Cour d'Appel de Bordeaux

Arrêt du 20 mars 2023 n° 21/06726

20/03/2023

Non renvoi

COUR D'APPEL DE BORDEAUX

 

QUATRIÈME CHAMBRE CIVILE

 

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ARRÊT DU : 20 MARS 2023

 

N° RG 21/06726 - N° Portalis DBVJ-V-B7F-MOTU

 

Madame [X] [B]

 

c/

 

L'ADMINISTRATION DES FINANCES PUBLIQUES

 

Nature de la décision : QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ

 

Grosse délivrée le :

 

aux avocats

 

Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 11 mars 2019 (R.G. 16/12773) par le Tribunal de Grande Instance de BORDEAUX suivant déclaration d'appel du 06 décembre 2021

 

APPELANTE :

 

Madame [X] [B], née le 22 Décembre 1930 à [Localité 4], de nationalité Française, demeurant [Adresse 1]

 

représwentée par Maître Julie CASTEDE, avocat au barreau de BORDEAUX

 

INTIMÉE :

 

L'ADMINISTRATION DES FINANCES PUBLIQUES prise en la personne du Directeur régionale des Finances Publiques de Provence-Alpes-Côte d'Azur et du département des bouches du Rhone sis [Adresse 3]

 

représentée par Maître Pierre FONROUGE de la SELARL LEXAVOUE BORDEAUX, avocat au barreau de BORDEAUX

 

COMPOSITION DE LA COUR :

 

L'affaire a été débattue le 06 février 2023 en audience publique, devant la Cour composée de :

 

Monsieur Jean-Pierre FRANCO, Président,

 

Madame Marie GOUMILLOUX, Conseiller,

 

Madame Sophie MASSON, Conseiller,

 

qui en ont délibéré.

 

Greffier lors des débats : Monsieur Hervé GOUDOT

 

ARRÊT :

 

- contradictoire

 

- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du Code de Procédure Civile.

 

EXPOSE DU LITIGE

 

Mme [X] [B] détient des parts dans une société civile immobilière située à [Localité 5] et cinq sociétés civiles immobilières et deux SARL situées à [Localité 2].

 

Elle a fait 1'objet d'une procédure de vérification fiscale concernant le contrôle de l'impôt de solidarité sur la fortune pour les années 2007 à 2011 à la suite de laquelle une proposition de rectification lui a été adressée le 11 décembre 2012 sous le numéro 3905 pour les années 2009, 2010 et 2011 portant sur l'évaluation de ses parts sociales dans six sociétés.

 

Mme [B] a formulé des observations par courrier du 12 février 2013. Le 5 mars 2013, la Direction générale des finances publiques lui a indiqué qu'elle maintenait partiellement les rectifications proposées.

 

Deux avis de mise en recouvrement ainsi ont été établis le 17 mai 2013 s'élevant pour le premier à 276.304 euros et pour le second à 508.504 euros.

 

Mme [B] a formé une réclamation contentieuse par courrier recommandé, mais cette réclamation a été rejetée par la Direction générale des finances publiques par décision du 18 mai 2016, notifiée le 10 juin 2016.

 

Contestant la régularité de cette procédure de vérification, Mme [X] [B] a, par acte en date du 11 août 2016, fait assigner le directeur régional des finances publiques d'Aquitaine et du département de la Gironde aux fins de voir juger que l'administration avait fait un usage irrégulier de ses pouvoirs et de voir prononcer une décharge des droits et pénalités mises à sa charge.

 

Par décision du 11 mars 2019, le tribunal de grande instance de Bordeaux a :

 

- débouté Mme [B] de ses demandes,

 

- confirmé la décision de rejet de sa réclamation,

 

- condamné Mme [B] aux dépens.

 

Pour statuer comme il a fait, le tribunal a notamment jugé que :

 

- l'administration fiscale avait pu à bon droit demandé à Mme [B], dans le cadre du contrôle de l'évaluation de ses parts sociales, des éléments propres aux sociétés concernées et non au seul patrimoine personnel de l'intéressé,

 

- les éléments de comparaison retenus par l'administration étaient pertinents,

 

- l'administration a procédé à une combinaison des méthodes d'évaluation ( par comparaison et par revenu), de sorte que le moyen soulevé par Mme [B] tiré de la critique de la méthode par comparaison n'est pas fondé,

 

- il n'y a pas eu de violation du principe de sécurité juridique qui résulterait du délai de deux ans écoulé entre les premières correspondances de l'administration de 2010 et la proposition de rectification qui lui a été adressée le 11 décembre 2012, l'action n'étant pas prescrite et Mme [B] ne tirant pas de conséquences juridiques de l'atteinte qu'elle dénonce,

 

- Mme [B] ne justifiait pas que la procédure de vérification avait fait suite à la transmission à l'administration fiscale d'un jugement du tribunal de grande instance de Bordeaux du 27 janvier 2010 et qu'en tout état de cause, une telle transmission ne contrevient pas à l'obligation de loyauté.

 

Le 26 avril 2019, Mme [B] a formé appel de cette décision intimant la Direction des finances publiques prise en la personne de son représentant légal, M. Le directeur.

