Cour administrative d'appel de Nancy

Ordonnance du 17 avril 2023 n° 22NC01195

17/04/2023

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Mme B A, représentée par Me Guyon, a saisi la cour, le 9 mai 2022, d'un appel dirigé contre l'ordonnance n° 2102981 du 11 mars 2022 par laquelle le président de la 2ème chambre du tribunal administratif de Nancy a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du 17 septembre 2021 par laquelle le chef du département des ressources humaines et affaires sociales du centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Nancy l'a suspendue de ses fonctions, à compter du 17 septembre 2021, jusqu'à la production d'un justificatif de vaccination contre la Covid-19 ou de contre-indication à cette vaccination et, à cette même date, a interrompu le versement de sa rémunération.

Par un mémoire distinct, enregistré le 28 juin 2022, déposé sur le fondement de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 modifiée du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel et de l'article R. 771-3 du code de justice administrative, Mme A demande à la cour de transmettre au Conseil d'État la question prioritaire de constitutionnalité relative à la constitutionnalité des articles 12 et 14 de la loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire.

Elle soutient que :

- les dispositions contestées sont applicables au litige ;

- elles n'ont pas été déjà déclarées conformes à la Constitution dans les motifs ou le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, dès lors que la décision n° 2021-824 DC du 5 août 2021 ne se prononce que sur le I. A. de l'article 14 de la loi contestée et que les circonstances sanitaires ont changé, appelant donc à un nouvel examen ;

- l'obligation vaccinale revêt un caractère disproportionné compte tenu de l'absence de délai préétabli quant à la suspension des agents non vaccinés, ce qui porte atteinte à la sécurité juridique, mais également du fait de l'absence de solution de sortie autre que la vaccination de l'agent contre son gré ;

- elle constitue une atteinte disproportionnée à la liberté individuelle garantie par les articles 2 et 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 en ce qu'elle ne repose sur aucun critère objectif ;

- elle porte atteinte à l'intégrité physique et au respect du corps humain, en méconnaissance des dispositions du Préambule de la Constitution de 1946 puisqu'elle n'est ni nécessaire, ni justifiée, et alors que d'autres moyens de contenir l'épidémie existent ;

- l'obligation vaccinale méconnaît le principe d'égalité tiré de l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 en ce qu'elle instaure un traitement identique des agents placés dans des situations différentes.

Par des observations en réponse à la question prioritaire de constitutionnalité, enregistrées le 29 juillet 2022, le centre hospitalier régional universitaire de Nancy, représenté par Me Marrion, demande à la cour de ne pas faire droit à la transmission demandée.

Il soutient que :

- les dispositions ont déjà été en partie déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel.

- la question n'est pas sérieuse en ce que les dispositions contestées ne sont pas disproportionnées ou inadaptées à l'objectif de santé publique poursuivi.

Vu :

- la requête de Mme A enregistrée le 9 mai 2022 au greffe de la cour sous le n° 22NC01195 ;

- les autres pièces du dossier.

Vu :

- le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ;

- la Constitution du 4 octobre 1958 ;

- l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée ;

- le code de la santé publique ;

- la loi n°2021-1040 du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire ;

- la décision du Conseil constitutionnel n°2015-458 QPC du 20 mars 2015 ;

- la décision du Conseil constitutionnel n°2021-824 du 5 août 2021 ;

- le code de justice administrative.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 61-1 de la Constitution : " Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article ". Aux termes de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, modifiée par la loi organique susvisée du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution : " Devant les juridictions relevant du Conseil d'État () le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. Un tel moyen peut être soulevé pour la première fois en cause d'appel () ". Aux termes de l'article 23-2 de la même ordonnance : " La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux ". Aux termes de l'article R. 771-7 du code de justice administrative : " Les présidents de tribunal administratif et de cour administrative d'appel, le vice-président du tribunal administratif de Paris, les présidents de formation de jugement des tribunaux et des cours ou les magistrats désignés à cet effet par le chef de juridiction peuvent, par ordonnance, statuer sur la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité ".

2. D'une part, il résulte des termes du I de l'article 12 de la loi du 5 août 2021 que sont soumises à l'obligation de vaccination contre la Covid-19, sauf contre-indication médicale reconnue, les personnes exerçant leur activité dans les établissements de santé et dans certains établissements, services ou lieux à vocation sanitaire, sociale ou médicosociale ou destinés à l'habitat des personnes âgées ou handicapées. Le II prévoit que les conditions de vaccination et les différents schémas vaccinaux seront fixés par décret après avis de la Haute Autorité de santé. Le III dispense de vaccination les personnes chargées de l'exécution d'une tâche ponctuelle au sein des locaux mentionnés au I. Le IV charge le pouvoir réglementaire de mettre fin par décret à l'obligation vaccinale lorsque celle-ci n'est plus justifiée compte tenu de l'évolution de la situation épidémiologique.

