Cour d'Appel de Versailles

Ordonnance du 30 mars 2023 n° 22/00025

30/03/2023

Renvoi

COUR D'APPEL

 

DE VERSAILLES

 

[Adresse 2]

 

[Localité 5]

 

6e chambre

 

ORDONNANCE DE TRANSMISSION

 

DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ

 

DOSSIER : N° RG 22/00025 - N° Portalis DBV3-V-B7G-VQB6

 

N° Minute :

 

prononcée le TRENTE MARS DEUX MILLE VINGT TROIS,

 

Nous, Madame Isabelle CHABAL, conseiller de la mise en état de la 6ème chambre, avons rendu l'ordonnance suivante, après que la cause en a été débattue en notre audience, le vingt quatre mars deux mille vingt trois, assisté de Madame Domitille GOSSELIN, Greffier,

 

Demandeurs à la question prioritaire :

 

S.A.S. L.R.M.D.

 

[Adresse 1]

 

[Localité 7]

 

Représentant : Me Philippe BOUCHEZ-EL GHOZI du PARTNERSHIPS PAUL HASTINGS (Europe) LLP, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0177 et Me Martine DUPUIS de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625

 

S.A.S. MONOPRIX

 

[Adresse 1]

 

[Localité 7]

 

Représentant : Me Philippe BOUCHEZ-EL GHOZI du PARTNERSHIPS PAUL HASTINGS (Europe) LLP, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0177 et Me Martine DUPUIS de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625

 

S.A.S. AUX GALERIES DE [Localité 11]

 

[Adresse 1]

 

[Localité 7]

 

Représentant : Me Philippe BOUCHEZ-EL GHOZI du PARTNERSHIPS PAUL HASTINGS (Europe) LLP, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0177 et Me Martine DUPUIS de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625

 

S.A.S. MONOPRIX EXPLOITATION, PAR ABREVIATION 'MPX'

 

[Adresse 1]

 

[Localité 7]

 

Représentant : Me Philippe BOUCHEZ-EL GHOZI du PARTNERSHIPS PAUL HASTINGS (Europe) LLP, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0177 et Me Martine DUPUIS de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625

 

S.N.C. SMC ET COMPAGNIE

 

[Adresse 1]

 

[Localité 7]

 

Représentant : Me Philippe BOUCHEZ-EL GHOZI du PARTNERSHIPS PAUL HASTINGS (Europe) LLP, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0177 et Me Martine DUPUIS de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 625

 

Défendeurs :

 

FEDERATION CGT COMMERCE DISTRIBUTION SERVICES

 

[Adresse 10]

 

[Adresse 10]

 

[Localité 9]

 

Représentant : Me Benoît PELLETIER de la SELARL DELLIEN Associés, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : R260 et Me Philippe CHATEAUNEUF, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 643

 

FEDERATION DES EMPLOYES ET CADRES FORCE OUVRIERE

 

[Adresse 3]

 

[Localité 4]

 

Représentant : Me Benoît PELLETIER de la SELARL DELLIEN Associés, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : R260 et Me Philippe CHATEAUNEUF, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 643

 

Etablissement FEDERATION DES SERVICES CFDT

 

[Adresse 12]

 

[Adresse 12]

 

[Localité 8]

 

Représentant : Me Chantal DE CARFORT de la SCP BUQUET-ROUSSEL-DE CARFORT, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 462

 

FÉDÉRATION NATIONALE CFE-CGC DE L'ENCADREMENT DU C OMMERCE ET DES SERVICES

 

[Adresse 6]

 

[Localité 4]

 

Partie intervenante

 

LE PROCUREUR GENERAL

 

COUR D'APPEL DE VERSAILLES

 

[Adresse 2]

 

[Localité 5]

 

La société LRMD, la société Monoprix, la société Aux galeries de [Localité 11], la société Monoprix Exploitation et la société SMC et compagnie, dont les sièges sociaux sont tous situés [Adresse 1], dans le département des Hauts-de-Seine, sont spécialisées dans l'activité de commerce alimentaire. Elles emploient plus de 10 salariés. Elles constituent l'UES Monoprix.