 

L'affaire a été enrôlée sous le RG 19/02401.

 

Le 6 décembre 2021, Mme [B] a fait notifier par voie électronique un mémoire à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité à transmettre à la cour de cassation.

 

L'affaire a été enrôlée sous le RG 21/06726.

 

***

 

Aux termes de son mémoire n°2 notifié le 18 mars 2022, Mme [B] demande à la cour de :

 

vu les articles 126-1 à 126-13 du code de procédure civile et l'article 61-1 de la constitution

 

- prendre acte de la question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions formant L.17 du livre des procédures fiscales pour violation des dis-positions des articles 6 et 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, dès lors, que :

 

- d'une part, pour toute la période du contrôle fiscal antérieure au 8 août 2013, les dispositions contestées procédaient d'une violation du principe d'égalité devant la loi et devant la justice de l'administration fiscale et des contribuables en ce qui concerne la détermination des termes de comparaison,

 

- et d'autre part, les dispositions contestées ne sauraient, en tout état de cause, sans être contraires aux articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, autoriser l'administration fiscale, en violation du principe d'égalité des contribuables devant la loi et devant la justice, à utiliser la procédure de l'article L 17 dans des conditions telles que cette procédure se trouve privée de tout objet et de tout effet.

 

- constater que la question soulevée est applicable au litige dont est saisie la Cour d'Appel de Bordeaux,

 

- constater que la question soulevée porte sur des dispositions qui n'ont jamais été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil Constitutionnel dans des circonstances identiques,

 

- constater que la question soulevée présente un caractère sérieux,

 

- transmettre à la Cour de cassation, sans délai, la question prioritaire de constitutionnalité soulevée afin que celle-ci procède à l'examen qui lui incombe en vue de sa transmission au Conseil Constitutionnel, afin que celui-ci relève l'inconstitutionnalité des dispositions contestées, prononce leur non-conformité et fasse procéder à la publication qui en résultera.

 

Aux termes de son mémoire notifié et déposé le 9 mai 2022, la direction des finances publiques prise en la personne de son représentant légal, M. Le directeur, demande à la cour de débouter Mme [B] de sa demande de transmission de sa question prioritaire de constitutionnalité.

 

Aux termes de son avis transmis par voie électronique le 4 janvier 2022, le Ministère Public demande à la cour de ne pas transmettre la question à la cour en raison de son manque de sérieux.

 

MOTIFS DE LA DECISION

 

1- L'article 61-1 de la Constitution dispose que lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

 

2- Aux termes de l'article 23-2 de la loi organique n°2009-1523 , la juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :

 

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

 

2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

 

3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

 

3- En l'espèce, la disposition contestée est bien applicable au litige, ce qui n'est contestée ni par les parties ni par le Ministère Public.

 

4- Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances .

 

5- La question prioritaire de constitutionnalité est recevable.

 

Le débat ne porte donc que sur le caractère sérieux de la question.

 

6- Mme [B] soutient que pendant la période du contrôle fiscal qui s'est étendue du 3 mars 2010 au 27 mai 2013, l'administration fiscale a seule disposé de l'accès aux fichiers administratifs lui permettant de déterminer des éléments de comparaison relatifs aux transactions portant sur des biens similaires et enregistrées auprès de la conservation des hypothèques ce dont il en est résulté selon elle :

 

- une inégalité devant la loi et devant le juge entre l'administration des impôts et le contribuable, puisque l'administration conservait la maîtrise des termes de comparaison et a pu choisir les éléments les plus favorables à sa proposition de rectification,

 

- une inégalité entre contribuables, l'administration ayant délibérément attendu que Mme [B] ait cédé ses immeubles ou ses parts sociales pour réaliser les opérations de contrôle, créant une différence entre elle et les propriétaires qui étaient encore propriétaire de leurs biens à la date de la notification de la proposition de rectification

 

Elle ajoute que cette situation a été modifiée par la loi de finance rectificative pour 2011 n°2011-1978 du 28 décembre 2011 ( codifiée aux articles R 107 B-1 et R 107 B-2 du livre des procédures fiscales qui a permis à toute personne concernée par une procédure de contrôle portant sur la valeur d'un bien d'obtenir, à titre gratuit et par voie électronique, communication des éléments d'information relatifs aux mutations à titre onéreux des biens immobiliers comparables dans un périmètre et une valeur déterminée ( système Patrim Usagers). Elle soutient que le régime antérieur à cette loi procédait d'une violation du principe constitutionnel d'égalité devant la loi et devant le juge entre l'administration des impôts et le contribuable.

 

Elle fait valoir enfin que le principe d'égalité devant la loi et devant le juge entre contribuables se trouve méconnu lorsque l'administration peut, à sa seule initiative, priver un contribuable des garanties instituées par l'article L 17, dès lors qu'en notifiant la proposition de rectification postérieurement aux actes de cession, elle n'est plus tenue d'apporter la preuve de l'insuffisance des évaluations fournies dans les déclarations ainsi que l'exige l'article 17.

