Cour d'Appel d'Amiens

Arrêt du 9 février 2023 n° 20/06016

09/02/2023

Non renvoi

ARRET

 

 

[W]

 

[B]

 

C/

 

[T]

 

VBJ/SGS

 

COUR D'APPEL D'AMIENS

 

1ERE CHAMBRE CIVILE

 

ARRET DU NEUF FEVRIER

 

DEUX MILLE VINGT TROIS

 

Numéro d'inscription de l'affaire au répertoire général de la cour : N° RG 20/06016 - N° Portalis DBV4-V-B7E-H55V

 

Décision déférée à la cour : JUGEMENT DU TRIBUNAL JUDICIAIRE D'AMIENS DU DIX HUIT NOVEMBRE DEUX MILLE VINGT

 

PARTIES EN CAUSE :

 

Monsieur [P] [W]

 

né le 05 Janvier 1979 à [Localité 5]

 

de nationalité Française

 

[Adresse 2]

 

[Localité 3]

 

Madame [C] [B] épouse [W]

 

de nationalité Française

 

[Adresse 2]

 

[Localité 3]

 

Représentés par Me CHARTRELLE de la SCP DUMOULIN-CHARTRELLE-ABIVEN, avocat au barreau D'AMIENS

 

APPELANTS

 

ET

 

Madame [V] [T]

 

née le 06 Octobre 1952 à [Localité 5]

 

de nationalité Française

 

[Adresse 1]

 

[Localité 3]

 

Représentée par Me Marc DECRAMER, avocat au barreau D'AMIENS

 

INTIMEE

 

DÉBATS & DÉLIBÉRÉ :

 

L'affaire est venue à l'audience publique du 08 décembre 2022 devant la cour composée de Mme Christina DIAS DA SILVA, Présidente de chambre, Présidente, Mme Véronique BERTHIAU-JEZEQUEL, Présidente de chambre et M. Pascal MAIMONE, Conseiller, qui en ont ensuite délibéré conformément à la loi.

 

A l'audience, la cour était assistée de Mme Sylvie GOMBAUD-SAINTONGE, greffière.

 

Sur le rapport de Mme Véronique BERTHIAU-JEZEQUEL et à l'issue des débats, l'affaire a été mise en délibéré et la présidente a avisé les parties de ce que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe le 09 février 2023, dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile.

 

PRONONCÉ :

 

Le 09 février 2023, l'arrêt a été prononcé par sa mise à disposition au greffe et la Présidente étant empêchée, la minute a été signée par Mme Véronique BERTHIAU-JEZEQUEL, Présidente de chambre et Mme Sylvie GOMBAUD-SAINTONGE, greffière.

 

*

 

* *

 

DECISION :

 

FAITS ET PROCEDURE

 

M. et Mme [W] et Mme [T] sont propriétaires de fonds voisins.

 

Se fondant sur un rapport d'expertise judiciaire concluant que le massif de fondation de la construction [W] situé à 2,5m de profondeur empiète sur la propriété [T] sur une largeur de 28cm au nord du pignon et sur une largeur de 16 cm au sud du pignon, Mme [T] a fait assigner M. et Mme [W] devant le tribunal judiciaire d'Amiens pour qu'il soit mis fin à cet empiétement.

 

Les époux [W] se sont opposés à cette demande en faisant valoir que la suppression de l'empiétement implique la démolition de leur maison.

 

Par jugement du 18 novembre 2020, le tribunal judiciaire d'Amiens a condamné M. et Mme [W], avec exécution provisoire et sous astreinte passé un délai de 18 mois, à procéder aux travaux nécessaires à la suppression de l'empiétement.

 

Les premiers juges ont relevé que de jurisprudence constante, l'auteur d'un empiétement n'est pas fondé à invoquer les dispositions de la convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales dès lors que l'ouvrage qu'il a construit méconnaît le droit au respect des biens de la victime de l'empiétement et qu'en l'espèce il n'était pas établi que la suppression de l'empiétement implique la démolition de la maison des époux [W], l'expert étant géomètre et non expert en construction, M. et Mme [W] ayant en outre refusé d'acquérir une partie de la propriété de Mme [T].

