Conseil d'Etat

Décision du 10 mars 2023 n° 468104

10/03/2023

Non renvoi

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par un mémoire distinct et quatre nouveaux mémoires, enregistrés les

11 janvier et 14, 16, 17 et 21 février 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat,

M. A D demande au Conseil d'Etat, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 581067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de sa requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir, d'une part, du décret du 21 avril 2022 portant nomination de M. F C en qualité de président du tribunal administratif de Cergy-Pontoise à compter du 15 mai 2022, ensemble, de la décision du 12 août 2022 par laquelle le vice-président du Conseil d'Etat a rejeté son recours gracieux tendant à l'annulation de ce décret et, d'autre part, du décret du

18 juillet 2022 portant nomination de Mme B E en qualité de présidente du tribunal administratif de Melun à compter du 1er septembre 2022, ensemble, de la décision du

12 août 2020 par laquelle le vice-président du Conseil d'Etat a rejeté son recours gracieux tendant à l'annulation de ce décret, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions des articles L. 232-1 et L. 232-4 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 ;

- la décision n° 2017-666 QPC du 20 octobre 2017 du Conseil constitutionnel ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Thalia Breton, auditrice,

- les conclusions de M. Raphaël Chambon, rapporteur public ;

Considérant ce qui suit :

Sur la demande de renvoi pour cause de suspicion légitime :

En ce qui concerne la question prioritaire de constitutionnalité présentée à l'encontre de l'article L. 721-1 du code de justice administrative :

1. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du

7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé () à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat () ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

2. Aux termes de l'article L. 721-1 du code de justice administrative : " La récusation d'un membre de la juridiction est prononcée, à la demande d'une partie, s'il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité ".

3. Si, à l'appui de sa demande de renvoi pour cause de suspicion légitime,

M. D soutient que les dispositions de l'article L. 721-1 du code de justice administrative, citées au point précédent, sont entachées d'incompétence négative dans des conditions de nature à affecter les principes d'indépendance et d'impartialité indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles et le droit à un recours effectif résultant de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 ainsi que de l'article 6 de la même Déclaration, les dispositions dont il met en cause la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitutionalité ne sont pas applicables au litige, M. D ne demandant pas la récusation de membres de la formation de jugement appelée à se prononcer sur sa question prioritaire de constitutionnalité mais le renvoi, pour cause de suspicion légitime, de son examen à une autre formation du Conseil d'Etat ou à une autre juridiction administrative.

4. Il s'ensuit qu'il n'y a pas lieu de renvoyer cette question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.

En ce qui concerne la demande de renvoi pour cause de suspicion légitime :

5. Si tout justiciable peut demander à la juridiction immédiatement supérieure qu'une affaire dont est saisie la juridiction compétente soit renvoyée devant une autre juridiction du même ordre lorsque la juridiction compétente est suspecte de partialité, des conclusions tendant à ce que, pour cause de suspicion légitime, une affaire soit renvoyée à une autre formation de la même juridiction sont irrecevables. Par suite, la demande présentée par

M. D tendant au renvoi de l'examen de sa question prioritaire de constitutionnalité à une autre formation de jugement de la section du contentieux du Conseil d'Etat que celle des 4ème et 1ère chambres réunies est irrecevable. De même, la demande de M. D tendant, pour le même motif, au renvoi de l'examen de sa question prioritaire de constitutionnalité, enregistrée au Conseil d'Etat, à un tribunal administratif, n'est pas davantage au nombre de celles qui peuvent être présentées pour cause de suspicion légitime. Il s'ensuit que cette demande ne peut qu'être rejetée, sans que, ce faisant, il soit porté atteinte aux principes d'indépendance et d'impartialité de la justice, au droit au recours et au droit à un procès équitable tels que garantis par les articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 et par l'article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et du citoyen.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité présentée à l'encontre des articles L. 232-1 et L. 232-4 du code de justice administrative :

6. Une question prioritaire de constitutionnalité, présentée par un mémoire distinct et portant sur les dispositions d'une ordonnance prise par le Gouvernement sur le fondement d'une habilitation donnée par le Parlement sur le fondement de l'article 38 de la Constitution, est recevable si le délai d'habilitation est expiré et qu'elle porte sur la contestation, au regard des droits et libertés que la Constitution garantit, de dispositions de l'ordonnance qui relèvent du domaine de la loi. Elle doit alors être transmise au Conseil constitutionnel si les conditions fixées par les articles 23-2, 23-4 et 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du

7 novembre 1958 sont remplies.

