Cour d'Appel de Paris

Arrêt du 2 juin 2022 n° 20/07219

02/06/2022

Irrecevabilité

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

 

Au nom du Peuple français

 

COUR D'APPEL DE PARIS

 

Pôle 4 - Chambre 7

 

ARRÊT DU 02 Juin 2022

 

QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ

 

(n° 55 , 15 pages)

 

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 20/07219 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CB27V

 

Décision déférée à la Cour : saisine sur renvoi après cassation de l'arrêt du 09 mars 2017 (pourvoi n° 16-10.442) de la Cour de cassation cassant l'arrêt de la cour d'appel de Versailles du 14 janvier 2014 (RG n°12/0422) après renvoi après cassation de l'arrêt du 06 octobre 2009 (pourvoi n°08-19.53) cassant l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 14 septembre 2006 (RG n°05/1605) suite au jugement rendu le 15 décembre 2004 (RG n°28/04) par la chambre de l'expropriation du Tribunal de grande instance de Bobigny.

 

Demandeur à la question prioritaire de constitutionnalité :

 

Madame [K] [G] épouse [N]

 

[Adresse 7]

 

[Localité 9]

 

représentée par Mme [T] [N] (Fille) en vertu d'un pouvoir général

 

Défendeur à la question prioritaire de constitutionnalité :

 

Société SEQUANO ANCIENNEMENT SODEDAT 93

 

[Adresse 10]

 

[Adresse 2]

 

[Localité 8]

 

représentée par Me Sylvie KONG THONG de l'AARPI Dominique OLIVIER - Sylvie KONG THONG, avocat au barreau de PARIS, toque : L0069,

 

assistée de Me Jean-louis PERU, avocat au barreau de PARIS, toque : K0087 substitué par Me Emmanuel REGIS, avocat au barreau de PARIS, toque : K0087

 

DIRECTION DÉPARTEMENTALE DES FINANCES PUBLIQUES DE LA SEINE ST DENIS COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT

 

France domaine

 

[Adresse 1]

 

[Localité 8]

 

non représentée

 

LE MINISTÈRE PUBLIC

 

Le dossier a été communiqué le 08 juillet 2020 et visé le 07 septembre 2020 par Anne BOUCHET, Substitut générale.

 

COMPOSITION DE LA COUR :

 

L'affaire a été débattue le 10 Mars 2022, en audience publique, devant la Cour composée de :

 

Hervé LOCU, Président,

 

Valérie MORLET, Conseillère,

 

Catherine LEFORT, Conseillère,

 

Greffier : Marthe CRAVIARI, lors des débats

 

ARRÊT :

 

- RÉPUTÉ CONTRADICTOIRE

 

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

 

- signé par Hervé LOCU, Président et par Marthe CRAVIARI, Greffière, présent lors de la mise à disposition.

 

FAITS ET PROCÉDURE

 

Par arrêté du 6 octobre 1983, modifié le 29 juillet 1986, pris en application de l'article L.42 du code de la santé publique, alors applicable, le Préfet de la Seine Saint Denis a délimité, sur le territoire de la commune de [Localité 11], un périmètre à l'intérieur duquel il a déclaré insalubres des locaux et installations d'habitation, mais impropres à cet usage.

 

Par convention d'aménagement du 26 février 1986, la commune de Noisy-le-Sec a confié à la SODEBAT la réalisation de l'opération concernant l'ilôt insalubre dénommé "Merlan".

 

Par arrêté du 15 décembre 1986, le Préfet de Seine Saint Denis a déclaré d'utilité publique l'acquisition par la SODEBAT des terrains nécessaires à la résorption de l'habitat insalubre dans cet ilôt et a déclaré immédiatement cessibles les propriétés concernées.

 

Par ordonnance du 19 mai 1987, le juge de l'expropriation a prononcé l'expropriation des parcelles propriété de M. [Y] [G] et Mme [K] [G] épouse [N].

 

Le tribunal administratif de Paris a rejeté la requête des consorts [G] tendant à l'annulation de l'arrêté préfectoral du 15 décembre 1986, par jugement du 26 mai 1987 qui a été annulé le 16 octobre 1996 par le Conseil d'Etat. Par voie de conséquence, la Cour de cassation a annulé l'ordonnance d'expropriation le 25 mars 1997.

 

Par arrêté du 9 février 1999, le Préfet de Seine Saint Denis a prescrit l'ouverture d'une enquête parcellaire en vue de déterminer la liste des propriétaires des parcelles cadastrées section AJ [Cadastre 3] et [Cadastre 4]. Le commissaire enquêteur a émis, le 4 mai 1999, un avis défavorable sur le dossier d'utilité publique de l'opération.

 

Le conseil municipal de [Localité 11] a décidé de poursuivre la procédure de déclaration d'utilité publique.

 

Par décret du 16 octobre 2000, le Premier Ministre a déclaré d'utilité publique l'acquisition des parcelles nécessaires à l'aménagement de l'ilôt. Monsieur et Madame [G] ont déféré le décret à la censure du Conseil d'Etat.

 

Par lettre du 17 avril 2001, la société Sodebat 93 a demandé l'ouverture d'une enquête parcellaire sur les parcelles cadastrées section AJ [Cadastre 3]-[Cadastre 4] situées [Adresse 5] et [Adresse 6].

 

Par arrêté du 9 mai 2001, le Préfet de Seine Saint Denis a prescrit l'ouverture d'une enquête parcellaire. Monsieur et Madame [G] ont déféré l'arrêté du 9 mai 2001 à la censure du tribunal administratif de Cergy Pontoise. Le 19 juin 2001, le commissaire enquêteur a émis un avis favorable à la cessibilité des parcelles concernées.

 

Par arrêté du 13 septembre 2001, le Préfet de Seine Saint Denis a déclaré immédiatement cessibles, au profit de la société Sodebat 93, les parcelles de terrains cadastrées section AJ [Cadastre 3]-[Cadastre 4] appartenant à M. [Y] [G] et Mme [K] [G] épouse [N].

 

Le 26 septembre 2001, le juge de l'expropriation a ordonné l'expropriation immédiate pour cause d'utilité publique, au profit de la société Sodebat 93, de ces parcelles.

