Tribunal administratif d'Amiens

Jugement du 21 juillet 2022 n° 1903068

21/07/2022

Irrecevabilité

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et trois mémoires, enregistrés les 13 septembre 2019, 15 octobre 2021, 30 mars 2022 et 2 mai 2022, M. A, Joseph D et Mme E, Patricia C, épouse D, représentés par la SCP Bejin-Camus-Belot, demandent au tribunal de prononcer la décharge des suppléments d'impôt sur le revenu, ainsi que des contributions sociales, auxquels ils ont été assujettis au titre des années 2013 et 2014, pour un montant total, en droits et pénalités, de 91 467 euros.

Ils soutiennent que :

- il n'y a pas autorité de chose jugée au pénal, de sorte qu'ils sont fondés à contester que les fonds détournés étaient imposables dès lors que Mme D gérait les comptes de sa mère ; pour les mêmes motifs, la proposition de rectification est insuffisamment motivée ;

- la taxation d'office n'a pas été précédée de l'envoi d'une mise en demeure ;

- la charge de la preuve repose sur l'administration fiscale ;

- le montant du bénéfice imposable n'est pas celui dans le jugement pénal mais est limité à la somme de 50 000 euros, ainsi qu'en atteste la victime, déduction faite des sommes issues de l'indivision successorale ;

- Mme D n'a pas appréhendé les sommes en litige, ayant agi en qualité d'intermédiaire auprès de tiers ;

- il y a lieu de tenir compte des charges déductibles et des remboursements déjà effectués ;

- le redressement méconnait les stipulations de l'article 4 du protocole 7 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ainsi que de l'article 13 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Par trois mémoires en défense, enregistrés les 13 décembre 2019, 11 mars 2022 et 22 avril 2022, la directrice départementale des finances publiques de la Somme conclut au rejet de la requête.

Elle fait valoir qu'aucun des moyens de la requête n'est fondé.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Beaujard, conseiller,

- et les conclusions de Mme Redondo, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. Après exercice du droit de communication auprès de l'autorité judiciaire, le service a procédé à une évaluation d'office des revenus de M. et Mme D, qu'il a imposés dans la catégorie des bénéfices non commerciaux pour des montants de 55 799 euros en 2013 et 36 740 euros en 2014, majorés de 25 % en l'absence d'adhésion à un centre de gestion et de 80% pour activité illicite ou occulte, par une proposition de rectification en date du 14 juin 2018. Leur réclamation ayant été rejetée le 3 septembre 2019, M. et Mme D demandent la décharge de ces impositions supplémentaires.

Sur le principe de l'existence et de la qualification du revenu :

2. Aux termes de l'article 92 du code général des impôts : " 1. Sont considérés comme provenant de l'exercice d'une profession non commerciale ou comme revenus assimilés aux bénéfices non commerciaux, les bénéfices des professions libérales, des charges et offices dont les titulaires n'ont pas la qualité de commerçants et de toutes occupations, exploitations lucratives et sources de profits ne se rattachant pas à une autre catégorie de bénéfices ou de revenus () "

3. Il ressort des constatations de fait du juge pénal, reprises dans la proposition de rectification que, par un jugement devenu définitif du tribunal correctionnel de Laon du 1er février 2018, Mme D, qui a reconnu les faits reprochés, a été condamnée pour abus de confiance au préjudice de sa mère Mme F B, de sorte que les revenus en litige résultent de tels détournements. Dès lors que l'autorité de la chose jugée par le juge pénal s'impose au juge administratif quant à la matérialité des faits qu'il a constatés, M. et Mme D ne sont pas fondés à contester que les fonds appréhendés ne constituent pas des revenus imposables au motif que Mme D était dépositaire de ces fonds, ce qui, au demeurant n'est nullement établi. Par suite, le service a correctement estimé au regard d'un tel jugement que les revenus provenant de cette activité étaient illicites et étaient imposables dans la catégorie des bénéfices non commerciaux en vertu de l'article 92, précité, du code général des impôts.

Sur l'évaluation d'office :

4. Aux termes de l'article L. 68 du livre des procédures fiscales : " La procédure de taxation d'office prévue aux 2° et 5° de l'article L. 66 n'est applicable que si le contribuable n'a pas régularisé sa situation dans les trente jours de la notification d'une mise en demeure. Toutefois, il n'y a pas lieu de procéder à cette mise en demeure : () 3° Si le contribuable s'est livré à une activité occulte, au sens du deuxième alinéa de l'article L. 169 () ". Aux termes de l'article L. 73 du même livre : " Peuvent être évalués d'office : () 2° Le bénéfice imposable des contribuables qui perçoivent des revenus non commerciaux ou des revenus assimilés lorsque la déclaration annuelle prévue à l'article 97 du code général des impôts n'a pas été déposée dans le délai légal ; () Les dispositions de l'article L. 68 sont applicables dans les cas d'évaluation d'office prévus aux 1° et 2°. ". Aux termes de l'article L. 169 dudit livre, dans sa rédaction alors applicable : " () L'activité occulte est réputée exercée lorsque le contribuable n'a pas déposé dans le délai légal les déclarations qu'il était tenu de souscrire et soit n'a pas fait connaître son activité à un centre de formalités des entreprises ou au greffe du tribunal de commerce, soit s'est livré à une activité illicite () ".