7. Aux termes de l'article L. 232-1 du code de justice administrative, dans sa rédaction applicable au litige : " Le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel connaît des questions individuelles intéressant les magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel dans les conditions prévues par le présent article ou par un décret en Conseil d'Etat. / Il établit les tableaux d'avancement et les listes d'aptitude prévus aux articles L. 234-2-1, L. 234-2-2, L. 234-4 et L. 234-5. / Il émet des propositions sur les nominations, détachements et intégrations prévus aux articles L. 233-3,

L. 233-4 et L. 233-5 et sur la désignation des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel siégeant au jury des concours prévus par l'article L. 233-6 en vue du recrutement direct des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel. / Il est saisi pour avis conforme sur la nomination des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel en qualité de rapporteur public et de président d'un tribunal administratif. Il est saisi pour avis conforme de tout licenciement d'un magistrat pour insuffisance professionnelle après observation de la procédure prévue en matière disciplinaire. / Il émet un avis sur les mutations des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel, sur leur demande de placement en disponibilité, sur l'acceptation de leur démission, sur leurs demandes de réintégration à l'issue d'une période de privation de droits civiques, d'interdiction d'exercer un emploi public ou de perte de la nationalité française, ainsi que sur leur nomination aux grades de conseiller d'Etat et de maître des requêtes prononcées sur le fondement de l'article L. 133-8 ainsi que sur les propositions de nomination aux fonctions de président d'une cour administrative d'appel. / Il peut être saisi par les magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel d'un recours contre l'évaluation prévue par l'article L. 234-7 ou contre un refus d'autorisation d'accomplir un service à temps partiel ou un refus d'honorariat ".

8. Aux termes de l'article L. 232-4 du code de justice administrative, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2016-1366 du 13 octobre 2016 portant dispositions statutaires concernant les magistrats des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel, prise sur le fondement de l'article 86 de la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, lequel article fixait un délai d'habilitation à ce jour expiré : " Le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel est présidé par le vice-président du Conseil d'Etat et comprend en outre : / 1° Le conseiller d'Etat, président de la mission d'inspection des juridictions administratives ; / 2° Le secrétaire général du Conseil d'Etat ; / 3° Le directeur chargé au ministère de la justice des services judiciaires ;

/ 4° Un chef de juridiction et un suppléant élus par leurs pairs ; / 5° Cinq représentants des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel à l'exception de ceux détachés dans le corps depuis moins de deux ans, élus au scrutin proportionnel de liste à raison : a) D'un représentant titulaire et d'un suppléant pour le grade de conseiller ; / b) De deux représentants titulaires et de deux suppléants pour le grade de premier conseiller ; / c) De deux représentants titulaires et de deux suppléants pour le grade de président ; / 6° Trois personnalités choisies pour leurs compétences dans le domaine du droit en dehors des membres du Conseil d'Etat et des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel et qui n'exercent pas de mandat parlementaire nommées respectivement par le Président de la République, le président de l'Assemblée nationale et le président du Sénat. / () ". Cet article prévoit en outre que le mandat du chef de juridiction et des représentants des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel est d'une durée de trois ans renouvelable une seule fois, celui des personnalités qualifiées étant d'une durée de trois ans non renouvelable.