3. D'autre part, l'article 14 de la même loi dispose que : " I. - A compter du lendemain de la publication de la présente loi et jusqu'au 14 septembre 2021 inclus, les personnes mentionnées au I de l'article 12 ne peuvent plus exercer leur activité si elles n'ont pas présenté les documents mentionnés au I de l'article 13 ou, à défaut, le justificatif de l'administration des doses de vaccins requises par le décret mentionné au II de l'article 12 ou le résultat, pour sa durée de validité, de l'examen de dépistage virologique ne concluant pas à une contamination par la covid-19 prévu par le même décret B. - A compter du 15 septembre 2021, les personnes mentionnées au I de l'article 12 ne peuvent plus exercer leur activité si elles n'ont pas présenté les documents mentionnés au I de l'article 13 ou, à défaut, le justificatif de l'administration des doses de vaccins requises par le décret mentionné au II de l'article 12. / Par dérogation au premier alinéa du présent B, à compter du 15 septembre 2021 et jusqu'au 15 octobre 2021 inclus, sont autorisées à exercer leur activité les personnes mentionnées au I de l'article 12 qui, dans le cadre d'un schéma vaccinal comprenant plusieurs doses, justifient de l'administration d'au moins une des doses requises par le décret mentionné au II du même article 12, sous réserve de présenter le résultat, pour sa durée de validité, de l'examen de dépistage virologique ne concluant pas à une contamination par la covid-19 prévu par le même décret. / ()III. - Lorsque l'employeur constate qu'un agent public ne peut plus exercer son activité en application du I, il l'informe sans délai des conséquences qu'emporte cette interdiction d'exercer sur son emploi ainsi que des moyens de régulariser sa situation. L'agent public qui fait l'objet d'une interdiction d'exercer peut utiliser, avec l'accord de son employeur, des jours de congés payés. A défaut, il est suspendu de ses fonctions ou de son contrat de travail. / La suspension mentionnée au premier alinéa du présent III, qui s'accompagne de l'interruption du versement de la rémunération, prend fin dès que l'agent public remplit les conditions nécessaires à l'exercice de son activité prévues au I. Elle ne peut être assimilée à une période de travail effectif pour la détermination de la durée des congés payés ainsi que pour les droits acquis par l'agent public au titre de son ancienneté. Pendant cette suspension, l'agent public conserve le bénéfice des garanties de protection sociale complémentaire auxquelles il a souscrit. / La dernière phrase du deuxième alinéa du présent III est d'ordre public. / Lorsque le contrat à durée déterminée d'un agent public non titulaire est suspendu en application du premier alinéa du présent III, le contrat prend fin au terme prévu si ce dernier intervient au cours de la période de suspension. IV.- Les agences régionales de santé vérifient que les personnes mentionnées aux 2° et 3° du I de l'article 12 qui ne leur ont pas adressé les documents mentionnés au I de l'article 13 ne méconnaissent pas l'interdiction d'exercer leur activité prévue au I du présent article. V.- Lorsque l'employeur ou l'agence régionale de santé constate qu'un professionnel de santé ne peut plus exercer son activité en application du présent article depuis plus de trente jours, il en informe, le cas échéant, le conseil national de l'ordre dont il relève. "

4. A l'appui de son recours dirigé contre l'ordonnance du 11 mars 2022 par lequel le tribunal administratif de Nancy a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du 17 septembre 2021 par lequel le chef du département des ressources humaines et affaires sociales du CHRU de Nancy l'a suspendue de ses fonctions d'infirmière à compter du 17 septembre 2021 jusqu'à la présentation des justificatifs requis pour l'exercice de ses fonctions, Mme A demande à la cour de transmettre[MJ1] au Conseil d'Etat la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions des articles 12 et 14 de la loi du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire.

5. Les dispositions de l'article 12, en tant qu'elles visent, au a) du 1° de son I, les établissements de santé mentionnés à l'article L. 6111-1 du code de la santé publique, ainsi que les dispositions du III de l'article 14 sont applicables au litige, au sens et pour l'application de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 cité ci-dessus. Elles n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, dès lors que celui-ci ne s'est prononcé dans sa décision n° 2021-824 du 5 août 2021 ni sur le principe de l'obligation vaccinale imposée aux soignants ni sur la suspension des fonctions résultant de la non-présentation des justificatifs requis.

6. Toutefois, aux termes du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, la Nation " garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ".

7. Ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2015-458 QPC du 20 mars 2015, il est loisible au législateur de définir une politique de vaccination afin de protéger la santé individuelle et collective, ainsi que de modifier les dispositions relatives à cette politique de vaccination pour tenir compte de l'évolution des données scientifiques, médicales et épidémiologiques. Le droit à la protection de la santé, garanti par le Préambule de la Constitution de 1946, n'impose pas de rechercher si l'objectif de protection de la santé que s'est assigné le législateur aurait pu être atteint par d'autres voies dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif visé.