 

Le 11 décembre 2019, un accord relatif au travail de nuit entre 21h et 22h30 a été signé avec les syndicats CFDT et CFE-CGC au sein de certains magasins de l'UES Monoprix.

 

Sur autorisation du président du tribunal judiciaire de Nanterre rendue par ordonnance du 5 février 2020 et par actes d'huissier de justice délivrés le 7 février 2020, la fédération CGT Commerce Distribution Services et la fédération des employés et cadres Force Ouvrière ont assigné à jour fixe les sociétés LRMD, Monoprix, Aux galeries de [Localité 11], Monoprix Exploitation et SMC et compagnie ainsi que la fédération des services CFDT et la fédération nationale CFE-CGC de l'encadrement du commerce et des services, devant le tribunal judiciaire de Nanterre, aux fins de voir :

 

- annuler l'accord,

 

- faire interdiction aux sociétés de l'UES Monoprix d'employer des salariés après 21h au sein des magasins situés hors zones touristiques internationales (ZTI) qu'elles exploitent et ce, sous astreinte de 30 000 euros par infraction constatée à compter du prononcé du jugement,

 

- condamner solidairement des sociétés composant l'UES Monoprix à verser à chacune d'entre elles la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice porté à l'intérêt collectif de la profession ainsi qu'aux dépens et à leur verser la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

 

La fédération des services CFDT était représentée à l'instance et la fédération nationale CFE-CGC de l'encadrement du commerce et des services était défaillante.

 

Par jugement réputé contradictoire rendu le 9 février 2021, le tribunal judiciaire de Nanterre a :

 

- annulé l'accord relatif au travail de nuit du 11 décembre 2019 et fait interdiction aux sociétés composant l'UES Monoprix, à savoir les sociétés LRMD, Monoprix, Aux galeries de [Localité 11], Monoprix exploitation et SMC et compagnie, d'employer en application de cet accord des salariés après 21h au sein des magasins qu'elles exploitent, situés hors ZTI, sous peine d'astreinte de 30 000 euros par infraction constatée,

 

- dit que cette astreinte courra pendant une durée de 6 mois passé un délai de un mois suivant la signification du présent jugement,

 

- condamné les sociétés de l'UES Monoprix à verser à la fédération CGT Commerce Distribution Services et à la fédération des employés et cadres Force Ouvrière, à chacune d'entre elles, la somme de 2 000 euros de dommages-intérêts et celle de 2 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

 

- condamné les sociétés de l'UES Monoprix aux dépens,

 

- rejeté les autres demandes.

 

Les sociétés LRMD, Monoprix, Aux galeries de [Localité 11], Monoprix Exploitation et SMC et compagnie ont interjeté appel de la décision par déclaration du 10 mars 2021. L'affaire a été enregistrée sous le numéro RG 21/00810.

 

Par conclusions notifiées par voie électronique le 4 novembre 2022, les sociétés LRMD, Monoprix, Aux galeries de [Localité 11], Monoprix Exploitation et SMC et compagnie ont formé un incident aux fins de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité suivante :

 

« La jurisprudence constante depuis 2014 de la chambre criminelle et de la chambre sociale de la Cour de cassation, retenant une interprétation de l'article L. 3122-1 (ancien article L. 3122-32) du code du travail, qui interdit de facto le recours au travail de nuit aux entreprises du secteur de la distribution et du commerce alimentaire, est-elle conforme à la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ' ».

 

La procédure a été enregistrée sous le numéro RG 22/00025.

 

Le 13 janvier 2023, le ministère public a indiqué qu'il est d'avis de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation.

 

L'affaire appelée à l'audience du 27 janvier 2023 a été renvoyée à l'audience du 24 mars 2023, notamment en raison de la modification de la question.