 

M. et Mme [W] ont interjeté appel de cette décision le 11 décembre 2020.

 

Le 26 juillet 2021, par conclusions distinctes et motivées, M. et Mme [W] ont saisi le conseiller de la mise en état de la question prioritaire de constitutionnalité suivante:

 

« Les articles 544 et 545 du code civil tels qu'interprétés par la Cour de cassation selon lesquels l'action en démolition de la partie d'une construction reposant sur le fonds d'un voisin ne peut jamais dégénérer en abus de droit méconnaissent-ils les articles 2, 4 et 17 de la DDHC d'une part et les 10ème et 11ème alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 d'autre part, notamment en imposant la suppression d'un empiétement qui techniquement porte atteinte à l'ensemble de la construction, au delà de la seule partie empiétée. ».

 

Par ordonnance du 19 janvier 2022, le conseiller de la mise en état a dit n'y avoir lieu de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité et les a condamnés à payer à Mme [T] la somme de 800 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

 

Les parties ont comparu personnellement le 9 mars 2022 devant le conseiller de la mise en état qui leur a proposé de participer à un mesure de médiation, laquelle n'a pas été acceptée.

 

A l'issue de l'audience des débats du 17 novembre 2022, par un arrêt du même jour, la Cour a révoqué l'ordonnance de clôture et vu l'absence de fixation du montant des dommages-intérêts proposés par M. et Mme [W] dans le cadre de leur prétention de résolution du litige en dommages-intérêts a invité les parties à conclure sur ce point.

 

L'affaire a été renvoyée au 24 novembre 2022 puis à l'audience du 8 décembre 2022, date à laquelle elle a été clôturée.

 

PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

 

Aux termes de leurs dernières conclusions en date du 7 décembre 2022 M. et Mme [W] demandent à la cour d'annuler le jugement n° 18/03913 en date du 18 novembre 2020 par le tribunal judiciaire d'Amiens et renvoyer les parties devant le tribunal judiciaire composé différemment ;

 

Subsidiairement,

 

-infirmer le jugement rendu en date du 18 novembre 2020 par le tribunal judiciaire d'Amiens dans sa totalité sauf en ce qu'il a débouté Mme [T] de sa demande de dommages-intérêts pour préjudice moral ;

 

Au fond,

 

-débouter Mme [T] de sa demande de suppression de l'empiétement à l'endroit de la semelle de fondation du pignon dès lors que cette mesure est disproportionnée eu égard l'atteinte qu'elle porte au droit au respect de la vie privée et familiale des époux [W] ;

 

-ordonner la résolution du litige en dommages et intérêts en considération de la surface empiétée et du caractère non constructible du terrain de Mme [T], soit une indemnisation qui ne saurait excéder la somme de 24 euros outre les frais notariés ;

 

-débouter Mme [T] de sa demande de dommages et intérêts au titre de la remise en état de la clôture dès lors que celle-ci ne peut être mise en place qu'après suppression de l'empiétement laquelle ne peut être ordonnée sans violation de l'article 8 CEDH et juger que cette demande est sans objet en cas d'accord sur la cession de la partie empiétée du terrain de Mme [T] ;

 

-condamner Mme [T] à verser à M. et Mme [W] une indemnité de 5.000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de leur préjudice moral résultant de l'abus de droit et du manque de loyauté dans les débats ;

 

-condamner Mme [T] à verser à M. et Mme [W] une indemnité de 2.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

 

-condamner les parties succombantes aux dépens qui comprendront les dépens de référé, les frais de l'expertise, de la première instance et de la procédure d'appel.

 

M. et Mme [W] soutiennent que leur demande d'annulation est recevable car leur déclaration d'appel tend à l'annulation ou la réformation.

 

Elle est bien fondée dès lors que la présence du juge de la mise en état au stade de la formation de jugement a pu faire naître un doute sur l'impartialité objective de ce magistrat déjà amené à connaître le litige à trois reprises lors desquelles il a rejeté toutes leurs demandes et que le manque d'objectivité, de neutralité et d'impartialité transparait dans le jugement, le magistrat ayant refusé d'effectuer le contrôle de proportionnalité sollicité.

 

Aux termes de ses dernières conclusions en date du 23 novembre 2022, Mme [T] demande à la cour de :

 

-déclarer irrecevable la demande d'annulation du jugement non visée dans la déclaration d'appel et subsidiairement de débouter les époux [W] de leur demande d'annulation et de confirmer le jugement entrepris sauf en ce qu'il a retardé l'astreinte et limité sa durée et a débouté Mme [T] de sa demande de dommages et intérêts ;

 

-condamner les époux [W] à procéder aux travaux nécessaires à la suppression de l'empiétement constitué par le débord de la semelle de fondation de leur maison sur la propriété de Mme [T] située [Adresse 6] cadastrée [Cadastre 4], et ce sous astreinte de 2.000 euros par mois de retard à compter de la signification du jugement ;

 

-condamner les époux [W] à payer à Mme [T] la somme de 5.000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de l'atteinte à sa propriété ;

 

-Débouter les époux [W] de leurs demandes envers Mme [T] ;

 

-Condamner les époux [W] à payer à Mme [T] la somme de 5.000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

 

-Les condamner aux dépens dont distraction au profit de Maître Decramer.

