Cour d'Appel de Paris

Arrêt du 9 juin 2022 n° 21/16186

09/06/2022

Non renvoi

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

 

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

 

COUR D'APPEL DE PARIS

 

Pôle 1 - Chambre 10

 

ARRÊT DU 09 JUIN 2022

 

(n° , 6 pages)

 

Numéro d'inscription au répertoire général :

 

N° RG 21/16186 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CEKL7

 

Décision déférée à la cour :

 

jugement du 01 juillet 2021-juge de l'exécution de Paris-RG n° 21/80355

 

APPELANT

 

Monsieur [C] [S]

 

[Adresse 1]

 

[Localité 4]

 

Représenté par Me Agnès ROUX, avocat au barreau de PARIS, toque : P0074

 

Plaidant par Me Ana Cristina Coimbra, avocat au barreau de BORDEAUX

 

INTIMÉE

 

CAISSE AUTONOME DE RETRAITE DES MÉDECINS DE FRANCE

 

[Adresse 2]

 

[Localité 3]

 

Représentée par Me Corinne HAREL, avocat au barreau de PARIS, toque : C1103

 

MINISTERE PUBLIC dossier transmis au ministère public et avis du 06 avril 2022 rendu par Madame Sylvie SCHLANGER, avocat général.

 

COMPOSITION DE LA COUR

 

L'affaire a été débattue le 12 mai 2022, en audience publique, devant la cour composée de :

 

Madame Bénédicte PRUVOST, président de chambre

 

Madame Catherine LEFORT, conseiller

 

Monsieur Raphaël TRARIEUX, conseiller

 

qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Monsieur Raphaël TRARIEUX, conseiller, dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.

 

GREFFIER lors des débats : Monsieur Grégoire GROSPELLIER

 

ARRÊT

 

-contradictoire

 

-par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

 

-signé par Madame Bénédicte PRUVOST, président de chambre et par Monsieur Grégoire GROSPELLIER, greffier présent lors de la mise à disposition.

 

Déclarant agir en vertu d'un jugement rendu par le Tribunal judiciaire de Paris le 10 mars 2020, la Caisse autonome de retraite des médecins, ci-après dénommée la CARMF, a le 1er février 2021 dressé un procès-verbal de saisie-attribution entre les mains de la Banque Transatlantique et à l'encontre de M. [S], pour avoir paiement de la somme de 28 222,22 euros. Cette mesure d'exécution a été dénoncée au débiteur le 4 février 2021.

 

M. [S] ayant contesté cette saisie-attribution devant le juge de l'exécution de Paris et notamment soulevé une question prioritaire de constitutionnalité relative à l'article L 122-1 du code de la sécurité sociale, ce magistrat a suivant jugement daté du 1er juillet 2021 rejeté la demande de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation, a débouté M. [S] de ses prétentions, et l'a condamné à payer à la CARMF la somme de 1 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, outre à une amende civile de 3 000 euros.

 

Suivant déclaration en date du 8 juillet 2021, M. [S] a relevé appel de ce jugement. Le 2 août 2021, il a soumis à la Cour une question prioritaire de constitutionnalité relative à l'article L 122-1 du code de la sécurité sociale.

 

En ses conclusions notifiées le 8 avril 2022, M. [S] a exposé :

 

- que le jugement dont appel n'avait pas respecté la procédure afférente à la question prioritaire de constitutionnalité, dans la mesure où l'avis du Procureur de la République n'avait pas été communiqué aux parties ;

 

- qu'il y avait lieu de transmettre à la Cour de cassation sa question prioritaire de constitutionnalité relative à l'article L 122-1 du code de la sécurité sociale, concernant sa conformité aux articles 1 et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, au 9°) du préambule de la constitution du 27 octobre 1946, et aux articles 1er et 2 de la constitution du 4 octobre 1958.

 

Il a sollicité un sursis à statuer dans cette attente. M. [S] a soutenu que le texte susvisé constituait une atteinte au principe d'égalité, et que par ailleurs, la Cour n'était pas tenue de suivre l'avis du ministère public qui, au prétexte de porter une appréciation sur le caractère sérieux de la question prioritaire de constitutionnalité par lui déposée, s'était substitué au Conseil constitutionnel pour trancher la question de savoir si l'article L 122-1 du code de la sécurité sociale était conforme au bloc constitutionnel ou non.

 

En ses conclusions notifiées le 10 septembre 2021, la CARMF a indiqué :

 

- que la demande de question prioritaire de constitutionnalité, au stade de la première instance, avait bien été transmise au Procureur de la République ;

 

- que son avis avait bien été communiqué aux parties ;

 

- que la question prioritaire de constitutionnalité susvisée était dépourvue de caractère sérieux ;

 

- que les dispositions de l'article L 122-1 du code de la sécurité sociale étaient conformes au principe d'égalité ;

 

- que le 9°) du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ne pouvait nullement être invoqué pour critiquer la constitutionnalité de l'article L 122-1 du code de la sécurité sociale, dans la mesure où la CARMF n'était pas une entreprise, ni une mutuelle, mais un organisme de sécurité sociale, à but non lucratif, gérant un régime instauré par la loi, qui revêtait un caractère obligatoire, fondé sur la solidarité professionnelle et nationale.