 

Aux termes de leurs dernières conclusions d'incident n°3 notifiées par voie électronique le 16 février 2023, signifiées le 21 février 2023 à la fédération nationale CFE-CGC de l'encadrement du commerce et des services, les sociétés LRMD, Monoprix, Aux galeries de [Localité 11], Monoprix Exploitation et SMC et compagnie demandent au conseiller de la mise en état de :

 

- juger recevable la question prioritaire de constitutionnalité,

 

- transmettre à la Cour de cassation sans délai la question prioritaire de constitutionnalité soulevée, à savoir :

 

« La jurisprudence constante depuis 2014 de la chambre criminelle et de la chambre sociale de la Cour de cassation, retenant une interprétation de l'article L. 3122-1 (ancien article L. 3122-32) du code du travail, qui interdit de facto le recours au travail de nuit aux entreprises du secteur de la distribution et du commerce alimentaire s'agissant de l'ouverture au public de nuit, est-elle conforme à la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ' »

 

Afin que celle-ci procède à son examen en vue de sa transmission au Conseil constitutionnel,

 

- surseoir à statuer jusqu'à la réception de la décision de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel.

 

Par conclusions en réponse sur incident n°2 notifiées par voie électronique le 26 janvier 2023, la fédération CGT Commerce Distribution Services et la fédération des employés et cadres Force Ouvrière demandent au conseiller de la mise en état de :

 

- dire et juger la fédération CGT Commerce Distribution Services et la fédération des Employés et Cadres Force Ouvrière recevables et bien fondées en leurs demandes,

 

En conséquence,

 

- dire et juger irrecevable la question prioritaire de constitutionnalité présentée par les sociétés composant l'UES Monoprix,

 

- débouter les sociétés composant l'UES Monoprix de leurs demandes visant à la voir transmettre à la Cour de cassation et à ce qu'il soit sursis à statuer dans l'attente des décisions de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel,

 

- condamner solidairement les sociétés composant l'UES Monoprix à verser à chacune des fédérations syndicales concluantes la somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile dans le cadre du présent incident,

 

- les condamner solidairement aux entiers dépens, dont distraction au profit de Maître Philippe Chateauneuf conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

 

La fédération des services CFDT, qui a constitué avocat, n'a pas conclu sur l'incident.

 

La fédération nationale CFE-CGC de l'encadrement du commerce et des services n'a pas constitué avocat.

 

Bien que sollicité à ce titre, le Ministère public n'a pas émis de nouvel avis à la suite du renvoi et de la modification de la question.

 

En application de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions des parties pour plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.

 

MOTIF DE LA DÉCISION

 

La transmission par le juge d'une question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation est régie par les dispositions des articles 126-1 à 126-7 du code de procédure civile et par les articles 23-1 à 23-3 de l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

 

La demande de transmission doit être présentée dans un écrit distinct et motivé, ce qui est le cas en l'espèce.

 

Il est procédé à la transmission si les conditions suivantes sont remplies :

 

- la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites,

 

- la disposition contestée n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances,

 

- la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

 

- sur l'applicabilité au litige des dispositions contestées

 

Les appelantes ne contestent pas la constitutionnalité de l'article L. 3122-1 (ancien article L. 3122-32) du code du travail mais demandent la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la conformité à la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, de l'interprétation des dispositions de ce texte par la jurisprudence constante depuis 2014 de la chambre criminelle et de la chambre sociale de la Cour de cassation, dont il est soutenu qu'elle interdit de facto le recours au travail de nuit aux entreprises du secteur de la distribution et du commerce alimentaire s'agissant de l'ouverture au public de nuit.

 

Une question prioritaire de constitutionnalité peut être relative à la portée que donne à une disposition législative une jurisprudence constante de la Cour de cassation (Conseil constitutionnel, 6 octobre 2010, n°2010-39 QPC).