 

Saisi d'une demande en fixation de l'indemnité de dépossession par la société Sodedat 93, le juge de l'expropriation de Seine-Saint-Denis, par jugement du 15 décembre 2004, a :

 

- dit que la demande de la société anonyme d'Economie Mixte d'Aménagement du territoire du département de la Seine Saint-Denis dite "Sodebat 93"est recevable,

 

- dit n'y avoir lieu à communication du fichier immobilier et sursis à statuer,

 

- fixé à la somme de 82.200 euros l'indemnité due par la Sodebat 93 à Madame [K] [G] épouse [N] et à Monsieur [Y] [G] au titre de la dépossession foncière,

 

- fixé à la somme de 1.000 euros l'indemnité due par la Sodebat 93 à Madame [K] [N] et à Monsieur [Y] [G] en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

 

- laissé les dépens à la charge de la société d'économie mixte d'aménagement du territoire du Département de la Seine Saint-Denis.

 

Madame [K] [G] épouse [N] et M. [Y] [G] ont interjeté appel.

 

Par arrêt du 14 septembre 2006, la cour d'appel de Paris a :

 

- joint les instances enrolées sous les numéros 05/00016 et 05/00017 sous le seul numéro 05/00016,

 

- confirmé en toutes ses dispositions le jugement entrepris,

 

- débouté M. [G] et Mme [G] épouse [N] de leur demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

 

- condamné M. [G] et Mme [G] épouse [N] aux dépens.

 

Sur le pourvoi formé par Madame [K] [G] épouse [N] et par Monsieur [Y] [G], la Cour de cassation, par arrêt du 6 octobre 2009, N°08-19.534 a :

 

- cassé et annulé en toutes ses dispositions l'arrêt rendu par la Cour d'appel de Paris en date du 14 septembre 2006 entre les parties qui a confirmé en toutes ses dispositions le jugement du 15 décembre 2004 et, remis, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt, les renvoyant, pour être fait droit, devant la cour d'appe1 de Versailles (chambre de l'expropriation),

 

- condamné la société Sodebat 93 aux dépens,

 

- rejeté la demande de la société Sodebat 93 en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

 

- condamné la société Sodebat 93 à payer à Madame [N] et à Monsieur [G], ensemble, la somme de 2.500 euros.

 

La Cour de cassation a cassé l'arrêt en toutes ses dispositions après avoir constaté que l'arrêt attaqué fixe les indemnités revenant à Madame [G] épouse [N] et à Monsieur [G] à la suite de l'expropriation au profit de la société Sodebat 93 des biens immobiliers leur appartenant au vu des conclusions du commissaire du gouvernement déposées le 26 mai 2006 en réponse aux mémoires des expropriés appelants "déposés le 4 avril 2005 et le 8 juin 2006", et après avoir dit qu'en statuant ainsi, sans rechercher, au besoin d'office, si le commissaire du gouvernement n'avait pas reçu notification du mémoire déposé le 4 avril 2005 plus d'un mois avant le dépôt de ses conclusions, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

 

La cour d'appel de Versailles par arrêt du 14 septembre 2006 a :

 

- constaté la déchéance des appels interjetés par M. [Y] [G] et Madame [K] épouse [N],

 

- condamné Mme [K] [G] épouse [N] aux dépens d'appel.

 

Sur le pourvoi formé par Madame [K] [G] épouse [N] tant en son nom personnel qu'en sa qualité d'héritière de Monsieur [Y] [G], la Cour de Cassation, par arrêt du 9 mars 2017, N°16-10442 a :

 

- cassé et annulé en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu par la cour d'appel de Versailles 14 janvier 2014, qui a constaté la déchéance des appels interjetés par Monsieur [Y] [G] et Madame [K] [G] épouse [N] et qui a condamné cette dernière aux dépens d'appel et remis, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les a renvoyé devant la cour d'appel de Paris ;

 

- condamné la société Sequano, anciennement Sodedat 93, aux dépens ;

 

- vu l'article 700 du code de procédure civile, rejeté la demande de la société Sequano, l'a condamnée à payer la somme de 3 000 euros à Mme [G] épouse [N] ;

 

La Cour de cassation a cassé l'arrêt en toutes ses dispositions après avoir constaté que l'arrêt attaqué pour constater la déchéance des appels formés par Mme [N] et M. [G], retient qu'il ressort des éléments versés aux débats, d'une part, que le greffe de la cour a reçu, le 31 janvier 2005, l'acte d'appel de M. [G] visant le jugement rendu le 15 décembre 2004 et que son mémoire d'appel a été déposé au greffe le 5 avril 2005, d'autre part, que le greffe de la cour a reçu l'acte d'appel de Mme [G]-[N] le 3 février 2005 et qu'il n'est pas justifié du dépôt ou de l'envoi en recommandé avec demande d'avis de réception de son mémoire au greffe des expropriations avant le 8 juin 2006 et après avoir dit qu'en statuant ainsi, alors qu'il résulte des documents produits, que M. [G] et Mme [N] avaient adressé leur mémoire d'appel au greffe de la cour d'appel de Paris respectivement le 1er avril et le 31 mars 2005, la cour d'appel a violé l'article R. 13-49 ancien du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, applicable à la cause.

 

Par courrier du 8 mars 2019, visé au greffe le 12 mars 2019, la cour d'appel a été saisie sur renvoi après cassation par Mme [K] [G], épouse [N], agissant en tant que telle et en tant qu'héritière de son frère, feu Monsieur [Y] [I] [G]. Elle est représentée par Mme [T] [N], sa fille.

 

Par arrêt du 25 juin 2020, la cour a :

 

Vu l'article 367 du code de procédure civile,

 

- ordonné la disjonction de l'instance

 

- dit que le dossier de fond sera suivi sous le N° RG 19/04931

 

- dit que le dossier relatif à la question de proportionnalité de Mme [G] [K] épouse [N] sera suivi sous le N° RG 20/07219

 

- sursis à statuer sur les prétentions et moyens des parties dans les deux instances susvisées

 

- renvoyé l'examen des deux affaires à l'audience collégiale du jeudi 10 septembre 2020

 

- réservé les dépens.

 

L'affaire fixée à l'audience du 10 septembre 2020 a été renvoyée à l'audience du 3 décembre 2020 suite à la demande de renvoi formulée par Mme [G]-[N], indiquant qu'elle souhaitait répliquer aux conclusions de la partie expropriante et qu'elle attendait les conclusions du commissaire du gouvernement.

 

A l'audience du 3 décembre 2020, l'affaire a à nouveau été renvoyée en raison du COVID et fixée à l'audience du 16 septembre 2021.

 

A cette date, suite à la demande par courrier de Mme [G] épouse [N] déposé au greffe le 16 septembre 2021, l'affaire a été renvoyée à l'audience du 16 décembre 2021.

