Tribunal judiciaire de Strasbourg

Ordonnance du 27 janvier 2023 n° 21/03654

27/01/2023

Renvoi

TRIBUNAL JUDICIAIRE DE STRASBOURG
11ème Chambre Civile des Contentieux de Proximité et de la Protection
45 rue du Fossé des Treize
CS 60444
67008 STRASBOURG CEDEX

11ème civ. S3
N
° RG 21/03654
N
° Portalis DB2E‑W‑B7F‑KOQI

Signé par Bertrand GAUTIER, Juge des Contentieux de la Protection et par Nathalie PINSON, Greffier

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

ORDONNANCE DU 27 JANVIER 2023

DEMANDEURS :

Monsieur [A] [B]
né le [Date naissance 1] 1995 à [Localité 2]
[Adresse 3]

Madame [C] [D]
née le [Date naissance 4] 1995 à [Localité 5]
[Adresse 6]

représentés par Maître Patrice BUISSON,
avocat au barreau de NANCY,

DÉFENDEUR :

Monsieur [E] [F]
[Adresse 7]

OBJET : Demande du locataire en fin de bail en restitution du dépôt de garantie et/ou tendant au paiement d’une indemnité pour amélioration des lieux loués

COMPOSITION DU TRIBUNAL :

Bertrand GAUTIER, Juge des Contentieux de la protection
Myriam MAAZOUZ-GAVAND, Vice-président,
Christine ZARETTI, Juge
Nathalie PINSON, Greffier

DÉBATS : A l'audience publique du 6 décembre 2022 à l’issue de laquelle le Président, Bertrand GAUTIER, Juge des Contentieux de la protection, a avisé les parties que le jugement serait prononcé par mise à disposition au greffe à la date du 27 janvier 2023.

Ordonnance de renvoi à la cour de cassation des questions prioritaires de constitutionnalité

Rendu par mise à disposition au greffe,

EXPOSÉ DES MOTIFS :

* Instance principale :

Demandeurs :

Suivant acte délivré le 20 mai 2021, M. [A] [B] et Mme [C] [D] ont fait citer M. [E] [F] devant le Tribunal aux fins d’obtenir :

‑ sa condamnation au paiement des sommes de […] à titre principal, avec intérêts au taux légal
‑ le paiement de […] au titre de la majoration de retard pour la restitution du dépôt de garantie
‑ le paiement de […] pour la majoration de retard pour la non‑restitution du trop‑perçu du loyer du mois de novembre 2017
‑ le paiement de la somme de […] à titre de dommages et intérêts pour manquement à l’exécution de bonne foi du contrat de bail
‑ le paiement de la somme de […] au titre de l’article 700 du Code de Procédure Civile
‑ sa condamnation aux frais et dépens

Défendeur et demandeur reconventionnel :

M. [E] [F] s'oppose à la restitution du dépôt de garantie et demande au contraire une indemnisation pour les préjudices qu'il a subi du fait de l'incendie qui a endommagé le logement mis en location.
 

M. [E] [F] chiffre les préjudices subis comme suit :

[…] de perte de loyers
[…] de remise en état de la cuisine et de ses équipements
[…] de frais de gestion du sinistre et de remise en location

Soit […].

Son assurance lui a finalement réglé […]. Il demande le solde demeuré à sa charge, soit […].

Il demande également l’indemnisation de son préjudice moral, et les troubles résultant de la gestion du sinistre (nombreux déplacements sur Strasbourg pendant des congés).

Il fonde son action à titre principal sur la responsabilité pour faute de ses locataires au motif que les articles 1732 à 1734 du Code civil, qui prévoient que le locataire répond de l’incendie (sauf liste limitative de causes exonératoires), ne peuvent s’appliquer en Alsace. En l’espèce, la faute est avérée, s’agissant de l’embrasement d’huile dans une poêle utilisée pour faire cuire des pommes de terre frites.

Subsidiairement, M. [E] [F] invoque l’article 7 de la loi du 6 juillet 1989 pour dégradations et pertes du fait des locataires et ne résultant pas de la force majeure.

Question prioritaire de constitutionnalité :

Par conclusions distinctes du 21 juin 2022, conformément à l’article 126‑2 du Code de procédure civile, M. [E] [F] a soulevé des questions prioritaires de constitutionnalité.

M. [E] [F] invoque principalement l’article 1733 du Code civil qui prévoit que le locataire répond de l’incendie à moins qu’il ne prouve que l’incendie est arrivé par cas fortuit, ou force majeure, ou vice de construction ou que le feu a communiqué par une maison voisine.

Or, l’article 72 de la loi du 1er juin 1924 mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Rhin et de la Moselle a prévu que les articles 1733 et 1734 du Code civil et l’article 2 de la loi du 19 février 1889 concernant l’assurance incendie ne sont provisoirement pas mis en vigueur.

M. [E] [F] souligne qu’il invoque la responsabilité de ses locataires dans les dommages ayant affecté son bien immobilier telle que prévue par l’article 1732 du Code civil. Ces dispositions ne sont pas applicables dans le département du Bas‑Rhin. La Cour de Cassation a en effet confirmé que la loi du 1er juin 1924 exclut l’application des articles 1733 et 1734, et par conséquent, l’article 1732. C’est alors le régime de responsabilité pour faute qui s’applique au locataire à l’origine d’un incendie.