 

L'article L. 3122-1 du code du travail dispose que 'le recours au travail de nuit est exceptionnel. Il prend en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs et est justifié par la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique ou des services d'utilité sociale.'

 

L'interprétation de ces dispositions qui est retenue par la jurisprudence de la Cour de cassation est applicable au litige dont est saisi la cour, qui porte sur un accord collectif relatif au travail de nuit, ainsi qu'en conviennent les parties.

 

- sur l'absence de déclaration de conformité à la Constitution

 

Les appelantes font valoir que la question prioritaire de constitutionnalité se distingue de celle portant sur l'application de l'article L. 3122-1 du code du travail qui a été rejetée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 4 avril 2014 n°2014-373 QPC, la jurisprudence contestée étant apparue postérieurement, en septembre 2014 ; que cette jurisprudence est nouvelle et n'a jamais été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel.

 

Le Ministère Public conclut dans le même sens.

 

Les intimées soutiennent que la jurisprudence de la Cour de cassation à compter de 2014 n'apporte pas un éclairage fondamentalement nouveau car elle s'inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence judiciaire antérieure à la décision du 4 avril 2014, des débats parlementaires et de l'analyse de l'administration.

 

Dans sa décision du 4 avril 2014 susvisée, le Conseil constitutionnel a rejeté la question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions de l'article L. 3122-1 du code du travail aux motifs d'une part que 'par les dispositions contestées, le législateur a consacré le caractère exceptionnel du recours au travail de nuit ; qu'il a précisé que ce recours doit prendre en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs ; qu'il a défini les critères en fonction desquels le recours au travail de nuit peut être justifié ; qu'en particulier, s'il appartient aux autorités compétentes, sous le contrôle de la juridiction compétente, d'apprécier les situations de fait répondant aux critères de 'continuité de l'activité économique' ou de 'service d'utilité sociale', ces critères ne revêtent pas un caractère équivoque' et d'autre part que 'en prévoyant que le recours au travail de nuit est exceptionnel et doit être justifié par la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique ou des services d'utilité sociale, le législateur, compétent en application de l'article 34 de la Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, a opéré une conciliation qui n'est pas manifestement déséquilibrée entre la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration de 1789, et les exigences tant du dixième alinéa que du onzième alinéa du Préambule de 1946".

 

La question prioritaire de constitutionnalité doit porter sur l'interprétation jurisprudentielle constante conférée à une disposition par une juridiction placée au sommet de l'ordre juridictionnel (Conseil d'Etat ou Cour de cassation) et non par une juridiction de fond (Conseil constitutionnel, 8 avril 2011, n°2011-120 QPC).

 

Les intimées ne peuvent donc utilement invoquer la jurisprudence des juridictions de fond antérieure à la décision du Conseil constitutionnel du 4 avril 2014.

 

Les appelantes justifient que, de manière constante depuis l'arrêt du Conseil constitutionnel du 4 avril 2014, à compter du 2 septembre 2014, la Cour de cassation considère que l'activité de commerce alimentaire n'exige pas, pour l'accomplir, de recourir au travail de nuit, l'attractivité commerciale liée à l'ouverture de nuit d'un tel établissement, qui n'offre pas de services d'utilité sociale, ne permettant pas de caractériser la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique.

 

La jurisprudence contestée n'a jamais été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel.

 

- sur le caractère sérieux de la question

 

1 - sur la recevabilité de la question

 

La fédération CGT Commerce Distribution Services et la fédération des employés et cadres Force Ouvrière soutiennent que la demande de transmission de la question posée est irrecevable en application de la théorie de l'estoppel, puisqu'elle part du postulat erroné que la jurisprudence constante de la Cour de cassation depuis 2014 interdit de facto le recours au travail de nuit aux entreprises du secteur de la distribution et du commerce alimentaire, ce que n'ignorent pas les sociétés de l'UES Monoprix puisqu'elles soutiennent une position radicalement contraire dans leurs écritures au fond.

