Cour administrative d'appel de Nancy

Arrêt du 16 juin 2022

16/06/2022

Non renvoi

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société à responsabilité limitée (SARL) Inas, a demandé au tribunal administratif de Strasbourg d'annuler la décision du 17 septembre 2019, par laquelle le directeur général de l'Office français de l'immigration et de l'intégration a mis à sa charge la somme totale de 9 364 euros au titre des contributions prévues par les articles L. 8253-1 du code du travail et L. 626-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, ensemble le rejet de son recours gracieux intervenu le 27 novembre 2019, d'annuler le titre de perception émis le 6 novembre 2019 pour recouvrer la somme de 7 240 euros au titre de la contribution prévue par l'article L. 8253-1 du code du travail et de mettre à la charge de l'Office français de l'immigration et de l'intégration une somme de 2 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un mémoire distinct, la SARL Inas a également demandé au tribunal administratif de Strasbourg en application des articles 23-1 et suivants de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du 1er alinéa de l'article L. 8251-1 du code du travail.

Par une ordonnance n° 2000426 du 22 novembre 2021 le président de la 6ème chambre du tribunal administratif de Strasbourg a décidé qu'il n'y avait pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité.

Par un jugement n° 2000426 du 18 janvier 2022, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par un mémoire distinct, enregistré le 17 mars 2022 et présenté à l'appui de sa requête d'appel formée contre ce jugement du 18 janvier 2022, la SARL Inas demande à la cour de transmettre au Conseil d'Etat, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du 1er alinéa de l'article L. 8251-1 du code du travail et d'annuler l'ordonnance de refus de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité.

Elle soutient que :

- la disposition contestée est applicable au litige en cours ;

- elle n'a pas été déclarée conforme dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel ;

- elle présente un caractère sérieux car cette disposition méconnait le principe de légalité des délits et des peines, en ce qu'elle n'est ni précise ni claire; elle méconnait le principe de la présomption d'innocence car le texte institue une présomption de culpabilité ; elle méconnait le principe de fraternité car elle fait obligation à un employeur de congédier un salarié au seul motif qu'il ne dispose plus de titre de séjour régulier ; elle méconnait le droit de propriété, car elle contraint l'employeur obligé de se séparer d'un employé en situation irrégulière à verser à ce dernier une indemnité spéciale de licenciement qui de surcroît est supérieure à l'indemnité légale.

Ce mémoire a été régulièrement communiqué à l'OFII qui n'a pas produit d'observations en défense.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 ;

- la Constitution, notamment son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment ses articles 23-1 à 23-3 ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- le code de justice administrative.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 23-1 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé ". Aux termes de l'article 23-2 de la même ordonnance : " () Le refus de transmettre la question ne peut être contesté qu'à l'occasion d'un recours contre la décision réglant tout ou partie du litige ". Aux termes de l'article R. 771-12 du code de justice administrative : " Lorsque, en application du dernier alinéa de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, l'une des parties entend contester, à l'appui d'un appel formé contre la décision qui règle tout ou partie du litige, le refus de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité opposé par le premier juge, il lui appartient, à peine d'irrecevabilité, de présenter cette contestation avant l'expiration du délai d'appel dans un mémoire distinct et motivé, accompagné d'une copie de la décision de refus de transmission. () ". En vertu de l'article R. 771-5 du code de justice administrative : " Sauf s'il apparaît de façon certaine, au vu du mémoire distinct, qu'il n'y a pas lieu de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité, notification de ce mémoire est faite aux autres parties. () ". L'article R. 771-7 du même code dispose que : " () les présidents de formation de jugement des tribunaux et des cours () peuvent, par ordonnance, statuer sur la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité ".

2. Il résulte de ces dispositions que, lorsqu'un tribunal administratif a refusé de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité qui lui a été soumise, il appartient à l'auteur de cette question de contester ce refus, à l'occasion du recours formé contre le jugement qui statue sur le litige, dans le délai de recours contentieux et par un mémoire distinct et motivé, que le refus de transmission précédemment opposé l'ait été par une décision distincte du jugement, dont il joint alors une copie, ou directement par ce jugement. Saisie de la contestation de ce refus, la cour procède à cette transmission si la question prioritaire de constitutionnalité porte sur une disposition législative et si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux.

3. Aux termes du 1er alinéa de L. 8251-1 du code du travail : " Nul ne peut, directement ou indirectement, embaucher, conserver à son service ou employer pour quelque durée que ce soit un étranger non muni du titre l'autorisant à exercer une activité salariée en France. ". Aux termes de l'article L. 8253-1 du même code : " Sans préjudice des poursuites judiciaires pouvant être intentées à son encontre, l'employeur qui a employé un travailleur étranger en méconnaissance des dispositions du premier alinéa de l'article L. 8251-1 acquitte, pour chaque travailleur étranger non autorisé à travailler, une contribution spéciale. Le montant de cette contribution spéciale est déterminé dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat. Il est, au plus, égal à 5 000 fois le taux horaire du minimum garanti prévu à l'article L. 3231-12. Ce montant peut être minoré en cas de non-cumul d'infractions ou en cas de paiement spontané par l'employeur des salaires et indemnités dus au salarié étranger non autorisé à travailler mentionné à l'article R. 8252-6. Il est alors, au plus, égal à 2 000 fois ce même taux. Il peut être majoré en cas de réitération et est alors, au plus, égal à 15 000 fois ce même taux. L'Office français de l'immigration et de l'intégration est chargé de constater et fixer le montant de cette contribution pour le compte de l'Etat selon des modalités définies par convention. L'Etat est ordonnateur de la contribution spéciale. A ce titre, il liquide et émet le titre de perception. Le comptable public compétent assure le recouvrement de cette contribution comme en matière de créances étrangères à l'impôt et aux domaines ".