 

Elle a en effet indiqué qu'elle sollicitait le renvoi des deux affaires, à savoir les dossiers 19/04931 et RG 20/07219, car elle souhaitait répliquer aux conclusions de la partie expropriante et qu'elle attendait également les conclusions du commissaire du gouvernement ; elle précisait qu'elle n'était pas en mesure de déposer de nouvelles conclusions comme elle le souhaitait, que même une éventuelle abstention du commissaire du gouvernement l'amènerait à réagir, qu'elle apporterait notamment dans ses conclusions en réplique des précisions qui permettront de lever certaines ambiguïtés, et que cela paraissait nécessaire aussi bien en ce qui concerne le dossier sur le fond qu'en ce qui concerne le dossier sur la question prioritaire de constitutionnalité.

 

Par courrier enregistré à la cour le même jour, Mme [T] [N] représentant Mme [G]- [N] a à nouveau demandé le renvoi de l'affaire en raison de problèmes de santé en précisant que malgré ses efforts elle n'avait pu achever ses écritures.

 

L'affaire a donc été renvoyée à l'audience du 16 décembre 2021.

 

Par courrier enregistré au greffe le 14 décembre 2021, Mme [T] [N] a demandé à nouveau le renvoi pour raisons de santé, ayant contracté suite à un accident une infection très difficile à juguler.

 

Elle s'est présentée à l'audience en remettant un certificat médical du 10 décembre 2021 mentionnant que son état de santé nécessitait trois jours de repos à domicile.

 

L'affaire a donc été renvoyée à l'audience du 10 mars 2022.

 

Mme [G] n'a pas déposé de nouvelles conclusions.

 

Pour l'exposé complet des faits, de la procédure, des prétentions et moyens des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile, il est expressément renvoyé à la décision déférée et aux conclusions et :

 

- mémoire à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité adressées au greffe, par Mme [K] [G], épouse [N], appelante, le 14 juin 2019, notifiées le 14 juin 2019 (AR du 18 juin 2019, AR du Commissaire au gouvernement manquant), aux termes desquelles elle demande à la cour de :

 

- prendre acte de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée pour violation des principes constitutionnels ci-dessus énoncés ;

 

- constater qu'elle est applicable au litige ;

 

- constater qu'elle n'a jamais été jugée par le Conseil constitutionnel ;

 

- constater qu'elle présente un caractère sérieux ;

 

- transmettre à la Cour de cassation sans délai la question prioritaire de constitutionnalité soulevée afin que celle-ci procède à l'examen qui lui incombe, en vue des transmissions au Conseil constitutionnel pour qu'il relève l'inconstitutionnalité de la disposition contestée, prononce son abrogation et fasse précéder à la publication qui en résultera ;

 

- conclusions en réponse, déposées au greffe, par la société Sequano, intimée, le 7 août 2019, notifiées le 09 octobre 2019 (AR du 11 octobre 2019 et AR du Commissaire au gouvernement manquant) aux termes desquelles elle demande à la cour de :

 

- déclarer irrecevables les conclusions de Mme [K] [G], épouse [N] du 11 juin 2019 ;

 

- déclarer l'appel interjeté par Mme [K] [G], épouse [N] infondé et le rejeter ;

 

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a fixé à la somme de 82.200 euros l'indemnité due à Mme [K] [G], épouse [N] ;

 

- condamner Monsieur et Mme [K] [G], épouse [N] aux entiers dépens de l'instance.

 

- avis de Madame le procureur général déposé au greffe sur la question prioritaire de constitutionnalité le 7 septembre 2020 remis contre émargement le 10 septembre 2020 à Madame [G] épouse [N] et au commissaire du gouvernement et notifiées le 10 septembre 2020 à la SEQUANO (AR du 15 septembre 2020), demandant à la cour de bien vouloir déclarer la question prioritaire de constitutionnalité irrecevable en ce qu'elle n'est pas motivée.

 

MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES

 

Mme [K] [G], épouse [N] fait valoir, dans son mémoire, que :

 

- l'alinéa 1er de l'article L.322-2 du code de l'expropriation est applicable à la procédure en cours ; l'examen du litige par la cour dépendra de l'application ou non de cette disposition ;

 

- cette disposition n'a jamais été jugée par le Conseil constitutionnel ; cette disposition implique des violations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des principes constitutionnels d'égalité devant la justice, non motivées par l'intérêt général, d'égalité devant l'impôt et les charges publiques et d'égalité devant la loi ; elle contrevient au principe de l'indépendance des juridictions, au droit à un recours juridictionnel effectif, au principe de la séparation des pouvoirs et à celui de la garantie d'une procédure juste et équitable ; le législateur empêche le juge de se prononcer comme il le fait en toute autre matière, au jour de sa décision, avec le risque que l'indemnité soit artificiellement minorée au détriment de l'exproprié ; cette disposition contrevient au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la constitution de 1789.

 

La Sequano soulève l'irrecevabilité des conclusions de Madame [G] en indiquant que l'article R311-29 du code de l'expropriation précise que la procédure d'appel devant la cour d'appel en matière d'expropriation est régie par le titre VI du livre II du code de procédure civile, qu'il s'agit d'une procédure soumise aux dispositions du décret Magendie II de sorte que le délai de l'article 1037-1 du code de procédure civile relative au renvoi de cassation doit s'appliquer ; Madame [G] aurait donc dû conclure dans les deux mois de sa déclaration de saisine du 8 mars 2009, ce qu'elle n'a pas fait ; au demeurant, la demande de question prioritaire de constitutionnalité ne saurait être considérée comme interruptif de délai dès lors que l'objet du litige n'est pas clairement déterminé par cette demande.

 

SEQUANO conclut ensuite au fond sur les demandes formulées par Madame [G], à savoir la demande d'accès au fichier immobilier et sur la demande d'indemnisation.