 

Les appelantes répondent que la règle de l'estoppel est sans objet d'une part puisque la question porte sur le recours au travail de nuit pour un commerce alimentaire qui souhaiterait une ouverture au public de nuit et d'autre part car le principe de l'estoppel n'a pas été consacré dans le contentieux de la légalité et ne peut priver le droit pour les justiciables de poser une question dont ils ignorent la réponse ; qu'il n'y a aucune contradiction entre un moyen de défense au fond et une question prioritaire de constitutionnalité posée par voie incidente.

 

En procédure civile française, la sanction de la règle de l'estoppel, principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui, est une fin de non-recevoir à l'action. Elle n'est pas de nature à rendre irrecevable une question prioritaire de constitutionnalité.

 

Au surplus, la question à poser a été modifiée en ce qu'elle est désormais circonscrite à l'interdiction de facto du recours au travail de nuit aux entreprises du secteur de la distribution et du commerce alimentaire s'agissant de l'ouverture au public de nuit.

 

La question est en conséquence recevable.

 

2 - sur l'absence de caractère sérieux

 

Les appelantes font valoir que la Cour de cassation a entrepris de définir de façon extrêmement restrictive la notion de 'continuité de l'activité économique' contenue dans l'article L. 3122-1 du code du travail, afin d'interdire de facto le recours au travail de nuit s'agissant de l'ouverture au public de nuit dans le secteur du commerce et de la distribution alimentaire en particulier ; que cette interdiction porte une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre de valeur constitutionnelle des entreprises traditionnelles évoluant dans le secteur du commerce alimentaire, qui subissent une distorsion de concurrence caricaturale avec les entreprises de vente à distance et de l'économie digitale sans points de vente ouverts au public. Elles ajoutent que la Cour de cassation a poursuivi son interprétation restrictive des dispositions relatives au travail de nuit malgré la réforme intervenue par l'ordonnance n°2017-1387 du 22 septembre 2017 instaurant une présomption de conformité à la loi de l'accord collectif sur le travail de nuit.

 

Le Ministère public constate que la jurisprudence constante depuis 2014 de la Cour de cassation définit de manière restrictive la notion de 'continuité de l'activité économique' et opère par voie de conséquence une différence de traitement entre les commerces, en ce qu'elle réduit la possibilité pour les commerces alimentaires de recourir au travail de nuit. Il souligne qu'il convient de prendre en compte les évolutions des usages de consommation, au regard des crises sanitaires, des mouvements économiques et des nouveaux modes de vie.

 

Les intimées estiment que la question prioritaire de constitutionnalité telle que posée initialement ne présente aucun sérieux puisque la jurisprudence de la Cour de cassation n'exclut pas le recours au travail de nuit dans le secteur de la distribution et du commerce alimentaire, pour le fonctionnement de l'entreprise.

 

En effet, la jurisprudence de la Cour de cassation, constante depuis 2014, admet le travail de nuit dans les entreprises du secteur de la distribution et du commerce alimentaire, tôt le matin pour réceptionner les livraisons de produits ou pour procéder à la préparation des marchandises avant l'ouverture au public.

 

Les intimées font valoir que la question modifiée, réduisant le spectre de l'interdiction, amoindrit l'atteinte à la liberté d'entreprendre, qui ne concerne pas les établissements situés en zones touristiques internationales pour lesquelles le législateur autorise à fixer la période de travail de nuit à compter de minuit. Elles exposent que le droit du travail a vocation à régir le recours au travail de nuit mais non les conditions d'ouverture au public de nuit. Elles soutiennent que le Conseil constitutionnel a confirmé, après l'ordonnance du 22 mars 2017, qu'il revient à la jurisprudence de vérifier le respect des dispositions de l'article L. 3122-1 du code du travail.