 

Elle a également déposé une note relative à la question prioritaire de constitutionnalité.

 

En son avis daté du 6 avril 2022, qui a été notifié par RPVA, le ministère public a conclu à l'irrecevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité présentée par l'appelant. Il a exposé :

 

- que lors de la procédure de première instance, la question prioritaire de constitutionnalité avait été transmise au Procureur de la République ;

 

- que si cette transmission était obligatoire, son avis était facultatif, le juge de l'exécution pouvant statuer sans cet avis ;

 

- que le mémoire du requérant n'était pas rédigé de manière assez intelligible pour permettre un examen de la question prioritaire de constitutionnalité ;

 

- qu'il n'y avait pas en l'espèce atteinte au principe d'égalité ;

 

- que le principe d'égalité devant la loi ne s'opposait pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations diférentes, ni à ce qu'il déroge au principe d'égalité pour des raisons générales, dès lors que l'inégalité de traitement qui en résulte était en rapport direct avec l'objet de la loi qui la créée ;

 

- qu'il existait une différence entre les personnes morales de droit privé gérant un régime de sécurité sociale et les autres personnes morales de droit privé ;

 

- que la CARMF n'était ni une entreprise ni un bien au sens du 9°) du préambule de la constitution du 27 octobre 1946.

 

MOTIFS

 

Il sera relevé que le juge de l'exécution aurait dû statuer par deux décisions différentes, l'une statuant sur la question prioritaire de constitutionnalité, l'autre sur le fond.

 

Selon ordonnance en date du 14 octobre 2021, les conclusions de la CARMF ont été déclarées irrecevables. Ladite ordonnance, rendue dans le cadre du dossier enrôlé sous le n° 21/12942, ne concerne que l'appel de la décision sur le fond et non pas la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. [S] à hauteur de Cour. En effet, celle-ci a été saisie par acte distinct de la déclaration d'appel, et les articles 126-1 et suivants du code de procédure civile ne contiennent pas de dispositions applicables à la procédure devant la Cour et impartissant des délais aux parties pour déposer leurs conclusions.

 

L'article 126-4 du code de procédure civile dispose que le juge statue sans délai sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité, le ministère public avisé et les parties entendues ou appelées. Ce texte ne rend pas obligatoire que le Procureur de la République donne un avis ni que ce dernier soit transmis aux parties. En tout état de cause, il résulte de la lecture de la motivation du jugement dont appel que le ministère public a donné son avis dans des conclusions du 17 mai 2021, parvenues au greffe le 21 mai 2021, et qui ont été lues à l'audience du 3 juin 2021. Il sera rappelé que conformément à l'article R 121-8 du code des procédures civiles d'exécution, devant le juge de l'exécution la procédure est orale, si bien que dès lors que les conclusions du ministère public ont été lues à l'audience, elles revêtent pleinement un caractère contradictoire. L'annulation du jugement n'a donc pas à être prononcée par la Cour.

 

Aux termes de l'article 61-1 de la constitution du 4 octobre 1958, lorsque, à

 

l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

 

L'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel dispose :

 

La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil

 

d'Etat ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les

 

conditions suivantes sont remplies :

 

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

 

2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

 

3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

 

La question posée par M. [S] est ainsi rédigée :

 

Les dispositions de l'article L. 122-1 du code de la sécurité sociale français portent-elles atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, intégrée au bloc constitutionnel, au point 9 du préambule de la Constitution de 1946 et aux articles 1 et 2 de la Constitution de la République française '

 

En cause d'appel, le Procureur général a donné son avis le 6 avril 2022 et ses conclusions, qui certes ne sont pas obligatoires mais ne sont nullement prohibées, ont été notifiées par RPVA, et sont dès lors accessibles tant à l'appelant qu'à l'intimée. En outre, contrairement à ce qu'affirme M. [S], le ministère public n'a pas statué en lieu et place du Conseil constitutionnel en émettant un avis sur le point de savoir si le texte susvisé était conforme ou non au bloc constitutionnel, mais s'est contenté de soutenir que la demande de question prioritaire de constitutionnalité était irrecevable faute de caractère sérieux.

 

Selon l'article L 122-1 du code de la sécurité sociale, tout organisme de sécurité sociale est tenu d'avoir un directeur général ou un directeur et un directeur comptable et financier.

 

Les dispositions du premier alinéa du présent article sont applicables à tous les organismes de droit privé jouissant de la personnalité civile ou de l'autonomie financière et assurant en tout ou en partie la gestion d'un régime légalement obligatoire d'assurance contre la maladie, la maternité, la vieillesse, l'invalidité, le décès, le veuvage, les accidents du travail et les maladies professionnelles ou de prestations familiales, ainsi qu'aux unions ou fédérations desdits organismes.