 

7- La direction des finances publiques prise en la personne de son représentant légal, M. Le directeur régional des finances publiques, soutient que l'article 17 susvisé a pour objectif de préserver au mieux l'égalité des citoyens tout en luttant contre la fraude et l'évasion fiscale. Elle rappelle que les termes de comparaison retenus sont soumis aux observations des contribuables qui peuvent critiquer ceux qui ne leurs paraissent pas semblables, le litige pouvant être ensuite soumis au juge de l'impôt. Elle explique encore que la charge de la preuve de l'insuffisance du prix proposé par le contribuable repose sur l'administration, ce qui est une sujétion particulière dont bénéficie le contribuable. Enfin, l'administration ne fait pas de distinction dans l'application de cet article entre les contribuables ayant cédé leur bien antérieurement ou postérieurement aux opérations de contrôle.

 

Elle conclut en retenant que la critique adverse semble plutôt porter sur la supposée disparité existant entre l'administration et le contribuable dans la recherche de la preuve, les deux parties ne disposant pas selon elle des mêmes moyens. Mais le principe d'égalité des armes invoqué implicitement n'a pas pour objet d'examiner ni de remettre en cause les conditions dans lesquelles les preuves ont été constituées, sauf à établir qu'elles l'ont été de manière déloyale et illégale. Dès lors que le contribuable a été mis à même de discuter les offres de preuve de l'administration fiscale, l'équilibre des droits a été respecté. La loi de 2011 a seulement permis au contribuable de disposer d'un nouveau moyen d'information et de déterminer plus facilement la valeur de leurs biens.

 

8- Le Ministère Public soutient que la question ne présente pas de caractère sérieux se référant à une décision rendue sur la même disposition par la cour de cassation le 18 janvier 2011 et ayant refusé la transmission de la question.

 

S'agissant de la deuxième branche du moyen, elle argue d'une contrariété d'arguments qui démontre le manque de sérieux du moyen.

 

9- L'article 17 du livre des procédures fiscales dont la constitutionnalité est discuté est le suivant :

 

'En ce qui concerne les droits d'enregistrement et la taxe de publicité foncière ou la taxe sur la valeur ajoutée lorsqu'elle est due au lieu et place de ces droits ou taxe, l'administration des impôts peut rectifier le prix ou l'évaluation d'un bien ayant servi de base à la perception d'une imposition lorsque ce prix ou cette évaluation paraît inférieur à la valeur vénale réelle des biens transmis ou désignés dans les actes ou déclarations.

 

La rectification correspondante est effectuée suivant la procédure de rectification contradictoire prévue à l'article L. 55, l'administration étant tenue d'apporter la preuve de l'insuffisance des prix exprimés et des évaluations fournies dans les actes ou déclarations'.

 

10- Les dispositions constitutionnelles invoquées sont les suivantes :

 

- l'article 6 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen aux termes duquel 'la loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.'

 

- l'article 16 de la même déclaration aux termes de laquelle ' toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution'.

 

11- L'article 16 susvisé vise notamment le droit à un procès équitable, c'est-à-dire à une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties.

 

12- S'agissant de la première branche de la question relative à la violation de l'égalité devant la loi et devant la justice du contribuable et de l'administration, la cour relève que si l'administration fiscale a pu bénéficier, avant la création du fichier Patrim Usagers, d'un accès plus aisé que les justiciables à des termes de comparaison pour fonder sa contestation de l'évaluation des biens immobiliers de l'assujetti à l'impôt, cette inégalité dans la recherche de la preuve n'aboutissait pas à une inégalité devant la loi ou devant le juge puisque les termes retenus par l'administration devaient faire nécessairement l'objet d'un débat contradictoire et que le contribuable pouvait par ailleurs solliciter une expertise, qui est de droit en la matière, par application des dispositions de l'article R 202-3 du livre des procédures fiscales. Par ailleurs, cette inégalité des armes qui demeure raisonnable, et avant tout procès, peut s'expliquer par le but poursuivi : lutter contre la fraude fiscale. La question ne présente pas le caractère sérieux exigé par le texte.

 

13- S'agissant de la deuxième branche de la question relative à l'égalité entre les contribuables, Mme [B] argue en réalité d'une intention frauduleuse de l'administration, qui aurait intentionnellement retardé la procédure de vérification pour éviter toute discussion sur le choix des termes de comparaison proposés par l'administration, compte tenu du prix de cession desdits biens. Il ne s'agit pas d'une hypothèse d'inégalité entre les contribuables comme elle le soutient vainement. La question n'est pas sérieuse.

 

14- Compte tenu de ces observations, il n'y a pas lieu à transmission à la cour de cassation de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Mme [X] [B].

 

PAR CES MOTIFS

 

La cour, statuant publiquement, par décision contradictoire et en dernier ressort,

 

Déclare recevable la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Mme [X] [B],

 

Dit n'y avoir lieu à transmission à la cour de cassation de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Mme [X] [B],

 

Condamne Mme [X] [B] aux dépens;

 

Le présent arrêt a été signé par M. Franco, président, et par M. Goudot, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.