9. A l'appui de sa requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir, d'une part, du décret du 21 avril 2022 portant nomination de M. F C en qualité de président du tribunal administratif de Cergy-Pontoise à compter du 15 mai 2022, ensemble, de la décision du 12 août 2022 par laquelle le vice-président du Conseil d'Etat a rejeté son recours gracieux tendant à l'annulation de ce décret et, d'autre part, du décret du 18 juillet 2022 portant nomination de Mme B E en qualité de présidente du tribunal administratif de Melun à compter du 1er septembre 2022, ensemble, de la décision du 12 août 2020 par laquelle le vice-président du Conseil d'Etat a rejeté son recours gracieux tendant à l'annulation de ce décret, M. D demande au Conseil d'Etat de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions citées aux points 7 et 8.

10. En premier lieu, les attributions et la composition du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel (CSTACAA), résultant des dispositions des articles L. 232-1 et L. 232-4 du code de justice administrative, citées aux points 7 et 8, concourent à garantir l'indépendance et l'impartialité de la juridiction administrative.

La circonstance que l'article L. 232-4, relatif à la composition du CSTACAA, prévoit qu'il comprend, parmi ses treize membres, le vice-président du Conseil d'Etat, en qualité de président, le conseiller d'Etat, président de la mission d'inspection des juridictions administratives et le secrétaire général du Conseil d'Etat, alors qu'ils disposent de prérogatives sur la gestion du corps des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel, n'est en rien de nature à porter atteinte à l'indépendance des membres du corps des conseillers des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel. Au demeurant, ainsi que l'a d'ailleurs jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2017-666 QPC du 20 octobre 2017, quelles que soient les prérogatives du vice-président du Conseil d'Etat sur la nomination ou la carrière des membres de la juridiction administrative, les garanties statutaires reconnues à ces derniers aux titres troisièmes des livres premier et deuxième du code de justice administrative assurent leur indépendance, en particulier à son égard. Par suite, le moyen tiré de ce que ces dispositions méconnaîtraient les principes d'indépendance et d'impartialité indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles consacrés par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 ne soulève pas une question sérieuse. De plus, M. D ne peut utilement faire valoir que les dispositions de l'article L. 232-1, relatives aux attributions du CSTACAA, seraient, faute de préciser les modalités selon lesquelles il les exerce, entachées d'incompétence négative dans des conditions de nature à porter atteinte à ces mêmes principes, dès lors que le fonctionnement du CSTACAA est régi par l'article L. 232-6 du même code, qui n'est pas contesté dans le cadre de la présente question prioritaire de constitutionnalité.

11. En deuxième lieu, eu égard à l'objet des dispositions des articles L. 232-1 et L. 232-4 du code de justice administrative, qui ne sont pas relatives aux voies de recours contentieux contre les décisions de nomination de magistrats administratifs, M. D ne peut utilement soutenir qu'elles méconnaîtraient le droit à un recours effectif devant une juridiction indépendante et impartiale, garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789.

12. En troisième et dernier lieu, M. D ne peut en tout état de cause sérieusement soutenir que les dispositions des articles L. 232-1 et L. 232-4 du code de justice administrative qui, ainsi qu'il a été dit au point précédent, ne sont pas relatives aux voies de recours contentieux contre les décisions de nomination de magistrats administratifs, méconnaîtraient le principe d'égalité devant la justice, garanti par les articles 6 et 16 de la Déclaration du 26 août 1789, en ce que le magistrat administratif qui conteste la nomination du président d'une juridiction administrative doit, selon que cette nomination est prononcée par décret du Président de la République ou par arrêté du vice-président du Conseil d'Etat, saisir directement le Conseil d'Etat ou saisir en premier ressort le tribunal administratif.

13. Il résulte de tout ce qui précède que la question, soulevée par M. D, de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions des articles

L. 232-1 et L. 232-4 du code de justice administrative, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas de caractère sérieux. Il n'y a, dès lors, pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.

D E C I D E :

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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. D à l'encontre de l'article L. 721-1 du code de justice administrative.

Article 2 : La demande de renvoi pour cause de suspicion légitime présentée par M. D est rejetée.

Article 3 : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. D à l'encontre des articles L. 232-1 et L. 232-4 du code de justice administrative.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. A D, au garde des sceaux, ministre de la justice, à M. F C et à Mme B E.

Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel, à la Première ministre et au secrétaire général du Conseil d'Etat.

Code publication

C