M. [E] [F] estime que ce régime, qui impose au bailleur de démontrer la faute de son locataire, crée une sorte d’immunité de responsabilité du locataire, et conduit à priver le bailleur de tout ou partie d’une indemnisation des préjudices subis. L’article 7 de la loi du 6 juillet 1989 4e alinéa ne suffit pas à compenser cette différence de traitement, d’autant que la prescription résultant de la même loi est de seulement trois ans et non cinq ans.

Aussi, si le Conseil Constitutionnel a admis un principe qui permet de protéger le particularisme du droit local d’Alsace et Moselle au regard des critiques qui pourraient être formulées à son encontre sur le fondement spécifique du principe d’égalité devant la loi (décision n°2011‑157 du 5 août 2017), M. [E] [F] soutient qu’il y a atteinte portée au principe d’égalité devant la loi ou à d’autres droits et libertés garantis par la Constitution, notamment quant à ce qui concerne le droit à une réparation intégrale du préjudice résultant du fait du locataire.

Il est renvoyé au mémoire de M. [E] [F] pour un plus ample exposé des considérations soulevées.

M. [A] [B] et Mme [C] [D] répondent que les questions prioritaires de constitutionnalité posées par M. [E] [F] n’ont aucun intérêt dans le litige.

En effet, ce dernier ne peut prétendre ne pas avoir été indemnisé de son préjudice, même s’il considère ne pas avoir été intégralement indemnisé par l’assureur de la copropriété et son propre assureur. Dans le cadre d’une réparation intégrale de son préjudice, M. [E] [F] avait la possibilité d’agir contre l’assureur de son locataire, la MAIF, ce qu’il n’a pas fait.

Il n’y a donc pas lieu à transmission des questions posées à la Cour de Cassation.

* Procédure :

En application de l’article 126‑3 du Code civil, le juge qui statue sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de Cassation est celui qui connaît de l’instance.

Suivant l’article 126‑4, il est statué sans délai, sur la transmission, le ministère public avisé et les parties entendues ou appelées.

En application de cette disposition, avis a été donné au Procureur de la République le 29 juin 2022.

Le Ministère Public a rendu un avis écrit le 14 octobre 2022. Au terme de celui‑ci, le Ministère Public estime que les questions soulevées par M. [F] présentent un caractère sérieux, que les dispositions contestées sont applicables à l’instance et qu’elles n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution (avis joint).

Cet avis a été communiqué aux parties à la diligence de Madame le Greffier.

Par ordonnance intermédiaire du 18 novembre 2022, l’examen de la question prioritaire de constitutionnalité a été appelé à l’audience du mardi 6 décembre 2022, en la forme collégiale au vu des considérations ci‑après rappelées :

"L’article L 213‑4‑8 du Code de l’organisation judiciaire prévoit que le juge des contentieux de la protection peut renvoyer à la formation collégiale du tribunal judiciaire qui statue comme juge des contentieux de la protection – cette formation comprenant le juge qui a ordonné le renvoi."

En l’espèce, compte tenu des questions prioritaires de constitutionnalité posées et de l’avis émis par le Ministère Public, il est particulièrement pertinent de renvoyer l’examen des questions posées et de leur éventuelle transmission à la Cour de cassation à la formation collégiale du Tribunal judiciaire.

Il est précisé que suivant l’article R 213‑9‑9, les décisions de renvoi à la formation collégiale sont des mesures d’administration judiciaire, et donc insusceptibles de recours._

L’affaire a été retenue à l’audience du 6 décembre 2022 et les parties s’en sont rapportées à leurs écrits.

La décision sur la transmission ou non à la Cour de cassation a été mise en délibéré au 27 janvier 2023.

* Motifs :

Attendu que le Tribunal judiciaire, statuant collégialement comme juge des contentieux de la protection, retient que :

  • les dispositions contestées sont applicables à l’instance pour ce qui concerne les demandes reconventionnelles de M. [F], d’autant plus que le recours contre l’assureur de ses locataires n’a pas été engagée ;
  • les questions soulevées par M. [F] présentent un caractère sérieux ;
  • elles n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution alors qu’en effet, elles portent sur un point de droit très restreint et qu’ainsi que l’a relevé le Ministère public au regard des deux décisions du Conseil Constitutionnel citées (QPC du 5 août 2011 et QPC du 26 septembre 2014), la différence de solution juridique locale au regard du droit commun est susceptible d’entraîner une rupture d’égalité non fondée ;

Qu’en conséquence, les questions prioritaires de constitutionnalité soulevées par M. [F] sont transmises à la Cour de Cassation.

PAR CES MOTIFS :

Le Tribunal judiciaire, statuant collégialement comme juge des contentieux de la protection :

ORDONNE, à la diligence de Mme le Greffier, la transmission à la Cour de Cassation des questions prioritaires de constitutionnalité soulevées par M. [F] telles que figurant dans son mémoire ;

DIT que seront annexés auxdites questions prioritaires de constitutionnalité le mémoire de M. [F] les accompagnant et l’avis du Ministère Public.

ORDONNE le sursis à statuer jusqu’à décision de la Cour de Cassation et, le cas échéant, du Conseil Constitutionnel.

Le Greffier                                                        Le Président

Nathalie PINSON                                               Bertrand GAUTIER

Abstracts