 

Madame le procureur général conclut que l'article 23'5 de la loi organique n°2009'1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61'1 de la Constitution dispose que :

 

« le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garanties par la constitution peut être soulevée, y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion de l'instance devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation. Le moyen est présenté, à peine d'irrecevabilité, dans un mémoire distinct et motivé. Il ne peut être relevé d'office » ; le mémoire au soutien de la question prioritaire de constitutionnalité doit être suffisamment motivé en ce qu'il doit énoncer un argumentaire de nature à permettre à la juridiction de contrôler son caractère sérieux (chambre criminelle, 21 novembre 2012, n°12'90057) ; en outre, une question posée dans les termes généraux ne permet pas au juge de contrôler les conditions de ce renvoi devant la Cour de cassation ou le Conseil constitutionnel (Chambre criminelle, 17 juin 2014, n°17'82 631) ;

 

En l'espèce, après avoir rappelé qu' une indemnité d'expropriation avait été fixée par le juge de l' expropriation le 14 décembre 2004 puis exposé que l'article L 322-2 alinéa premier du code de l'expropriation « fait obligation au juge d'appel de se prononcer au jour de la décision de première instance par dérogation aux dispositions de droit commun », la demanderesse énumère plusieurs principes et droits garantis par la Constitution auxquels ces dispositions légales porteraient atteinte en considérant, sans plus de précisions, que le législateur « vient s'interposer pour empêcher le juge, pour exception non justifiée, de se prononcer comme il le fait en toute matière, au jour de sa décision, avec le risque que l'indemnité soit artificiellement minorée au détriment de l'exproprié » ;

 

Ainsi, si le mémoire permet d'identifier à quel droit ou liberté constitutionnellement garantis l'article L322-2 alinéa premier du code de l'expropriation est susceptible de porter atteinte, il n'indique pas en quoi cette disposition légale contrevient à chaque norme constitutionnelle invoquée ;

 

Dès lors, le mémoire, dépourvu d'argumentation ne saurait être qualifié de motivé au sens de l'article 23'5 de la loi du 10 décembre 2009 en ce qu'il ne permet pas à la juridiction de contrôler le caractère sérieux de la question posée ;

 

En la forme, le moyen tiré de l'atteinte aux droits et libertés garantis par la constitution, présenté dans un écrit distinct mais non motivée, n'est donc pas recevable.

 

SUR CE LA COUR

 

- Sur l'irrecevabilité des conclusions de Madame [G] soulevée par SEQUANO

 

Sequano soulève l'irrecevabilité des conclusions de Madame [G] sur le fondement de l'article 1037-1 du code de procédure civile en raison de l' article R311-29 du code de l'expropriation précisant que la procédure devant la cour d'appel est régie par le titre VI du livre II du code de procédure civile.

 

Cependant, en l'espèce, Monsieur [Y] [G] et Madame [G] épouse [N] ont interjeté appel du jugement du 22 janvier 2005 enregistré sous le numéro 05/00016 du jugement du 31 janvier 2005, enregistré sous le numéro 05/00017 en application de l'article R 13 -48 du code de l'expropriation devenu l'article 311'24 dudit code.

 

En application de l'article R 13'51 devenu l'article R 311-27 dudit code, la procédure en raison de l'appel est donc sans représentation obligatoire, la procédure étant devenue avec représentation obligatoire uniquement en application du décret n°2019'1333 du 11 décembre 2019 applicable aux instances introduites à compter du 1er janvier 2020.

 

L'article 1037'1 du code de procédure civile - créé à compter du 1er septembre 2017 (décret N°2017-891 du 6 mai 2017) dispose qu'en cas de renvoi devant la cour d'appel, lorsque l'affaire relevait de la procédure ordinaire, celle-ci est fixée à bref délai dans les conditions de l'article 905. En ce cas, les dispositions de l'article 1036 ne sont pas applicables.

 

Or, l'article R 311-29 dispose que sous réserve des dispositions de la présente section et des articles R311-19, R311-22 et R 312-2 applicables à la procédure d'appel, la procédure devant la cour statuant en matière d'expropriation est régie par les dispositions du Titre VI du livre II du Code de procédure civile.

 

Or, cet article vise la procédure ordinaire et ne concerne pas la procédure d'expropriation applicable en l'espèce, régie par l'article R 311-27 alinéa deux, dans sa version antérieure au décret N°2019-13333 du 11 décembre 2019, c'est à dire en raison de la date de l'appel sans représentation obligatoire.

 

S'agissant en effet des dispositions applicables devant la cour d'appel sur renvoi après cassation, selon l'article R 13'49 du code de l'expropriation devenu l'article R 311-26 du code de l'expropriation, tel qu'interprété par la Cour de cassation (3e civile 10 février 2010, 25 septembre 2013 n°12'079 et 06 avril 2022, n°21-12.893), aux termes de l'article 631 du code de procédure civile, « devant la juridiction de renvoi, l'instruction est reprise en l'état de la procédure non atteinte par la cassation ». La juridiction de renvoi connaît donc le litige dans l'état où celui-ci se trouvait devant la juridiction dont la décision été cassée. Il en résulte que les parties et le commissaire du gouvernement ne sont pas assujettis au respect des délais de dépôt de leurs mémoires tels que ceux-ci sont fixés par l'article R 13'49 (devenu l'article R311-26) , cet article n'étant pas « applicable devant la cour d'appel statuant sur renvoi de cassation ».

 

En conséquence, le mémoire Madame [G] épouse [N] à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité du 14 juin 2019 est recevable.

 

SEQUANO sera donc déboutée de sa demande d'irrecevabilité des conclusions de Madame [G].

 

- Sur la question prioritaire de constitutionnalité

 

La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a introduit dans la constitution du 4 octobre 1958 un article 61'1 disposant que « lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ».

 

La loi organique n°2009'1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61'1 détermine les conditions d'application de cette réforme. À cet effet, elle complète l'ordonnance n°58'1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel par un chapitre II bis consacré à la question prioritaire de constitutionnalité.

 

Ces dispositions sont complétées par un décret n°2010'148 du 16 février 2010, qui précise la procédure applicable devant les juridictions administratives, civiles ou pénales.

 

Un décret n°2010'149 du même jour, organise la continuité de l'aide juridictionnelle en cas d'examen de la question prioritaire de constitutionnalité par le conseil d'État, la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel.

 

A) sur les conditions de forme

 

L'article 23-5 de la loi organique N°2009- 1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution dispose que le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevée, y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion de l'instance devant le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation. Le moyen doit être présenté, à peine d'irrecevabilité, dans un mémoire distinct et motivé. Il ne peut être relevé d'office.

 

1° un écrit distinct

 

Conformément à l'article 126-2 du code de procédure civile, la partie qui soutient qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présente ce moyen dans un écrit distinct et motivé, y compris à l'occasion d'un recours contre une décision réglant tout ou partie du litige dans une instance ayant donné lieu à un refus de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité. Le juge doit relever d'office l'irrecevabilité du moyen qui n'est pas présenté dans un écrit distinct et motivé. En outre, les autres observations des parties sur la question prioritaire de constitutionnalité doivent, si elles sont présentées par écrit, être contenues dans un écrit distinct et motivé. A défaut, elles ne peuvent être jointes à la décision transmettant la question à la Cour de cassation.