 

Mme [T] relève que la demande d'annulation est motivée par l'absence d'objectivité de la présidente qui s'apparente à une récusation, laquelle aurait dû être soulevée devant le tribunal et qu'en tout état de cause, dès lors que le tribunal a statué en collégialité, le fait que le juge de la mise en état ait siégé ne justifie pas que le tribunal ait manqué d'objectivité.

 

Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est fait expressément référence aux conclusions des parties, visées ci-dessus, pour l'exposé de leurs prétentions et moyens.

 

CECI EXPOSE, LA COUR:

 

1- Sur l'annulation du jugement :

 

Contrairement à ce que soutiennent M. et Mme [W] à l'appui de leur demande d'annulation, aucun doute sur l'impartialité du tribunal ne saurait naître de la présence dans la composition de jugement du juge de la mise en état.

 

Le seul rejet de leurs prétentions n'établit en rien le manque de neutralité alléguée étant en outre relevé que la formation de jugement est une formation collégiale.

 

Il convient donc de débouter M. et Mme [W] de leur demande d'annulation du jugement.

 

2-Sur la demande de médiation

 

Une telle mesure proposée par le conseiller de la mise en état a été refusé par Mme [T].

 

Il n'y a donc pas lieu de la proposer à nouveau.

 

3-Sur le caractère disproportionné de la suppression de l'empiétement au regard de l'article 8 de la CEDH et du droit au logement

 

Afin de statuer sur ce moyen, il convient d'effectuer le contrôle de proportionnalité exigé par la CEDH selon plusieurs étapes portant sur l'applicabilité du droit invoqué, l'ingérence dans l'exercice du droit

 

Étape 1 : l'applicabilité du droit invoqué

 

M. et Mme [W] se prévalant d'une atteinte disproportionnée au respect de la vie privée et familiale et de leur domicile, les faits qu'ils allèguent entrent dans le champ d'application de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors que les demandes formées à leur encontre portent sur le domicile de leur famille.

 

Étape 2 : l'ingérence dans l'exercice du droit :

 

La démolition de l'empiétement sollicité par Mme [T] est de nature à affecter les conditions dans lesquelles M. et Mme [W] peuvent exercer le droit qu'ils tiennent de l'article 8 de la Convention

 

Dès lors la mesure contestée, suppression de l'empiétement qui aura pour effet la démolition de la semelle filante du mur pignon qui supporte leur habitation. constitue une ingérence dans l'exercice du droit de chacun au respect de sa vie privée et familiale et de son domicile.

 

Étape 3 : la base légale de l'ingérence

 

Cette ingérence est prévue par la loi, puisqu'elle résulte de l'application des articles 544 et 545 du code civil tels qu'interprétés par la jurisprudence constante de la Cour de cassation.

 

Étape 4 : la légitimité du but poursuivi

 

Cette ingérence poursuit un but légitime, en ce qu'elle vise à assurer la protection de la propriété.

 

Étape 5 : le contrôle de proportionnalité proprement dit

 

Par le contrôle de proportionnalité, il convient de s'assurer que, concrètement, en l'espèce, une telle ingérence est nécessaire dans une société démocratique et, en particulier, qu'elle est proportionnée au but légitime poursuivi.

 

Lorsque entrent en conflit deux droits fondamentaux concurrents, il appartient au juge de s'assurer d'un juste équilibre entre ces deux droits et de ce que les moyens employés pour assurer le respect de l'un ne se révèlent pas disproportionnés dans les conséquences imposées à l'autre.

 

Ainsi en l'espèce le contrôle de proportionnalité vise à déterminer si l'ingérence dans l'exercice du droit au respect de la vie privée et familiale des époux [W], à savoir la démolition de la semelle entraînant la démolition du mur pignon et celle de leur maison d'habitation constitue ou non un moyen proportionné pour parvenir au but qu'elle poursuit, à savoir le respect du droit de propriété de Mme [T].

 

L'empiétement relevé par l'expert est celui de la semelle filante du mur pignon située à 2,50 m de profondeur et large de 35 cm, que cette partie des fondations enfouie sous terre n'est pas visible à la surface et qu'elle se situe sous une bande de terre située sur un terrain non constructible.

