Cour d'Appel de Rennes

Arrêt du 29 juillet 2022 n° 21/06813

29/07/2022

Non renvoi

2ème Chambre

 

ARRÊT N°446

 

N° RG 21/06813

 

N° Portalis DBVL-V-B7F-SFFD

 

M. [E] [N]

 

C/

 

Caisse CARMF (CARMF)

 

Copie exécutoire délivrée

 

le :

 

à :

 

- Me RENAUDIN

 

- Me CHUPIN

 

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

 

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

 

COUR D'APPEL DE RENNES

 

ARRÊT DU 29 JUILLET 2022

 

COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ :

 

Président : Monsieur Joël CHRISTIEN, Président de Chambre,

 

Assesseur : Monsieur Jean-François POTHIER, Conseiller,

 

Assesseur : Madame Hélène BARTHE-NARI, Conseillère,

 

GREFFIER :

 

Madame Ludivine MARTIN, lors des débats et lors du prononcé

 

MINISTERE PUBLIC :

 

Auquel l'affaire a été régulièrement communiquée.

 

DÉBATS :

 

A l'audience publique du 27 Mai 2022

 

devant Madame Hélène BARTHE-NARI, magistrat rapporteur, tenant seul l'audience, sans opposition des représentants des parties, et qui a rendu compte au délibéré collégial

 

ARRÊT :

 

Contradictoire, prononcé publiquement le 29 Juillet 2022, après prorogations, par mise à disposition au greffe comme indiqué à l'issue des débats

 

****

 

APPELANT :

 

Monsieur [E] [N]

 

né le [Date naissance 1] 0196 à [Localité 6] (29)

 

[Adresse 5]

 

[Localité 2]

 

Représenté par Me Jean-Paul RENAUDIN de la SCP GUILLOU-RENAUDIN, Postulant, avocat au barreau de RENNES

 

Représenté par Me Ana Cristina COIMBRA, plaidant, avocat au barreau de BORDEAUX

 

INTIMÉE :

 

CAISSE AUTONOME DE RETRAITE DES MEDECINS DE FRANCE

 

[Adresse 3]

 

[Localité 4]

 

Représentée par Me Vincent CHUPIN de la SELARL PUBLI-JURIS, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de NANTES

 

EXPOSE DU LITIGE :

 

Par acte d'huissier en date du 24 février 2021, la Caisse autonome de retraite des médecins de France (ci-après la CARMF) a délivré à M. [E] [N] commandement aux fins de saisie-vente pour la somme totale de 76 133,42 euros, en vertu de deux jugements du tribunal de grande instance et du tribunal judiciaire de Nantes, en date des 18 octobre 2019 et 17 juillet 2020, ayant condamné celui-ci, en sa qualité de médecin exerçant à titre libéral, à lui payer des cotisations et majorations de retard au titre de l'année 2016 et de l'année 2017.

 

Par acte d'huissier en date du 19 mars 2021, M. [N] a assigné la CARMF devant le juge de l'exécution du tribunal judiciaire de Nantes afin notamment d'obtenir la nullité du commandement de payer.

 

Par jugement du 6 octobre 2021, le juge de l'exécution a :

 

- débouté M. [E] [N] de l'ensemble de ses demandes,

 

- condamné M. [E] [N] aux entiers dépens,

 

- condamné M. [E] [N] à payer à la société CARMF la somme de 800 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

 

- rappelé que la décision bénéficie de droit de l'exécution provisoire.

 

Par déclaration en date du 12 octobre 2021, M. [N] a relevé appel de ce jugement.

 

Par mémoire distinct en date du 27 octobre 2021, il a saisi la cour d'une question prioritaire de constitutionnalité relative à l'article L. 122-1 du code de la sécurité sociale, rédigée ainsi :

 

'les dispositions de l'article L.122-1 du code de sécurité social français portent-elles atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789, intégrée au bloc constitutionnel, au point 9 du Préambule de la Constitution de 1946 et aux articles 1 et 2 de la Constitution de la République française ''

 

Par ses dernières conclusions signifiées le 2 mai 2022, il demande à la cour de :

 

- juger l'appel recevable ;

 

- réformer le jugement du juge de l'exécution de Nantes en date du 6 octobre 2021,

 

Et, statuant à nouveau,

 

- transmettre à la Cour de cassation pour renvoi au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité ,

 

- surseoir à statuer jusqu'à décision définitive sur cette question,

 

Subsidiairement, pour le cas où la cour ne ferait pas droit à la précédente demande,

 

- juger l'acte de commandement de payer aux fins de saisie-vente litigieux nul et de nul effet ;

 

En tout état de cause,

 

- ordonner la mainlevée dudit commandement de payer,

 

- débouter la poursuivante de toutes ses demandes, fins et conclusions contraires à celles de l'appelant,

 

- condamner la CARMF à payer à l'appelant la somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

 

Subsidiairement, pour le cas où la cour ne ferait pas droit aux précédentes demandes,

 

- accorder à l'appelant un délai de grâce d'une durée de 24 mois pour payer tel montant.