 

En l'espèce, la question prioritaire de constitutionnalité a été posée par Mme [G], dans un écrit distinct déposé au greffe le 14 juin 2019.

 

SEQUANO a déposé au greffe des conclusions en réponse le 7 août 2019.

 

Le procureur général a déposé au greffe le 7 septembre 2020 son avis pour le ministère public.

 

La condition d'un écrit distinct est donc remplie.

 

2° sur l'irrecevabilité soulevée par le ministère public pour absence d' écrit motivé

 

L'écrit doit contenir la motivation des motifs au soutien de la question prioritaire de constitutionnalité.

 

Cela signifie que le moyen doit être articulé.

 

Outre l'indication de dispositions législatives contestées, le moyen doit permettre d'identifier à quels droits ou libertés constitutionnellement garanties ces dispositions sont susceptibles de porter atteinte. Il est nécessaire que l'écrit permette de comprendre en quoi, pour l'auteur de la question, la disposition législative contrevient à la norme constitutionnelle invoquée.

 

Le procureur général indique que le mémoire au soutien de la question prioritaire de constitutionnalité doit être suffisamment motivé en ce qu'il doit énoncer un argumentaire de nature à permettre à la juridiction de contrôler son caractère sérieux. En outre, une question posée dans des termes généraux ne permet pas au juge de contrôler les conditions de son renvoi devant la Cour de cassation ou le Conseil constitutionnel.

 

En l'espèce, après avoir rappelé qu'une indemnité d'expropriation avait été fixée par le juge de l'expropriation le 14 décembre 2004 puis exposé que l'article L322-2 alinéa premier du code de l'expropriation « fait obligation au juge d'appel de se prononcer ou jour de la décision de première instance par dérogation aux dispositions de droit commun », la demanderesse énumère plusieurs principes et droits garantis par la constitution auxquelles ces dispositions légales porteraient atteinte en considérant, sans plus de précisions, que le législateur « vient s'interposer pour empêcher le juge, pour exception non justifiée, de se prononcer comme il le fait en toute matière, au jour de sa décision, avec le risque que l'indemnité soit artificiellement minorée au détriment de l'exproprié ».

 

Ainsi, si le mémoire permet d'identifier à quel droit ou liberté constitutionnellement garanti l'article 322-2 alinéa 1er du code de l'expropriation est susceptible de porter atteinte, il n'indique pas en quoi cette disposition légale contrevient à chaque norme constitutionnelle invoquée.

 

Dès lors, le mémoire, dépourvu d'argumentation, ne saurait être qualifié de motivé au sens de l'article 3'5 de la loi du 10 décembre 2009 en ce qu'il ne permet pas à la juridiction de contrôler le caractère sérieux de la question posée.

 

Cependant, dans son mémoire à l'appui d'une question prioritaire, Madame [G] soulève une question prioritaire de constitutionnalité relative à la constitutionnalité de l'article L 322-2 du code de l'expropriation, en son alinéa premier, qui dispose : « les biens sont estimés à la date de la décision de première instance ». Elle expose les faits et la procédure en indiquant que cette disposition s'inscrit dans cette affaire, qu'une indemnité d'expropriation ayant été fixée par le juge de l'expropriation du tribunal de grande instance de Bobigny le 14 décembre 2004, qu' à l' issue de plusieurs recours, de pourvois en cassation, l'affaire est actuellement pendante devant la cour d'appel en vue d'une nouvelle fixation de l'indemnité, et que l'alinéa premier de l'article L 322-2 dudit code fait obligation au juge d'appel de se prononcer au jour de la décision de première instance, par dérogation aux dispositions de droit commun relatives à l'instance d'appel.

 

Elle indique que cette disposition est applicable au litige, puisqu'il s'agit pour la cour d'appel de se prononcer sur une indemnité d'expropriation, et que selon l'application ou non de cette loi, l'examen du litige par la cour d'appel sera différent et pourra donner lieu à des solutions différentes ; elle indique que cette disposition législative est contraire aux principes constitutionnels suivants : le principe d'égalité, comportant celui d'égalité devant la justice, constituant une exception qui n'est pas motivée par l'intérêt général, l'égalité devant l'impôt et devant les charges publiques, celui d'égalité devant la loi ; que cette disposition législative contrevient également au principe de l'indépendance des juridictions, à celui du droit à un recours juridictionnel effectif, à celui de la séparation des pouvoirs, à celui de la garantie d'une procédure juste et équitable. Cette disposition contrevient encore au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la constitution de 1789.

 

En conséquence, le mémoire de Madame [G] constitue bien un écrit motivé puisqu'elle indique les motifs pour lesquels la disposition de l'article L322-1 alinéa 1er concerne le litige en cours, et que selon son application ou pas, l'examen de celui-ci sera différent et pourra donner lieu à des solutions différentes et les motifs pour lesquels cette disposition légale porterait atteinte aux principes constitutionnels suivants :

 

- principe d'égalité, comportant celui d'égalité devant la justice,

 

- principe d'égalité devant l'impôt et devant les charges publiques,

 

- principe de l'indépendance des juridictions,

 

- principe de droit à un recours juridictionnel effectif

 

- principe de la séparation des pouvoirs,

 

- principe de la garantie d'une procédure juste et équitable

 

- contrevient au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la constitution de 1789.

 

En conséquence, ce mémoire constitue bien un écrit motivé au sens de l'article 23-5 de la loi organique n°2019'1523 du 10 décembre 2009.

 

Le ministère public sera donc débouté de sa demande de voir déclarer irrecevable la question prioritaire de constitutionnalité posée par Madame [G].

 

B) sur les conditions de fond

 

Aux termes de l'article 23-2 de l'ordonnance organique du 07 novembre 1958 : "la juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité [...] à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :

 

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure ;

 

2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances ;

 

3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

 

1° la disposition contestée et son application au litige ou à la procédure

 

La disposition contestée est celle de l'article L 322-1 alinéa premier du code de l'expropriation qui dispose que les biens sont estimés à la date de la décision de première instance.

 

Un recours en sans incidence quant à la date à laquelle il convient d'estimer le bien exproprié, le juge d'appel devant impérativement se placer à la date de la décision de première instance pour évaluer les biens expropriés, sauf annulation de la décision de première instance (3°civile, 22 mars 1989 N°87-70380 et 30 mars 2005, N°91-70086).

