux agents territoriaux par l'article premier du décret du 12 juillet 2001 pris pour l'application de l'article 7-1 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 et relatif à l'aménagement et à la réduction du temps de travail dans la fonction publique territoriale : " La durée du travail effectif est fixée à trente-cinq heures par semaine dans les services et établissements publics administratifs de l'Etat ainsi que dans les établissements publics locaux d'enseignement. / Le décompte du temps de travail est réalisé sur la base d'une durée annuelle de travail effectif de 1 607 heures maximum, sans préjudice des heures supplémentaires susceptibles d'être effectuées. / Cette durée annuelle peut être réduite, par arrêté du ministre intéressé, du ministre chargé de la fonction publique et du ministre chargé du budget, pris après avis du comité technique ministériel, et le cas échéant du comité d'hygiène et de sécurité, pour tenir compte des sujétions liées à la nature des missions et à la définition des cycles de travail qui en résultent, et notamment en cas de travail de nuit, de travail le dimanche, de travail en horaires décalés, de travail en équipes, de modulation importante du cycle de travail, ou de travaux pénibles ou dangereux. ". Aux termes de l'article 2 du décret n° 2001-623 du 12 juillet 2001 pris pour l'application de l'article 7-1 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 et relatif à l'aménagement et à la réduction du temps de travail dans la fonction publique territoriale, dans sa rédaction applicable au litige : " L'organe délibérant de la collectivité ou de l'établissement peut, après avis du comité technique compétent, réduire la durée annuelle de travail servant de base au décompte du temps de travail défini au deuxième alinéa de l'article 1er du décret du 25 août 2000 susvisé pour tenir compte de sujétions liées à la nature des missions et à la définition des cycles de travail qui en résultent, et notamment en cas de travail de nuit, de travail le dimanche, de travail en horaires décalés, de travail en équipes, de modulation importante du cycle de travail ou de travaux pénibles ou dangereux ".

5. Il résulte des dispositions citées ci-dessus, d'une part, que le décompte de la durée du temps de travail dans les services des collectivités territoriales et des établissements publics en relevant s'effectue sur une base annuelle et que cette durée est, sauf dans l'hypothèse où les agents sont soumis à des sujétions particulières, fixée à 1 607 heures et, d'autre part, que les jours de congés légaux ne sont pas décomptés dans la " durée de travail effectif " définie à l'article 2 du décret du 25 août 2000. Ainsi, dans l'hypothèse où des agents se voient attribuer des jours de congés excédant le nombre de jours de congés légaux, il appartient à l'autorité compétente de définir une organisation des cycles de travail qui concilie cette décision avec le respect de la durée annuelle de 1 607 heures du temps de travail. Enfin, il résulte des dispositions rappelées ci-dessus de l'article 2 du décret du 12 juillet 2001 pris pour l'application de l'article 7-1 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 et relatif à l'aménagement et à la réduction du temps de travail dans la fonction publique territoriale, qui ont pour effet de définir de manière exhaustive les cas dans lesquels il est possible de prévoir des dérogations à la durée annuelle de travail de 1 607 heures, que le champ de ces dérogations est expressément limité aux seules hypothèses de sujétions intrinsèquement liées à la nature même des missions.

6. Il ressort des termes mêmes de la délibération attaquée que celle-ci a été prise au double motif, d'une part, que l'application du protocole sanitaire exceptionnel mis en place dans les écoles et les crèches pour lutter contre l'épidémie de Covid-19 a induit une surcharge de travail et a conduit les services municipaux à revoir profondément l'organisation des activités, entraînant une sollicitation accrue des agents des écoles et des crèches, et, d'autre part, que le taux exceptionnel d'absentéisme lié à l'épidémie au sein de la direction de l'éducation et de la jeunesse et de la direction de la petite enfance renforçait la difficulté pour les personnels restant en poste à assurer le service dans les conditions exceptionnelles prévues par les protocoles sanitaires. Il ressort encore des termes de cette délibération qu'elle concerne les agents affectés à la direction de l'éducation et la jeunesse sur un emploi d'agent d'accueil et d'entretien des locaux scolaires, de concierge, chargé d'accueil/surveillance/entretien école, d'agent d'accompagnement de l'enfant ou de responsable de restauration collective, ainsi que les agents affectés à la direction de la petite enfance sur un emploi d'auxiliaire de puériculture, d'agent d'accompagnement de l'enfant, de responsable de restauration collective, de directeur d'établissement d'accueil du jeune enfant, de directeur adjoint d'établissement d'accueil du jeune enfant, d'éducateur de jeunes enfants, d'agent d'entretien des locaux, d'agent polyvalent d'établissement d'accueil du jeune enfant et agent de logistique.

7. Toutefois, alors, au demeurant, que la mise en œuvre de protocoles spécifiques dans les écoles et les crèches et l'existence d'un fort taux d'absentéisme consécutifs à la crise sanitaire se rapportent à des difficultés d'organisation interne qu'ont connu toutes les organisations collectives exerçant des missions comparables en France du fait de cette crise, l'existence de contraintes spécifiques pour l'ensemble de personnels de la direction de l'éducation et de la jeunesse et de la direction de la petite enfance de la ville de Marseille détaillé au point précédent, sans caractérisation des sujétions particulières propres à chacune des catégories professionnelles concernées, au regard des fonctions, pourtant très différentes, exercées, et susceptibles de justifier une telle dérogation, ni justification, par ailleurs, de la quotité de réduction accordée pour chacune de ces catégories au regard de ces contraintes, n'est pas établie. Il ne ressort ainsi pas des pièces du dossier que la dérogation accordée corresponde à des sujétions particulières intrinsèquement liées à la nature même des missions effectuées dans le cadre de chacune de ces catégories d'emploi et à la définition des cycles de travail qui en résultent au sens des dispositions précitées de l'article 2 du décret du 12 juillet 2001. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance de ces dispositions doit être accueilli.

8. Il résulte de tout ce qui précède que M. A et le préfet des Bouches-du-Rhône sont fondés à demander l'annulation de la délibération du conseil municipal de Marseille du 9 juillet 2021.

Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de M. A et de l'Etat, qui ne sont pas, dans les présentes instances, les parties perdantes, les sommes que la ville de Marseille demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.

 

D E C I D E :

Article 1er : La délibération du 9 juillet 2021 du conseil municipal de la ville de Marseille est annulée.

Article 2 : Les conclusions de la ville de Marseille présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié au préfet des Bouches-du-Rhône, à M. B A et à la ville de Marseille.

Délibéré après l'audience du 11 avril 2023, à laquelle siégeaient :

Mme Jorda-Lecroq, présidente-rapporteure,

Mme Gaspard-Truc, première conseillère,

Mme Balussou, première conseillère.

Rendu public par mis à disposition au greffe le 4 mai 2023.

L'assesseure la plus ancienne,

Signé

F. Gaspard-Truc

 

 

La présidente-rapporteure,

Signé

K. Jorda-Lecroq La greffière,

Signé

F.-L. Boyé

La République mande et ordonne au préfet des Bouches-du-Rhône en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Pour la greffière en chef,

La greffière.

N°s 2107866,

Code publication

C