 

Ainsi que l'a relevé l'expert, quand bien même celui-ci serait géomètre, la suppression de cet empiétement est impossible sans entraîner la modification de la semelle des fondations. Or toute action sur les fondations du mur pignon d'un bâtiment entraîne sa démolition.

 

Dès lors la suppression de l'empiétement contestée porte une atteinte excessive au droit de M. et Mme [W] au regard du but légitime poursuivi et il convient d'infirmer le jugement en qu'il a condamné M. et Mme [W] à procéder sous astreinte aux travaux nécessaires à la suppression de l'empiétement.

 

Mme [T] sera déboutée de sa demande de démolition sous astreinte.

 

4-Sur la demande formulée par les époux [W] de résolution du litige en dommages-intérêts

 

Aucune démolition ne pouvant être ordonnée, il convient de condamner M. et Mme [W] à indemniser Mme [T] pour le préjudice correspondant à la valeur de 2 m2 de terrain en tréfonds.

 

En considération du caractère non constructible du terrain et des éléments versés aux débats par les époux [W], il convient de lui allouer la somme de 24 euros de ce chef.

 

5-Sur la remise en état de la clôture :

 

Dès lors qu'il n'ont formulé qu'une proposition de dommages-intérêts, laquelle a été retenue par la cour, contrairement à ce que soutiennent M. et Mme [W], aucun transfert de propriété n'est intervenu quant à l'empiétement en tréfonds et les limites de propriété demeurent donc inchangées.

 

En considération de ce que la clôture posée par Mme [T] sur la limite bornée entre les deux propriétés a été déplacée par les époux [W] pour permettre l'édification de la construction et a été dégradée sans être remise en place, c'est par des motifs pertinents que la cour adopte, que le tribunal, dont la décision sera confirmée sur ce point, a condamné M. et Mme [W] à régler à Mme [T] la somme de 1752,24 euros.

 

6-Sur les dommages-intérêts sollicités par Mme [T]

 

Contrairement à ce qu'a retenu le premier juge, les circonstances de l'espèce: implantation des fondations de la maison voisine sur son terrain et la dégradation de la clôture à l'occasion de ces travaux sans remise en état constituent un trouble de jouissance certain et accru dès lors qu'ils s'agit de relations de voisinage. Il importe peu à ce stade que le terrain ne soit pas constructible.

 

Le jugement sera donc infirmé en ce qu'il a débouté Mme [T] de sa demande de ce chef et il convient de condamner M. et Mme [W] à lui payer la somme de 5000 euros de dommages-intérêts.

 

7-Sur les dommages-intérêts sollicités par M. et Mme [W]

 

C'est par des motifs pertinents que la cour adopte que le tribunal a débouté M.  Mme [W] de leur demande de dommages-intérêts.

 

Le jugement sera confirmé sur ce point.

 

8-Sur les frais du procès

 

M. et Mme [W] succombant pour l'essentiel, il convient de confirmer le jugement qui les a condamnés aux dépens de première instance incluant les frais d'expertise et de les condamner aux dépens de la procédure d'appel.

 

Les circonstances de l'espèce et l'équité commandent de confirmer le jugement qui a alloué à Mme [T] la somme de 1800 euros au titre des frais irrépétibles et de lui allouer la somme de 5000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile pour la procédure d'appel.

 

PAR CES MOTIFS

 

La cour statuant par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort

 

Déboute M. et Mme [W] de leur demande d'annulation du jugement rendu par le tribunal judiciaire d'Amiens le 18 novembre 2020

 

Infirme le jugement sauf en ce qu'il a débouté M.et Mme [W] de leur demande de dommages-intérêts

 

Statuant à nouveau et y ajoutant

 

Dit n'y avoir lieu à ordonner une mesure de médiation ;

 

Déboute Mme [T] de sa demande de démolition sous astreinte ;

 

Condamne M. et Mme [W] à régler à Mme [T] la somme de 24 euros de dommages-intérêts au titre de l'emprise ;

 

Condamne M. et Mme [W] à régler à Mme [T] la somme de 5000 euros de dommages-intérêts en réparation de son préjudice de jouissance ;

 

Déboute M. et Mme [W] de leurs demandes ;

 

Condamne M. et Mme [W] à régler à Mme [T] la somme de 5000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

 

Condamne M. et Mme [W] aux dépens de la procédure d'appel dont distraction au profit de Me Decramer.

 

LA GREFFIERE P/LA PRESIDENTE EMPECHEE