 

Il s'agit d'un appel de M. [Y] [G] et de Mme [G] épouse [N] à l'encontre d'un jugement du 15 décembre 2015 du juge de l'expropriation de Seine Saint Denis qui est pendant devant la cour d'appel de Paris enregistré sous le N°19-04931.

 

En conséquence, la disposition contestée de l'article L322-2 alinéa premier du code de l'expropriation est applicable au litige.

 

2° la disposition contestée et les décisions du Conseil constitutionnel

 

La cour de cassation a renvoyé au Conseil constitutionnel, par son arrêt N°403 du 1er avril 2021, les deuxième et quatrième alinéas de l'article L 322-2 du code de l'expropriation et, par son arret N°404 du même jour, ce même article dans son entier, sans préciser les versions applicables aux litiges à l'origine des deux QPC.

 

Le Conseil constitutionnel a déterminé lui-même ces versions, étant rappelé que l'article L 322-2 est issu de l'ordonnance du 6 novembre 2014 et qu'il n'a été modifié qu'une fois, par la loi ELAN du 23 novembre 2018, entrée en vigueur le 25 novembre 2018.

 

Compte tenu de la date à laquelle avait été rendue l'ordonnance portant transfert de propriété dans chacun des litiges, le Conseil constitutionnel a jugé qu'il était saisi, d'une part, de l'article L 322-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique dans sa rédaction résultant de la loi ELAN du 23 novembre 2018 et, d'autre part, des deuxièmes et quatrièmes alinéas de ce même article dans sa rédaction issue de l'ordonnance précitée du 6 novembre 2014.

 

Le Conseil constitutionnel a par ailleurs implicitement considéré, comme il l' avait déjà fait dans la décision n°2021'897 du 16 avril 2021, celui-ci ayant été saisi de l'article L 323-3 du code de l'expropriation, que les dispositions initiales de l'article L 322-2 avaient bien valeur législative, nonobstant le fait qu elles soient issues d'une ordonnance non ratifiée, celle précitée du 6 novembre 2014.

 

Ces dispositions trouvent en effet leur origine dans le paragraphe II de l'article 21 de l'ordonnance n°58'997 du 23 octobre 1958 telle que modifiée par la loi n°62'848 du 26 juillet 1962, puis par la loi n°65'559 du 10 juillet 1965.

 

Si le paragraphe II de cet article 21 a ensuite été codifié au premier paragraphe de l'article L 13-15 du nouveau code de l'expropriation pour cause d'utilité publique par décret n°77'392 du 28 mars 1977, les dispositions de ce dernier paragraphe ont à leur tour été modifiées par plusieurs lois avant d'être prises, dans des termes identiques à la dernière version, par l'article L 322-2 du code de l'expropriation créée par l'ordonnance du 6 novembre 2014.

 

Il s'agit donc, in fine, d'une codification à droit constant d'une disposition législative.

 

Le Conseil constitutionnel a rendu une décision N°2021-915/916 QPC du 11 juin 2021 sur l'article L 322-2 du code de l'expropriation dans sa rédaction résultant de la loi N°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, ainsi que pour les deuxième et quatrième alinéas de ce même article dans sa rédaction issue de l'ordonnance N°2014-1345 du 6 novembre 2014 relative à la partie législative du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique.

 

L'article L 322-2 dispose en effet que les biens sont estimés à la date de la décision de première instance.

 

Toutefois, et sous réserve de l'application des dispositions des articles L 322-3 à L 322- 6, est seul prise en considération l'usage effectif des immeubles et droits réels immobiliers un an avant l'ouverture de l'enquête prévue à l'article L1 ou, dans le cas prévu à l'article L 122-4, un an avant la déclaration d'utilité publique ou, dans le cas des projets ou programmes soumis au débat public prévus par l'article L 121-8 du code de l'environnement ou par l'article 3 de la loi n°2010'597 du 3 juin 2010 relative au Grand [Localité 12], au jour de la mise à disposition du public du dossier de ce débat (mots ajoutés, loi n°2018'1021, 23 novembre 2018) « ou, lorsque le bien est situé à l'intérieur du périmètre d'une zone d'aménagement concerté mentionné à l'article L 311-1 du code de l'urbanisme, à la date de publication de l'acte créant la zone, si elle est antérieure d'au moins un an à la date d'ouverture de l'enquête publique préalable à la déclaration d'utilité publique ».

 

Il est tenu compte des servitudes et des restrictions administratives affectant de façon permanente l'utilisation ou l'exploitation des biens à la date correspondante pour chacun des cas prévus au deuxième alinéa, sauf si leur intention révèle, de la part de l'expropriant, une intention dolosive.

 

Quelle que soit la nature des biens, il ne peut être tenu compte, même lorsqu'ils sont constatés par des actes de vente, des changements de valeur subis depuis cette date de référence, s'ils ont été provoqués par l'annonce des travaux ou opérations dont la déclaration d'utilité publique est demandée, par la perspective de modifications des règles d'utilisation des sols ou par la réalisation dans les trois années précédant l'enquête publique de travaux publics dans l'agglomération où est situé l'immeuble.

 

Le Conseil constitutionnel a d'abord énoncé la formule de principe relative au contrôle qu'il opère des dispositions législatives portant sur les opérations d'expropriation sur le fondement de l'article 17 de la déclaration de 1789. Il en résulte notamment que de telles opérations ne peuvent être autorisées par la loi qu'après que leur utilité publique ait été légalement constatée et à la condition du versement préalable d'une juste indemnité couvrant l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l'expropriation (paragraphe 11).

 

Le Conseil constitutionnel a ensuite exposé le cadre dans lequel s'inscrivaient les dispositions contestées, en application duquel il revient au juge de l'expropriation, en l'absence d'accord entre l'exproprié et l'expropriant, de fixer le montant de l'indemnité due à l'expropriée en tenant compte des modalités de détermination de cette indemnité prévue par le code de l'expropriation (paragraphe 12).

 

S'attachant à l'objet propre de l'article L322-2 du code de l'expropriation, il a souligné que le juge doit, à cet égard, apprécier la valeur des biens expropriés à la date de première instance, mais que le 2e alinéa de cet article impose de prendre en considération sous réserve de certains cas, l'usage effectif du bien exproprié à une date de référence antérieure à cette date (même paragraphe).

 

Puis, s'arrêtant sur le dernier alinéa qui exclut la prise en compte par le juge des changements de valeur subis par le bien dans certaines circonstances depuis cette date de référence, le Conseil constitutionnel a constaté que les dispositions contestées interdisent en particulier au juge de tenir compte des changements provoqués par l'annonce des travaux des opérations dont la déclaration d'utilité publique est demandée par l'expropriant (paragraphe 13).