 

Selon ses dernières conclusions notifiées le 25 novembre 2021, la Caisse autonome de retraite des médecins de France demande à la cour de :

 

- déclarer irrecevable la demande du docteur [E] [N] de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité en tant qu'elle est présentée dans ses conclusions d'appelant ,

 

- débouter le docteur [E] [N] de sa demande de sursis à statuer,

 

- confirmer le jugement rendu par le juge de l'exécution du tribunal judiciaire de Nantes le 6 octobre 2021

 

Y additant,

 

- condamner le docteur [E] [N] à verser à la Caisse autonome de retraite des médecins de France la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais non répétibles d'appel,

 

- condamner le docteur [E] [N] aux entiers dépens d'appel,

 

- débouter le docteur [E] [N] de l'intégralité de ses demandes, écrits, fins et conclusions plus amples ou contraires.

 

La CARMF a également déposé un mémoire en réponse à la question prioritaire de constitutionnalité le 25 novembre 2021.

 

En son avis daté du 25 avril 2022, notifié aux parties par le RPVA, le ministère public a conclu à la recevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée mais à son non-transmission, le critère de sérieux n'étant pas rempli. Il a requis par ailleurs, le prononcé d'une amende civile de 5 000 euros sur le fondement de l'article 559 alinéa 1 du code de procédure civile. Il a exposé que :

 

- la question prioritaire de constitutionnalité était recevable pour avoir été soulevée par un écrit distinct et motivé en application de l'article 126-2 du code de procédure civile,

 

- la disposition contestée était applicable à la procédure, le requérant étant partie à un contentieux l'opposant à un organisme français de sécurité sociale,

 

- la disposition n'avait pas été déclarée conforme à la constitution dans les motifs ou le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel,

 

- la question prioritaire de constitutionnalité était dépourvue de caractère sérieux en ce que M. [N] ne démontrait pas en quoi le législateur, portant une appréciation différente sur les établissements concernés en raison de leur nature, leur mission et des contrôles auxquels est soumise leur activité, aurait établi une discrimination arbitraire en adoptant l'article L. 122-1 du code de la sécurité sociale,

 

- elle était également dépourvue de caractère sérieux en ce que la CARMF, organisme chargé d'une mission de service public relève de la branche de recouvrement du régime général de la sécurité sociale , qui ne contrevient pas aux dispositions du point 9 du préambule de la constitution de 1946 ni aux principes d'égalité et de propriété.

 

EXPOSE DES MOTIFS :

 

Sur la recevabilité formelle de la question prioritaire de constitutionnalité :

 

Il résulte de l'article 6-1 de la constitution du 4 octobre 1958 inséré par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2018 que ' lorsqu'à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la constitution garantit, le Conseil Constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé'.

 

L'article 23-1 de l'ordonnance n°58 - 1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil Constitutionnel telle que modifiée dispose en outre que, devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, est à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé.

 

En l'espèce, la cour est saisie d'une question prioritaire de constitutionnalité par un mémoire distinct et motivé portant sur la constitutionnalité d'une disposition législative de sorte que les conditions formelles sont respectées.

 

Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité:

 

Aux termes de l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, la juridiction transmet sans délai la question prioritaire de constitutionnalité si les conditions cumulatives suivantes sont réunies :

 

- la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure ou constitue le fondement des poursuites,

 

- elle n'a pas été déclarée conforme à la constitution dans les motifs ou le dispositif d'une décision du Conseil Constitutionnel sauf changement de circonstances,

 

- elle n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

 

M. [N] conteste la constitutionnalité de l'article L. 122-1 du code de la sécurité sociale qui prévoit, dans sa rédaction en vigueur depuis le 14 mai 2022 :

 

' Tout organisme de sécurité sociale est tenu d'avoir un directeur général ou un directeur et un directeur comptable et financier.

 

Les dispositions du premier alinéa du présent article sont applicables à tous les organismes de droit privé jouissant de la personnalité civile ou de l'autonomie financière et assurant en tout ou en partie la gestion d'un régime légalement obligatoire d'assurance contre la maladie, la maternité, la vieillesse, l'invalidité, le décès, le veuvage, la perte d'autonomie, les accidents du travail, les maladies professionnelles ou de prestations familiales ainsi qu'aux unions ou fédérations desdits organismes.