8. Dès lors, en adoptant, notamment pour les professionnels de santé exerçant au sein d'établissements publics de santé, le principe d'une obligation vaccinale à compter du 15 septembre 2021, le législateur a entendu, dans un contexte de progression rapide de l'épidémie de Covid-19 accompagné de l'émergence de nouveaux variants et compte tenu d'un niveau encore incomplet de la couverture vaccinale de certains professionnels de santé, garantir le bon fonctionnement des établissements grâce à la protection offerte par les vaccins disponibles et protéger, par l'effet de la moindre transmission du virus par les personnes vaccinées, la santé des malades pris en charge par les professionnels de santé exerçant dans ces établissements.

9. S'agissant de ses modalités de mise en œuvre, cette obligation vaccinale ne s'impose pas, en vertu de l'article 13 de la même loi, aux personnes qui présentent un certificat médical de contre-indication ainsi que, pendant la durée de sa validité, aux personnes disposant d'un certificat de rétablissement. Par ailleurs, l'article contesté donne compétence, en son IV, au pouvoir réglementaire, compte tenu de l'évolution de la situation épidémiologique et des connaissances médicales et scientifiques disponibles et après avis de la Haute autorité de santé, pour suspendre cette obligation pour tout ou partie des catégories de personnes qu'elle concerne. En outre, la vaccination contre la Covid-19, dont l'efficacité au regard des deux objectifs rappelés au point 7 est établie en l'état des connaissances scientifiques, n'est susceptible de provoquer, sauf dans des cas très rares, que des effets indésirables mineurs et temporaires. Enfin, les dispositions contestées s'appliquant de manière identique à l'ensemble des personnes qui exercent leur activité professionnelle au sein des établissements de santé, qu'elles fassent ou non partie du personnel soignant, la requérante ne saurait utilement soutenir qu'elles méconnaissent, pour ce motif, le principe d'égalité garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789[BA2]. Dans ces conditions, la requérante n'est pas fondée à soutenir que les dispositions qu'elle conteste, qui sont justifiées par une exigence de santé publique et ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif qu'elles poursuivent, porteraient atteinte à l'exigence constitutionnelle de protection de la santé garantie par le Préambule de la Constitution de 1946[MJ3], à la liberté individuelle, visée aux articles 2 et 4 de Déclaration des droits de l'homme et du citoyen[MJ4][MJ5], au principe à valeur constitutionnelle de respect de la dignité de la personne humaine, au principe d'égalité susmentionné ainsi qu'en tout état de cause, au principe d'inviolabilité du corps humain[MJ6] tel que formulé dans le grief soulevé par la requérante[MJ7].

10. Il résulte de tout ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Mme A est dépourvue de[MJ8] caractère sérieux au sens des dispositions précitées. Par suite, il n'y a pas lieu de la transmettre au Conseil d'Etat.

ORDONNE :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Mme A.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à Mme B A et au Centre hospitalier régional universitaire de Nancy.

Fait à Nancy, le 17 avril 2023.

Le premier vice-président de la cour,

Signé : J. Martinez

La République mande et ordonne au ministre de la santé et de la prévention en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente ordonnance.

Pour expédition conforme,

La greffière,

C. Schramm

[MJ1]En lisant les textes, je relève que le législateur fait une différence entre la transmission au CE (par les juges du fond) et le renvoi au Conseil constitutionnel par le Conseil d'Etat ; c'est sans doute un détail de présentation mais cela a aussi un intérêt de clarification juridique je suppose ;

J'applique donc strictement les textes même si les collègues ne le font pas forcément !

[BA2]Tiré de CE, 26/01/2022, Mme Baron, n°458102 (point 8)

Le moyen n'était pas exactement le même que celui soulevé par la requérante ici qui considère subir un traitement différencié alors qu'elle pourrait travailler sans être vaccinée.

Il y a peu de décisions répondant à cette argumentation.

Mais combiné à la liberté du législateur de concevoir la politique vaccinale, nous préférons avec Nicolas répondre ainsi plutôt que pas du tout.

Réponse jm = d'accord

[MJ3]Le moyen touche à la violation du code civil donc ce n'est pas un moyen de constitutionnalité au sens strict

[MJ4]

[MJ5R4]

[MJ6]Pas certain que ce moyen soit opérant car il y a un doute sur la valeur constitutionnelle de ce principe : voir en ce sens les conclusions du rapu dans l'affaire Baron et cie ; d'où la formule en tout état de cause (même si l'arrêt du Conseil d'Etat ne fait pas distinction sans donner de précision) ; il est probable que pour le Conseil d'Etat il s'agit bien d'un principe à valeur constitutionnelle

[MJ7]Qui se réfère au code civil comme on a

[MJ8]Là encore il convient de faire une distinction entre la transmission au Conseil d'Etat par le juge du fond (la demande ne doit pas être dépourvue de sérieux donc le filtre n'est pas trop exigeant) et le renvoi au Conseil constitutionnel par le Conseil d'Etat (question sérieuse, c'est plus strict)

2 QPC