 

Le Conseil constitutionnel a en effet décidé :

 

article 2 : les mots « s'ils ont été provoqués par l'annonce des travaux ou opérations dont la déclaration d'utilité publique est demandée » figurant au dernier alinéa de l'article L 322-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n°2014'1345 du 6 novembre 2014 relative à la partie législative du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique résultant de la loi n°2018'1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, sont conformes à la constitution.

 

Le conseil constitutionnel a indiqué :

 

« en premier lieu, d'une part, l' expropriation d'un bien ne peut être prononcée qu'à la condition qu'elle réponde à une cause d'utilité publique préalablement formellement constatée, sous le contrôle du juge administratif.

 

D'autre part, en interdisant au juge de l'expropriation, lorsqu'il fixe le montant d'indemnités dues à l'exproprié, de tenir compte des changements de valeur subis par le bien exproprié depuis la date de référence lorsqu'ils sont provoqués par l'annonce des travaux ou opérations dont la déclaration d'utilité publique est demandée par l'expropriant, les dispositions contestées visent à protéger ce dernier contre la hausse de la valeur vénale du bien résultant des perspectives ouvertes par ces travaux ou opérations.

 

Le législateur a ainsi entendu éviter que la réalisation d'un projet d'utilité publique soit compromise par une telle hausse de la valeur vénale du bien exproprié, au détriment du bon usage des deniers publics. Ce faisant, il a poursuivi un objectif d'intérêt général.

 

En second lieu, pour assurer la réparation intégrale du préjudice direct, matériel et certain causé par l'expropriation, le juge peut tenir compte des changements de valeur subis par le bien exproprié depuis la date de référence à la suite de circonstances autres que celles prévues au dernier alinéa de l'article L 322-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique. À ce titre, il peut notamment prendre en compte l'évolution du marché immobilier pour estimer la valeur du bien exproprié à la date de sa décision.

 

Il résulte de tout ce qui précède que les dispositions contestées ne portent pas atteinte à l'exigence selon laquelle nul ne peut être privé de sa propriété que sous la condition d'une juste et préalable indemnité. Le grief tiré de la méconnaissance de l'article 17 de la déclaration de 1789 doit donc être écarté.

 

Par conséquent, ces dispositions, qui ne sont pas entachées d'incompétence négative et ne méconnaissent aucun droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la constitution ».

 

En conséquence, le conseil constitutionnel n'a pas rendu de décision concernant l'article L 322-2 premier alinéa du code de l'expropriation.

 

3° la question et son caractère sérieux

 

Aux termes de l'article 17 de la déclaration de 1789, « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ».

 

Le Conseil constitutionnel juge qu' « en l'absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l'article de la déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi ».

 

Le Conseil constitutionel a ainsi développé une jurisprudence abondante en matière d'expropriation sur le fondement l'article 17 de la déclaration de 1789 et les exigences résultant de cet article en cas d'expropriation d'immeubles de droits réels immobiliers qui ont été précisées par une décision n°89'256 DC du 25 juillet 1989.

 

Il ressort des décisions, relatives à la procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique de droit commun, que :

 

'la loi ne peut autoriser l'expropriation d'immeubles de droits réels immobiliers que pour la réalisation d'une opération dont l'utilité publique est légalement constatée ;

 

'la prise de possession par l'expropriant doit être subordonnée au versement préalable d'une indemnité ;

 

'pour être juste, l'indemnisation doit couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l'expropriation ;

 

'en cas de désaccord sur la fixation du montant de l'indemnisation, l'exproprié doit disposer d'une voie de recours appropriée.

 

Le Conseil constitutionnel s'est prononcé également à plusieurs reprises sur des dispositions encadrant la fixation du montant de l'indemnité d'expropriation au regard de l'existence d'une juste indemnité (décision n°81'182 DC du 16 janvier 1982, décision n°2010'87 QPC du 21 janvier 2011, décision n°2012'226 QPC du 6 avril 2012, décision n°2012'236 QPC du 20 avril 2012).

 

Madame [G] indique qu'une indemnité d'expropriation a été fixée par le juge de l'expropriation du tribunal de grande instance de Bobigny le 14 décembre 2004 suite à plusieurs recours, dont des pourvois en cassation, que cette affaire est actuellement pendante devant la cour d'appel de Paris en vue d'une nouvelle fixation d'indemnité et que l'alinéa premier de l'article L 322-du code de l'expropriation fait obligation au juge d'appel de se prononcer au jour de la décision de première instance, par dérogation aux dispositions de droit commun relative à l'instance d'appel.

 

Elle ajoute que la disposition contestée est applicable au litige, puisque la cour d'appel doit se prononcer sur une indemnité d'expropriation, et que selon l'application ou non, l'examen du litige par la cour sera différent et pourra donner lieu à des solutions différentes.

 

Elle considère que sa question posée a un caractère sérieux, car outre les violations de la CEDH qu'elle implique, l'article L322-2 alinéa premier du code de l'expropriation est contraire aux principes constitutionnels suivants :

 

- principe d'égalité, comportant celui d'égalité devant la justice,

 

- principe d'égalité devant l'impot et devant les charges publiques,

 

- principe de l'indépendance des juridictions,

 

- principe de droit à un recours juridictionnel effectif,

 

- principe de la séparation des pouvoirs,

 

- principe de la garantie d'une procédure juste et équitable .

 

Madame [G] indique en effet, que le législateur vient s'interposer pour empêcher le juge, par exception non justifiée, de se prononcer comme il le fait en toute autre matière, au jour de sa décision, avec le risque que l'indemnité soit artificiellement minorée au détriment de l'exproprié.

 

Cette disposition contrevient au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la constitution de 1789.

 

L'expropriation est une opération pour laquelle l'Etat contraint un propriétaire à lui céder la propriété dans ses biens dans un but d'utilité publique et moyennant le paiement d'une indemnité juste et préalable.

 

La procédure de droit commun comporte deux phases :

 

'une phase administrative, placée sous le contrôle du juge administratif, qui doit permettre de s'assurer que l'opération envisagée répond à un but d'utilité publique, et d'identifier l'ensemble des propriétaires concernés par cette opération. Cette phase peut débuter par la réalisation d'une enquête publique donnant lieu à une déclaration d'utilité publique et à un arrêté de cessibilité pris par le préfet ;

 

'une phase judiciaire qui, placée sous le contrôle d'un juge judiciaire, aboutit au transfert de propriété et l' indemnisation des personnes dont les droits réels sur les biens expropriés sont atteints par ce transfert ainsi que la prise de possession du bien.