 

Le directeur général ou le directeur décide des actions en justice à intenter au nom de l'organisme dans les matières concernant les rapports dudit organisme avec les bénéficiaires des prestations, les cotisants, les producteurs de biens et services médicaux et les établissements de santé, ainsi qu'avec son personnel, à l'exception du directeur général ou du directeur lui-même. Dans les autres matières, il peut recevoir délégation permanente du conseil ou du conseil d'administration pour agir en justice. Il informe périodiquement le conseil ou le conseil d'administration des actions qu'il a engagées, de leur déroulement et de leurs suites.

 

Le directeur général ou le directeur représente l'organisme en justice et dans tous les actes de la vie civile. Il peut donner mandat à cet effet à certains agents de son organisme ou à un agent d'un autre organisme de sécurité sociale.

 

Les dispositions des troisième et quatrième alinéas du présent article sont applicables à tous organismes de tous régimes de sécurité sociale sauf :

 

1°) aux caisses ayant la forme d'établissements publics ;

 

2°) à la caisse autonome nationale de la sécurité sociale dans les mines ;

 

3°) (Abrogé)

 

4°) à la caisse des Français à l'étranger.

 

Cet article n'a pas déjà été déclaré conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel. En outre, la disposition contestée est applicable au litige puisque la CARMF agit présentement en justice pour réclamer le paiement de cotisations impayées au débiteur.

 

A l'appui de sa demande de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation, relativement à ce texte, l'appelant invoque :

 

- les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, selon lesquels : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune (...) La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.

 

- le 9°) du préambule de la constitution du 27 octobre 1946, selon lequel : tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité.

 

- les articles 1er et 2 de la constitution du 4 octobre 1958 selon lesquels : La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales. (...).

 

M. [S] prétend qu'en imposant à certaines personnes morales de droit privé (et non à d'autres) les obligations qui découlent de l'article L 122-1 du code de la sécurité sociale, le législateur viole le principe d'égalité, et que ce traitement discriminatoire n'est pas justifié.

 

En premier lieu, l'obligation qui est faite à un organisme de sécurité sociale de se faire représenter en justice par son directeur ne contrevient nullement au principe d'égalité, et ce d'autant plus que de nombreux autres organismes de droit privé (sociétés, associations, syndicats de copropriété) sont également tenus de se faire représenter en justice par leur dirigeant. Le premier juge a justement relevé que la demande de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité déposée par l'appelant n'est pas suffisamment intelligible sur ce point. D'autre part, le ministère public fait valoir à bon droit que le principe d'égalité devant la loi ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations diférentes, ni à ce qu'il déroge au principe d'égalité pour des raisons générales, dès lors que l'inégalité de traitement qui en résulte est en rapport direct avec l'objet de la loi qui la créée.

 

M. [S] n'explique pas en quoi l'article L 122-1 du code de la sécurité sociale créerait une rupture d'égalité entre les personnes morales de droit privé en imposant aux organismes de sécurité sociale l'obligation, pour le moins élémentaire, d'avoir un directeur et un agent comptable, étant rappelé qu'étant chargés d'une mission de service public, ces organismes ne peuvent être placés dans la même situation comptable qu'un autre organisme de droit privé qui ne serait pas chargé d'une telle mission. En outre, la cour recherche vainement en quoi les dispositions de l'article L 122-1 du code de la sécurité sociale porteraient atteinte aux droits et libertés de M. [S] reconnus par les dispositions constitutionnelles qu'il invoque, à savoir le principe d'égalité.

 

Il s'ensuit que le fait que ce texte impose à la CARMF de se faire représenter en justice par son directeur, alors que ce n'est pas le cas d'autres personnes morales, ne saurait être retenu pour qu'il soit argué d'inconstitutionnalité. Enfin, la CARMF ne saurait donc être considérée comme une entreprise ni un bien au sens du 9°) du préambule de la constitution du 27 octobre 1946, s'agissant d'un régime d'assurance obligatoire des non salariés qui est fondé sur le principe de solidarité nationale, et qui n'exerce pas d'activité économique.

 

C'est donc à juste titre que le juge de l'exécution a refusé de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité litigieuse, dont il vient d'être démontré qu'elle est dépourvue de caractère sérieux.

 

M. [S] sera condamné aux dépens de la question prioritaire de constitutionnalité.

 

PAR CES MOTIFS

 

Statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

 

- DIT n'y avoir lieu à transmission à la Cour de cassation de la question prioritaire de constitutionnalité présentée par M. [S] et relative à l'article L 122-1 du code de la sécurité sociale ;

 

- CONDAMNE M. [S] aux dépens de la question prioritaire de constitutionnalité.

 

Le greffier, Le président,