5. Il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que Mme D s'est livrée à une activité illicite de détournement de fonds imposable dans la catégorie des bénéfices non commerciaux, dont elle n'a pas déclaré les résultats. Une telle activité constitue une activité occulte au sens du deuxième alinéa de l'article L. 169 du livre des procédures fiscales. Par suite, l'administration pouvait régulièrement évaluer d'office les profits issus de ces détournements sur le fondement des dispositions précitées du 2° de l'article L. 73 du livre des procédures fiscales, sans être tenue de mettre au préalable le contribuable en demeure de déposer la déclaration annuelle de revenus prévue par les dispositions de l'article 97 du code général des impôts, s'agissant d'une activité illicite. Les moyens, tirés de ce que c'est à tort que le service a évalué d'office les revenus en litige et de ce qu'il n'a pas, préalablement, envoyé une mise en demeure, doivent dès lors être écartés.

Sur la régularité de la procédure d'imposition :

6. En vertu de l'article L. 76 du livre des procédures fiscales, dont les dispositions ont notamment trait à la motivation des propositions de rectification adressées, comme en l'espèce, dans le cadre des procédures de rectification d'office, il incombe à l'administration de porter les bases ou éléments servant au calcul des impositions établies d'office, ainsi que leurs modalités de détermination, à la connaissance du contribuable trente jours au moins avant la mise en recouvrement des impositions. Il résulte de l'instruction, notamment de la proposition de rectification du 14 juin 2018, que, pour justifier les redressements en litige, le service s'est fondé, notamment, sur le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Laon, comme il a été dit au point 3 du présent jugement ainsi que sur les renseignements obtenus de l'autorité judiciaire par l'exercice de son droit de communication, notamment des procès-verbaux d'audition. Par suite, les requérants, dont le moyen n'est pas autrement développé, ne sont pas fondés à se prévaloir d'une insuffisance de motivation de la proposition de rectification.

Sur le bien-fondé des impositions :

7. Aux termes de l'article L. 193 du livre des procédures fiscales : " Dans tous les cas où une imposition a été établie d'office la charge de la preuve incombe au contribuable qui demande la décharge ou la réduction de l'imposition ". L'article R. 193-1 du même livre dispose que : " Dans le cas prévu à l'article L. 193 le contribuable peut obtenir la décharge ou la réduction de l'imposition mise à sa charge en démontrant son caractère exagéré ". Les bénéfices non commerciaux tirés par les requérants de l'activité de détournements de fonds ayant été taxés d'office en application de l'article L. 73 du livre des procédures fiscales, ils supportent la charge de la preuve de l'exagération des impositions mises à leur charge.

8. En premier lieu, ainsi qu'il a été dit au point 3 du présent jugement, par un jugement devenu définitif, le tribunal correctionnel de Laon a condamné Mme D du chef de détournement de fonds à raison d'un montant de 92 538,90 euros, de sorte que ces constatations de fait, qui sont le support nécessaire de la condamnation prononcée, ont l'autorité de la chose jugée. En tout état de cause, il résulte de l'instruction que, sur la base de renseignements obtenus de l'autorité judiciaire par l'exercice de son droit de communication, en particulier les procès-verbaux d'audition, le service a imposé l'ensemble des retraits en espèce, chèques émis et paiements par carte bancaire pour des sommes totales de 55 799 euros au titre de 2013 et 36 740 euros au titre de l'année 2014, soit un montant global de 92 538,90 euros, correspondant à celui retenu dans le jugement pénal précité. Dans ces conditions, et alors que la charge de la preuve de l'exagération des bases d'imposition pèse sur les requérants, ni le courrier rédigé par la victime, dans un cadre amiable, mentionnant un préjudice de 50 000 euros ni la circonstance, alléguée mais non établie, que les sommes détournées proviendraient pour partie d'une indivision successorale, ne remettent en cause le montant retenu par l'administration au titre des bénéfices non commerciaux.

9. En deuxième lieu, la circonstance, au demeurant non établie par les pièces produites au dossier, que Mme D n'aurait pas conservé les sommes qu'elle a détournées, et donc appréhendées à cette occasion, au motif qu'elle aurait été une intermédiaire, est sans incidence sur le bien-fondé des impositions en litige. En tout état de cause, M. et Mme D n'apporte aucun élément probant au soutien de leur argumentation alors qu'il résulte de l'instruction, notamment des procès-verbaux d'audition et d'investigation que les sommes en litige ont été dépensées dans l'intérêt des requérants et non de ceux de la victime.