 

Le directeur général ou le directeur décide des actions en justice à intenter au nom de l'organisme dans les matières concernant les rapports dudit organisme avec les bénéficiaires des prestations, les cotisants, les producteurs de biens et services médicaux et les établissements de santé, ainsi qu'avec son personnel à l'exception du directeur général ou du directeur lui même. Dans les autres matières, il peut recevoir délégation permanente du conseil ou du conseil d'administration pour agir en justice. Il informe périodiquement le conseil ou le conseil d'administration des actions engagées, de leur déroulement et de leurs suites.

 

Le directeur général ou le directeur représente l'organisme en justice et dans tous les actes de la vie civile. Il peut donner mandat à cet effet à certains agents de son organisme ou à un agent d'un autre organisme de sécurité sociale.

 

Les dispositions du troisième et quatrième alinéas du présent article sont applicables à tous les organismes de tous régimes de sécurité sociale sauf :

 

1°) aux caisses ayant la forme d'établissements publics,

 

2°) à la caisse autonome de la sécurité sociale des mines,

 

3°) (abrogé)

 

4°) à la caisse des français à l'étranger.'

 

La disposition contestée est applicable au litige puisque la CARMF agit en recouvrement de sommes que M. [N] a été condamnées à lui payer au titre des cotisations sociales pour les années 2016 et 2017 'en vertu de l'article L. 122-1 du code de la sécurité sociale, poursuites diligences de son directeur' comme précisé sur le commandement de payer litigieux.

 

Par ailleurs, le Conseil Constitutionnel n'a pas déjà eu à se prononcer sur la conformité à la constitution de cet article. Les deux premières conditions sont donc remplies.

 

S'agissant du caractère sérieux de la question soulevée, il sera observé que M. [N] soutient d'une part, que l'article L. 122-1 du code de la sécurité sociale porte atteinte au principe de l'égalité en instaurant un régime discriminatoire puisqu'il impose, selon lui, les obligations découlant de cette article à une personne morale de droit privé pratiquant une activité d'assurance telle que la CARMF et d'autre part, que cet article constitue une violation du bloc constitutionnel et notamment du point 9 du Préambule de la Constitution de 1946 qui dispose ' tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'une monopole de fait , doit devenir la propriété de la collectivité.'

 

Outre le fait que M. [N] n'explique pas en quoi le fait que l'article L. 122-1 impose à la CARMF l'obligation d'avoir un directeur et un directeur financier porte atteinte au principe d'égalité, il sera rappelé que le Conseil Constitutionnel juge de manière constante que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit.

 

Il est constant que la CARMF, instituée, comme elle le rappelle dans son mémoire en réponse, par décret n°48-1179 du 19 juillet 1948 pour assurer la gestion de l'assurance vieillesses et invalidité décès des médecins, est l'une des dix sections professionnelles de l'organisme autonome d'assurance vieillesse des professions libérales. Elle tient des dispositions de l'article L. 641-1 du code de la sécurité sociale la personnalité juridique et l'autonomie financière. C'est un organisme de sécurité sociale. Chargée d'une mission de service public, elle ne peut être placée dans la même situation comptable qu'une autre personne morale de droit privé qui ne serait pas chargée d'une telle mission.

 

Il apparaît en outre, qu'en instaurant par le biais de l'article L. 122-1 du code de la sécurité sociale un régime uniforme pour tous les organismes de sécurité sociale, à l'exception de trois d'entre eux, le législateur a soumis la CARMF à une différence de traitement justifiée par un intérêt général qui se dégage de la loi elle même.

 

De même, la CARMF, organisme de sécurité sociale, gérant des régimes d'assurance vieillesse légaux et obligatoires fondés sur le principe de la solidarité et n'exerçant pas une activité économique, ne peut être assimilée à une entreprise au sens du point 9 du Préambule de la Constitution.

 

Il s'avère que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée est dépourvue de tout caractère sérieux. Les conditions cumulatives de l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ne sont donc pas réunies. Il n'y a pas lieu en conséquence de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité soulevée devant la cour.

 

M. [N] supportera les dépens de la question prioritaire de constitutionnalité. La légèreté des moyens exposés au soutien de la demande de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité ne peut suffire à caractériser l'abus de procédure. Il n'y a pas lieu de prononcer une amende civile.

 

PAR CES MOTIFS, LA COUR :

 

Dit n'y avoir lieu à transmission de la question prioritaire de constitutionnalité présentée par M. [N] et relative à l'article L. 122-1 du code de la sécurité sociale,

 

Dit n'y avoir lieu au prononcé d'une amende civile,

 

Condamne M. [E] [N] aux dépens de la question prioritaire de constitutionnalité.

 

LE GREFFIERLE PRÉSIDENT