 

S'agissant des conditions de détermination de l'indemnité d'expropriation, l'article L321-1 du code de l'expropriation pose le principe selon lequel les indemnités allouées par l'expropriant doivent couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l'expropriation.

 

A défaut d'accord amiable, les indemnités sont fixées par le juge de l'expropriation du ressort dans lequel sont situés les biens à exproprier.

 

Pour déterminer le montant des indemnités mises à la charge de l'expropriant, il procède à l'évaluation de la valeur des biens exproprié suivant les règles prévues aux articles L322-1 à L 322-13 du code de l'expropriation ; ces dispositions définissent notamment les dates auxquelles le juge doit se placer pour déterminer la consistance et la valeur des biens expropriés.

 

L'article L322-1 du code de l'expropriation prévoit en son premier alinéa que le juge fixe le montant des indemnités d'après la consistance des biens à la date de l'ordonnance portant transfert de propriété.

 

Les modalités de détermination de la valeur des biens expropriés répondent à des règles d'ordre public prévues aux articles L322-2 à L 322-9 du code de l'expropriation.

 

L'article L322-2 est relatif à la date de référence, à laquelle doit se placer le juge pour procéder à cette évaluation.

 

Cet article est issu de l'ordonnance N°2014-1345 du 6 novembre 2014 qui a procédé pour l'essentiel, à une codification à droit constant des règles antérieurement prévues par le précédent code de l'expropriation, l'article L322-2 reprenant à cet égard les dispositions du premier paragraphe de l'article L 13-25 de l'ancien code de l'expropriation.

 

Elles n'ont été modifiées qu'une fois depuis lors, par la loi n°2018'1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique dite 'loi ELAN'.

 

Dans sa rédaction initiale, comme dans celle résultant de la loi ELAN, l'article L 322-2 du code de l'expropriation se compose de quatre alinéas.

 

Le premier alinéa contesté identique dans les deux versions, énonce que les biens sont estimés à la date de la décision de première instance.

 

Un recours en appel est sans incidence sur la date à laquelle cette valeur doit être estimée, qui reste la date de la décision de première instance, sauf lorsque la décision de première instance doit être considérée comme non avenue parce que l'ordonnance d'expropriation dont elle est indivisible a été annulée ou celle dans laquelle la décision de première instance a elle même été annulée et n'a donc plus d'existence légale. L'appréciation peut alors être effectuée par la juridiction saisie en appel à la date à laquelle elle statue, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

 

La durée entre la décision de première instance du 15 décembre 2004 et la date ou la cour doit statuer après saisine par Mme [G] épouse [N] le 8 mars 2019 est due aux circonstances suivantes :

 

- l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 14 septembre 2006, suite à un pourvoi formé par M. [Y] [G] et Mme [G], a été cassé en toutes ses dispositions par arrêt du 6 octobre 2029 avec renvoi devant la cour d'appel de Versailles ;

 

- l'arrêt rendu par la cour d'appel de Versailles le 14 janvier 2014, suite à un pourvoi formé par M. [Y] [G] et Mme [G], a été cassé en toutes ses dispositions par arrêt du 9 mars 2017 avec renvoi devant la cour d'appel de Paris ;

 

- Mme [G] a saisi la cour d'appel de renvoi le 12 mars 2019.

 

A l'appui de sa demande de question prioritaire de constitutionnalité, Mme [G] invoque la violation des principes constitutionnels suivants :

 

- principe d'égalité, comportant celui d'égalité devant la justice,

 

- principe d'égalité devant l'impôt et devant les charges publiques,

 

- principe de l'indépendance des juridictions,

 

- principe de droit à un recours juridictionnel effectif,

 

- principe de la séparation des pouvoirs,

 

- principe de la garantie d'une procédure juste et équitable.

 

Mme [G] invoque un unique argument selon lequel le législateur vient s'interposer pour empêcher le juge, par exception non justifiée, de se prononcer comme il le fait dans toute autre matière, au jour de sa décision, avec le risque que l'indemnité soit artificiellement minorée au détriment de l'exproprié, sans indiquer concrètement, en ce qui la concerne, les motifs pour lesquels l'article L322-2 alinéa premier de code de l'expropriation contrevient à chacune de ces normes constitutionnelles.

 

Elle indique enfin que l'article L322-2 du code de l'expropriation contrevient au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la constitution de 1789 pour les mêmes raisons, soit sans indiquer concrètement, en ce qui la concerne, les motifs pour lesquels l'article L 322-2 alinéa premier du code de l'expropriation contrevient à cette norme constitutionnelle.

 

En outre, l'article L322-22 alinéa premier dudit code vise à protéger l'expropriant contre la hausse de la valeur vénale du bien ; le législateur a voulu éviter que la réalisation d'un projet d'utilité publique soit compromise par une hausse de la valeur du bien exproprié, au détriment du bon usage des deniers publics et poursuit ce faisant un objectif général.

 

De plus, le juge et donc la cour d'appel en l'espèce, pour assurer la réparation intégrale du préjudice direct, matériel et certain causé par l'expropriation peut tenir compte des changements de valeur subis par le bien exproprié depuis la date de référence à la suite de circonstances autres que celles prévues au dernier alinéa de l'article L 322-2 du code de l'expropriation et à ce titre, il peut notamment prendre en compte l'évolution du marché de l'immobilier pour estimer la valeur du bien exproprié à la date de sa décision, comme l'a été indiqué le Conseil constitutionnel (2021, 915/916, QPC du 11 juin 2021).

 

En conséquence, la question prioritaire de constitutionnalité de Mme [G] est dépourvue de caractère sérieux.

 

Il convient en conséquence de débouter Mme [G] de sa demande de transmettre sa question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation.

 

- Sur les dépens

 

Mme [G] perdant le procès sera condamnée aux dépens.

 

PAR CES MOTIFS

 

La cour statuant publiquement, par arrêt réputé contradictoire et en dernier ressort,

 

Déboute SEQUANO de sa demande d'irrecevabilité des conclusions de Mme [G] ;

 

Déclare recevable le mémoire de Mme [G] du 14 juin 2019 à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité,

 

Rejette la demande du ministère public d'irrecevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité posée par Mme [G] ;

 

Dit n'y avoir lieu à transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité de Mme [G] concernant l'article L322-2 alinéa premier du code de l'expropriation ;

 

Condamne Mme [G] aux dépens.

 

LE GREFFIERLE PRÉSIDENT