4. Aux termes de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. ". Selon l'article 34 de la Constitution : " La loi fixe les règles concernant : () la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables () ". Le législateur tient de l'article 34 de la Constitution, ainsi que du principe de légalité des délits et des peines qui résulte de l'article 8 de la Déclaration de 1789, l'obligation de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire.

5. Si la SARL Inas soutient que l'expression " toute personne " n'est pas définie avec une précision suffisante au regard des exigences découlant du principe de légalité des délits et des peines, il est constant que les dispositions législatives dont la constitutionalité est contestée par la société requérante ne comporte pas une telle mention, laquelle figure au 1er alinéa de l'article L. 8251-1 du code du travail. Par suite, ce moyen doit être écarté.

6. La SARL Inas soutient également que le concept d'emploi indirect d'un étranger non autorisé à exercer une activité salariée en France, contenu dans les dispositions en litige et auxquelles se réfère l'article L. 8253-1 du code du travail qui fixe les sanctions applicables en cas de méconnaissance desdites dispositions, est également imprécis et, par suite, contraire au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines. Toutefois, cette notion est inapplicable au litige en cause dès lors que la société requérante a été sanctionnée par le directeur général de l'Office français de l'immigration et de l'intégration eu égard à la seule circonstance qu'elle a conservé directement, c'est-à-dire dans ses propres effectifs, une ressortissante marocaine qu'elle avait déclarée mais qui n'était plus autorisée à travailler en France sous le statut de salarié. Par suite, ce moyen doit être écarté.

7. Aux termes de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable () ". Toutefois, la présomption d'innocence ne fait pas obstacle à ce que le directeur général de l'Office français de l'immigration et de l'intégration inflige la sanction prévue par l'article L. 8253-1 du code du travail à l'employeur d'un étranger démuni de titre l'autorisant à exercer une activité salariée, sans attendre l'issue d'éventuelles poursuites pénales, lorsqu'après avoir recueilli les observations de l'intéressé, il estime que l'emploi par la personne qu'il sanctionne d'un étranger non autorisé à travailler est établi et ce alors même que le titre de séjour de l'étranger se serait périmé durant l'exécution de son contrat de travail.

8. Si la SARL Inas soutient que la disposition en cause, en ce qu'elle implique de licencier un salarié qui, au cours de l'exécution de son contrat de travail a perdu son autorisation de travailler en France, méconnaît le principe de fraternité, aucun principe ni aucune règle de valeur constitutionnelle n'assure aux étrangers un droit de caractère général et absolu de travailler sur le territoire français et par suite, un tel moyen doit en tout état de cause être écarté.

9. Aux termes de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. ". Aux termes de l'article L. 8252-2 du code du travail : " Le salarié étranger a droit au titre de la période d'emploi illicite : 1° Au paiement du salaire et des accessoires de celui-ci, conformément aux dispositions légales, conventionnelles et aux stipulations contractuelles applicables à son emploi, déduction faite des sommes antérieurement perçues au titre de la période considérée. A défaut de preuve contraire, les sommes dues au salarié correspondent à une relation de travail présumée d'une durée de trois mois. Le salarié peut apporter par tous moyens la preuve du travail effectué ; 2° En cas de rupture de la relation de travail, à une indemnité forfaitaire égale à trois mois de salaire, à moins que l'application des règles figurant aux articles L. 1234-5, L. 1234-9, L. 1243-4 et L. 1243-8 ou des stipulations contractuelles correspondantes ne conduise à une solution plus favorable. 3° Le cas échéant, à la prise en charge par l'employeur de tous les frais d'envoi des rémunérations impayées vers le pays dans lequel il est parti volontairement ou a été reconduit () ".

10. La SARL Inas soutient que la disposition litigieuse porte une atteinte au droit de propriété en ce qu'elle oblige l'employeur à verser une indemnité de licenciement afin d'échapper aux sanctions administratives et pénales applicables en cas d'emploi d'un étranger en situation irrégulière. Toutefois, cette obligation relevant des dispositions de l'article L. 8252-2 du code du travail, différentes des dispositions en litige, un tel moyen est inopérant. Par ailleurs, l'indemnité prévue par cet article n'est due qu'en cas d'emploi d'un étranger en situation irrégulière, notamment, comme en l'espèce, lorsque la relation de travail est maintenue postérieurement à la perte par le salarié étranger de son droit à exercer une activité salariée en France.

11. Il résulte de tout ce qui précède qu'il n'y a pas lieu de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité présentée par la SARL Inas.

O R D O N N E :

Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la SARL Inas.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la société à responsabilité limitée Inas et au directeur général de l'Office français de l'immigration et de l'intégration.

Copie en sera adressée au directeur départemental des finances publiques du Val-de-Marne.

Fait à Nancy, le 16 juin 2022.

La présidente de la 1ère chambre,

Signé : Sylvie Vidal

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui le concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

La greffière,

S. Robinet QPC0