10. En troisième lieu, aux termes de l'article 93 du code général des impôts : " 1. Le bénéfice à retenir dans les bases de l'impôt sur le revenu est constitué par l'excédent des recettes totales sur les dépenses nécessitées par l'exercice de la profession () ". Il résulte des dispositions précitées qu'une dépense engagée pour l'exercice d'une activité illicite ne peut être regardée, de ce seul fait, comme non déductible des revenus bruts retirés de cette activité. Toutefois, si les contribuables se prévalent du caractère déductible des sommes en litige, ils n'en apportent pas la preuve alors que la charge leur en incombe. Par suite, le moyen tiré du caractère déductible des sommes en litige manque en fait et doit, dès lors, être écarté.

11. En quatrième lieu, aux termes de l'article 156 du code général des impôts : " L'impôt sur le revenu est établi d'après le montant total du revenu net annuel dont dispose chaque foyer fiscal. Ce revenu net est () sous déduction : I. du déficit constaté pour une année dans une catégorie de revenus ; si le revenu global n'est pas suffisant pour que l'imputation puisse être intégralement opérée, l'excédent du déficit est reporté successivement sur le revenu global des années suivantes jusqu'à la sixième année inclusivement. Toutefois, n'est pas autorisée l'imputation : () 1° Des déficits provenant d'activités non commerciales au sens de l'article 92, autres que ceux qui proviennent de l'exercice d'une profession libérale ou des charges et offices dont les titulaires n'ont pas la qualité de commerçants ; ces déficits peuvent cependant être imputés sur les bénéfices tirés d'activités semblables durant la même année ou les six années suivantes () ".

12. Les opérations de détournements de fonds et d'abus de confiance, qui ne relèvent ni de l'exercice d'une profession libérale, ni de celui d'une charge ou d'un office, ne peuvent, de ce seul fait, en application des dispositions susvisées du 2° du I. de l'article 156 du code général des impôts, engendrer des déficits déductibles du revenu global de leur auteur. Ces déficits sont, le cas échéant, exclusivement imputables sur les revenus, assimilés à des bénéfices non commerciaux, qui ont pu être en même temps tirés de pareilles occupations, activités ou sources de profits.

13. En l'espèce, il est constant que le déficit dont les requérants soutiennent qu'il doit être imputé sur leur revenu global résulte exclusivement du remboursement, partiel, des fonds détournés par Mme D. Dès lors, un tel déficit ne peut donner lieu à une imputation sur le revenu global des requérants.

14. En cinquième lieu, aux termes du premier alinéa de l'article 4 du protocole n° 7 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même Etat en raison d'une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet Etat ". La règle " non bis in idem ", telle qu'elle résulte de ces stipulations, ne trouve à s'appliquer, selon la réserve accompagnant l'instrument de ratification de ce protocole par la France et publiée au Journal officiel de la République française du 27 janvier 1989, à la suite du protocole lui-même, que pour " les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale ", et n'interdit ainsi pas le prononcé de sanctions administratives parallèlement aux décisions définitives prononcées par le juge répressif.

15. Si M. et Mme D soutiennent que les cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales mises à leur charge constituent une sanction de nature répressive contraire au principe du " non bis in idem " dès lors que Mme D a déjà fait l'objet d'une condamnation pénale, il résulte des dispositions précitées de l'article 92 du code général des impôts que l'imposition des sommes détournées n'a pas le caractère d'une sanction, mais celui d'une réparation du préjudice subi par le Trésor du fait de l'omission de déclaration de revenus tirés d'une activité occulte.

16. En sixième et dernier lieu, aux termes de l'article 13 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ".

17. En se bornant à contester l'application des dispositions citées précédemment du code général des impôts par l'administration fiscale au regard du principe d'égalité devant les charges publiques sans faire valoir de précisions quant à leurs capacités contributives, les requérants soulèvent un moyen qui emporte l'appréciation par le juge administratif de la constitutionnalité d'une disposition législative qui ne saurait être valablement soulevé que dans le cadre d'un mémoire distinct et motivé portant question prioritaire de constitutionnalité prévue par l'article 61-1 de la Constitution, dans les conditions de l'article R. 771-3 du code de justice administrative et de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Par suite, un tel moyen doit être écarté.

18. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions à fin de décharge de M. et Mme D doivent être rejetées.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de M. et Mme D est rejetée.

Article 2 : Le présent jugement sera notifié à M. A D, à Mme E C, épouse D et à la directrice départementale des finances publiques de la Somme.

Délibéré après l'audience du 7 juillet 2022 à laquelle siégeaient :

M. Derlange, président,

M. Beaujard, conseiller,

Mme Nour, conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 21 juillet 2022.

Le rapporteur,

Signé

V. BEAUJARD

Le président,

Signé

S. DERLANGE La greffière,

 

Signé

T. PETR

La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Code publication

C