 

Elles exposent enfin que les sociétés composant l'UES Monoprix ne citent aucune décision rendue par la Cour de cassation qui autoriserait, dans un autre type de commerce, le recours au travail de nuit fondé sur la nécessité d'assurer un service d'utilité sociale ou la continuité de l'activité économique en raison de considérations purement concurrentielles, la chambre sociale n'ayant caractérisé la nécessité d'assurer un service d'utilité sociale que pour la seule prise en charge des usagers par les services de la Croix Rouge. Elles estiment donc qu'aucune atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre n'est caractérisée.

 

Le principe de la liberté d'entreprendre découle de l'article 4 de la Déclaration de 1789 et des alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946.

 

L'article L. 3122-1 du code du travail a été déclaré conforme à la constitution par décision du 4 avril 2014 du Conseil constitutionnel en ce que le recours au travail de nuit doit être exceptionnel et justifié par la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique ou des services d'utilité sociale, les juridictions compétentes devant apprécier si les situations de fait répondent à ces critères.

 

L'ordonnance n°2017-1387 du 22 septembre 2017 ayant modifié les dispositions de l'article L. 3122-15 du code du travail pour instituer une présomption de conformité aux conditions de recours au travail de nuit au profit des accords collectifs mettant en place ou étendant le travail de nuit dans une entreprise, ne modifient pas les conditions de recours au travail de nuit posées par l'article L. 3122-1 du code du travail (décision n°2018-761 DC du 21 mars 2018 du Conseil constitutionnel).

 

En application de l'article L. 3122-1 du code du travail, la Cour de cassation considère de manière constante depuis 2014 que l'activité de commerce alimentaire n'exige pas, pour l'accomplir, de recourir au travail de nuit, l'attractivité commerciale liée à l'ouverture de nuit d'un tel établissement, qui n'offre pas de services d'utilité sociale, ne permettant pas de caractériser la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique. Elle ne permet donc pas, de facto, comme pour les commerces non alimentaires, le travail de nuit pour l'ouverture au public durant la nuit.

 

Cependant les usages de consommation ont évolué, notamment au regard des mouvements économiques, des nouveaux modes de vie et des crises sanitaires.

 

Les entreprises du secteur de la distribution et du commerce alimentaire subissent la concurrence des entreprises de vente à distance et de l'économie digitale, qui peuvent assurer un service de livraison tardif, notamment hors des zones touristiques internationales dans lesquelles l'article L. 3122-4 du code du travail permet de fixer la période de travail de nuit à compter de minuit pour les établissements de vente au détail qui mettent à disposition des biens et de services.

 

La question n'étant pas dépourvue de sérieux, il y a lieu de la transmettre à la Cour de cassation.

 

Il sera sursis à statuer jusqu'à la réception de la décision de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel.

 

Les dépens seront réservés ainsi que la demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile par la fédération CGT Commerce Distribution Services et la fédération des employés et cadres Force Ouvrière.

 

PAR CES MOTIFS

 

Le conseiller de la mise en état, statuant publiquement par ordonnance mise à disposition au greffe de la juridiction, réputée contradictoire, insusceptible de recours,

 

Déclare recevable la question prioritaire de constitutionnalité,

 

Ordonne la transmission à la Cour de cassation de la question prioritaire de constitutionnalité suivante :

 

« La jurisprudence constante depuis 2014 de la chambre criminelle et de la chambre sociale de la Cour de cassation, retenant une interprétation de l'article L. 3122-1 (ancien article L. 3122-32) du code du travail, qui interdit de facto le recours au travail de nuit aux entreprises du secteur de la distribution et du commerce alimentaire s'agissant de l'ouverture au public de nuit, est-elle conforme à la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ' »,

 

Dit que la présente ordonnance sera adressée à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties,

 

Dit que les parties et le Ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision,

 

Ordonne un sursis à statuer jusqu'à la réception de la décision de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel,

 

Réserve les dépens et la demande formée par la fédération CGT Commerce Distribution Services et la fédération des employés et cadres Force Ouvrière au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

 

Le greffier, Le conseiller de la mise en état,