Cour administrative d'appel de Lyon

Ordonnance du 5 juillet 2022 n° 21LY00702

05/07/2022

Non renvoi

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure

L'association Foyer du Léman a demandé au tribunal administratif de Grenoble d'annuler la décision du 28 septembre 2017 par laquelle la directrice du conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres a décidé de préempter plusieurs parcelles situées sur le territoire de la commune de Chens-sur-Léman au titre des espaces naturels sensibles et de mettre à la charge du conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1706647 du 25 janvier 2021, le tribunal administratif de Grenoble a annulé la décision de la directrice du conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres du 28 septembre 2017 préemptant plusieurs parcelles situées sur le territoire de la commune de Chens-sur-Léman au titre des espaces naturels sensibles et a rejeté le surplus des conclusions des parties.

Procédure devant la cour

Par une requête enregistrée le 9 mars 2021 sous le n° 21LY00702 et un mémoire, enregistré le 28 février 2022, le conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres, représenté par Me Stahl, demande à la cour :

- d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Grenoble du 25 janvier 2021 ;

- de rejeter la demande présentée par l'association Foyer du Léman devant le tribunal administratif de Grenoble ;

- de mettre à la charge de l'association Foyer du Léman le versement d'une somme de 3 000 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

Par un mémoire distinct enregistré sous le même numéro le 2 mai 2022, l'association Foyer du Léman, représentée par Me Jacques (SELAS Léga-Cité), demande à la cour, sur le fondement de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et en défense de la requête du conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres tendant à l'annulation de ce jugement, de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution du II de l'article 233 de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

L'association Foyer du Léman soutient que :

- les dispositions du II de l'article 233 de la loi du 22 août 2021, dont se prévaut le conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres, sont applicables au litige ;

- la question de la constitutionnalité de ces dispositions n'a pas été soumise au Conseil constitutionnel, sa décision n° 2021-825 DC du 13 août 2021 ne se prononçant pas sur ces dispositions ;

- la question de la constitutionnalité de ces dispositions n'est pas dépourvue de caractère sérieux, dès lors que la validation rétroactive de décisions de préemption à laquelle elles procèdent n'est pas justifiée par un motif impérieux d'intérêt général et porte atteinte au droit de propriété, protégé par l'article 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, et à la liberté contractuelle, issue de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen

Par un mémoire enregistré le 13 mai 2022, le conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres soutient que les conditions posées par l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ne sont pas remplies, la question de constitutionnalité soulevée étant dépourvue de caractère sérieux.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- l'ordonnance n° 2015-1174 du 23 septembre 2015 ;

- le code de l'urbanisme ;

- la loi n° 85-729 du 18 juillet 1985 ;

- la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 ;

- la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021, en particulier le II de son article 233 ;

- le code de justice administrative ;

1. Il résulte des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, que la cour administrative d'appel saisie d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, présenté dans un écrit distinct et motivé, statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances et, que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux. Le second alinéa de l'article 23-2 de la même ordonnance précise que : " En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu'elle est saisie de moyens contestant la conformité d'une disposition législative, d'une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d'autre part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d'Etat () ". L'article R. 771-7 du code de justice administrative dispose en outre que : " Les () présidents de formation de jugement () des cours ou les magistrats désignés à cet effet par le chef de juridiction peuvent, par ordonnance, statuer sur la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité ".

2. Aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ". Il résulte de cette disposition que si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit ou valider un acte administratif ou de droit privé, c'est à la condition que cette modification ou cette validation respecte tant les décisions de justice ayant force de chose jugée que le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions et que l'atteinte aux droits des personnes résultant de cette modification ou de cette validation soit justifiée par un motif impérieux d'intérêt général. En outre, l'acte modifié ou validé ne doit méconnaître aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf à ce que le motif impérieux d'intérêt général soit lui-même de valeur constitutionnelle. Enfin, la portée de la modification ou de la validation doit être strictement définie.

3. Aux termes du II de l'article 233 de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets : " II. - Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, sont validées les décisions de préemption prises entre le 1er janvier 2016 et l'entrée en vigueur du présent article, en tant que leur légalité est ou serait contestée par un moyen tiré de l'abrogation de l'article L. 142-12 du code de l'urbanisme par l'ordonnance n° 2015-1174 du 23 septembre 2015 relative à la partie législative du livre Ier du code de l'urbanisme ".

4. Dans un avis contentieux n°439801 du 29 juillet 2020, le Conseil d'Etat a indiqué que l'ordonnance du 23 septembre 2015 relative à la partie législative du livre Ier du code de l'urbanisme, ratifiée par l'article 156 de la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, a recodifié les dispositions relatives aux espaces naturels sensibles, d'une part, aux articles L. 113-8 et suivants pour les dispositions relatives à la politique départementale de protection des espaces naturels sensibles, et, d'autre part, aux articles L. 215-1 et suivants pour celles relatives au droit de préemption dans ces espaces. Cette ordonnance ayant abrogé, à compter du 1er janvier 2016, la partie législative du livre Ier du code de l'urbanisme dans sa rédaction antérieure, sans reprendre les dispositions de l'article L. 142-12, le droit de préemption prévu aux articles L. 215-1 et suivants du code de l'urbanisme n'est, depuis cette date, plus applicable dans les zones de préemption créées par les préfets au titre de la législation sur les périmètres sensibles avant l'entrée en vigueur de la loi du 18 juillet 1985, sauf à ce que le département les ait incluses dans les zones de préemption qu'il a lui-même créées au titre des espaces naturels sensibles.

5. Les dispositions du II de l'article 233 de la loi du 22 août 2021, dont la constitutionnalité est contestée par l'association Foyer du Léman, ont pour objet de valider les décisions de préemption, ainsi privées de base légale, intervenues dans les zones de préemption créées par les préfets au titre de la législation sur les périmètres sensibles avant l'entrée en vigueur de la loi du 18 juillet 1985, dès lors qu'elles seraient contestées sur le fondement d'un moyen tiré de l'abrogation de l'article L. 142-12 du code de l'urbanisme.

6. Selon l'association Foyer du Léman, ces dispositions méconnaissent les exigences constitutionnelles applicables aux lois de validation.

7. Toutefois, d'une part, ces dispositions ne valident les décisions de préemption en cause qu'en tant qu'elles seraient contestées sur le fondement d'un moyen tiré de l'abrogation de l'article L. 142-12 du code de l'urbanisme, en réservant expressément les décisions passées en force de chose jugée. Ainsi, la validation qu'elles opèrent, qui ne portent pas sur des peines ou sanctions, respecte les décisions de justice ayant force de chose jugée et des sanctions et est strictement définie.

8. D'autre part, cette validation tend à sécuriser juridiquement les actes concourant à la politique menée par les départements en faveur de la protection des espaces naturels sensibles et de la préservation de la biodiversité. Elle répond ainsi à un motif impérieux d'intérêt général.

9. Enfin, il est loisible au législateur d'apporter aux conditions d'exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ainsi qu'à la liberté contractuelle, qui découle de son article 4, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi.

10. Il est constant que les décisions de préemption ainsi validées ont été adoptées sur le fondement des articles L. 215-1 et suivants du code de l'urbanisme, précédemment codifiés aux articles L. 142-1 et suivants du même code. Il résulte de ces dispositions que le droit de préemption dans les espaces naturels sensibles institué au profit des départements, et, par substitution, du conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres, poursuit l'objectif de protection et d'ouverture au public de ces espaces, lequel constitue un objectif d'intérêt général. Les espaces soumis à ce droit sont ceux dans lesquels la qualité des sites, des paysages, des milieux naturels ou des champs naturels d'expansion des crues mérite d'être préservée et les habitats naturels sauvegardés. L'exercice de ce droit n'est possible que dans des zones préalablement délimitées à cette fin, dans le cadre d'une politique d'ensemble de protection, de gestion et d'ouverture au public de ces espaces, à laquelle ne pourrait se substituer de façon équivalente la juxtaposition d'initiatives privées de protection de ces espaces. Les décisions de préemption doivent elles-mêmes répondre aux objectifs de cette politique et être justifiées par la protection des parcelles en cause et leur ouverture ultérieure au public, sous réserve que la fragilité du milieu naturel ou des impératifs de sécurité n'y fassent pas obstacle. En vertu de l'article L. 215-21 du code de l'urbanisme, les terrains acquis en vertu de ce droit de préemption doivent faire l'objet d'un aménagement, compatible avec la sauvegarde des sites, des paysages et des milieux naturels, en vue de leur ouverture au public, sous la même réserve, et la personne publique qui en est propriétaire doit les préserver, les aménager et les entretenir dans l'intérêt du public. Enfin, en vertu de l'article L. 215-22 du même code, si un terrain acquis par l'exercice de ce droit n'a pas été utilisé comme espace naturel, dans les conditions ainsi définies, dans un certain délai, l'ancien propriétaire ou ses ayants cause universels ou à titre universel peuvent en obtenir la rétrocession.

11. Par suite, ces dispositions, par lesquelles le législateur a défini avec une précision suffisante l'objectif poursuivi par le droit de préemption des espaces naturels sensibles et les espaces susceptibles d'être préemptés, ni, dès lors, les décisions de préemption prises en leur application, telles que celles validées par le II de l'article 233 de la loi du 22 août 2021, ne portent pas au droit de propriété et à la liberté contractuelle une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif qu'elles poursuivent. Ainsi, et contrairement à ce que soutient l'association Foyer Léman, les décisions validées par le II de l'article 233 de la loi du 22 août 2021 ne méconnaissent pas de règles ou principes de valeur constitutionnelle.

12. Il résulte de ce qui précède que la question de constitutionnalité soulevée par l'association Foyer Léman est dépourvue de caractère sérieux et qu'il n'y a dès lors pas lieu de la transmettre au Conseil d'Etat.

ORDONNE :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l'association Foyer Léman dans l'instance n° 21LY00702.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association Foyer Léman, au conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres et à la SAFER Auvergne-Rhône-Alpes.

Copie en sera adressée à la commune de Chens-sur-Léman.

Fait à Lyon, 5 juillet 202Le président de la 3ème chambre,

Jean-Yves Tallec

La République mande et ordonne au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires en ce qui le concerne, ou à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition,

La greffière, QPC

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C