Cour d'Appel de Paris

Arrêt du 17 mai 2022 n° 21/12994

17/05/2022

Non renvoi

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

 

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

 

COUR D'APPEL DE PARIS

 

Pôle 4 - Chambre 8

 

ARRÊT DU 17 MAI 2022

 

Question prioritaire de constitutionnalité

 

(n° 2022/ 118 , 11 pages)

 

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/12994 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CEA54

 

Décision déférée à la Cour : Jugement du 04 Mai 2021 -TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de PARIS RG n° 16/00613

 

APPELANTS

 

Madame [M] [H] épouse [U]

 

33 quai Wilson

 

1201 GENEVE / SUISSE

 

née le 24 Décembre 1960 à METZ (57000)

 

De nationalité française

 

Monsieur [B] [D]

 

Chemin des Halliers, 9

 

1234 VESSY / SUISSE

 

né le 06 Novembre 1984 à METZ (57000)

 

De nationalité française

 

Madame [R], [E], [V] [D] épouse [A]

 

33 rue John GRUN

 

L5619 MONDORF LES BAINS / LUXEMBOURG

 

née le 17 Février 1986 à METZ (57000)

 

De nationalité française

 

Monsieur [N] [D]

 

Flat 7 - 10 Park Crescent

 

LONDON W1B 1 PG / ROYAUME-UNI

 

né le 28 Mars 1989 à METZ (57000)

 

De nationalité française

 

Représentés par Me Nicolas LECOQ VALLON de la SCP LECOQ VALLON & FERON-POLONI, avocat au barreau de PARIS, toque : L0187

 

INTIMÉE

 

ABEILLE VIE (anciennement dénommée S.A. AVIVA VIE )- SOCIETE ANONYME D'ASSURANCES VIE ET DE CAPITALISATION - prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège

 

70 avenue de l'Europe

 

92270 BOIS COLOMBES

 

N° SIRET : 732 02 0 8 05

 

Représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477

 

assistée de Me Myria SAARINEN et Fabrice FAGES, LATHAM ET WATKINS AARPI Toque T09

 

PARTIE INTERVENANTE :

 

MONSIEUR LE PROCUREUR GENERAL

 

COUR APPEL DE PARIS

 

COMPOSITION DE LA COUR :

 

L'affaire a été débattue le 15 Mars 2022, en audience publique, devant la Cour composée de :

 

Mme Béatrice CHAMPEAU-RENAULT, Présidente de chambre

 

M. Julien SENEL, Conseiller

 

Mme Laurence FAIVRE, Conseillère

 

qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par M. Julien SENEL dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.

 

Greffier, lors des débats : Madame Laure POUPET

 

ARRÊT : Contradictoire

 

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

 

- signé par Béatrice CHAMPEAU-RENAULT, Présidente de Chambre et par Laure POUPET, greffière présente lors de la mise à disposition.

 

****

 

EXPOSÉ DU LITIGE :

 

Un litige est né entre la société ABEILLE VIE, devenue AVIVA VIE, qui est une société d'assurance spécialisée dans la distribution et la gestion de produits d'assurance vie, et les consorts [D] concernant quatre contrats d'assurance vie souscrits le 24 février 1997 à effet du 4 mars 1997, intitulés contrats 'Sélection International' et qui sont des contrats en unités de compte multi-supports.

 

Aux termes de ces contrats, le souscripteur a la faculté de transférer son capital d'un support à un autre par le biais d'une opération dénommée arbitrage, la valeur liquidative retenue étant celle du cours de la dernière bourse de la semaine précédant la réception de la demande de mouvement.

 

Trois contrats ont été souscrits par M. [J] [D] pour le compte de ses trois enfants alors mineurs, M. [N] [D], Mme [R] [D] et M. [B] [D].

 

Le quatrième contrat a été souscrit pour son propre compte par Mme [M] [H], ex-épouse [D].

 

Un premier jugement a été rendu par le tribunal de grande instance de Paris le 27 mars 2007 (première procédure), qui a :

 

- ordonné à AVIVA VIE de créditer les contrats de Mme [M] [D] et de M. [B] [D] des versements complémentaires qui seront effectués par ces derniers et ce sous astreinte,

 

- concernant la demande de restitution des 13 supports ayant été supprimés parmi les 21 supports initialement éligibles à la souscription, dit qu'AVIVA VIE a commis une faute par la mise en oeuvre abusive de la clause lui permettant de faire évoluer la liste et le nombre des supports initiaux, dénaturant ainsi les contrats souscrits par les consorts [D] le 24 février 1997,

 

- prononcé un sursis à statuer sur le préjudice subi par les consorts [D],

 

- ordonné une expertise et commis pour y procéder M. [Y],

 

- déclaré valable la clause des 5%,

 

- débouté AVIVA VIE de sa demande reconventionnelle.

 

Cette décision a été confirmée par la cour d'appel de Paris dans un arrêt rendu le 9 avril 2013. AVIVA VIE a alors formé un pourvoi, lequel a été rejeté par la Cour de cassation le 11 septembre 2014.

 

L'expert judiciaire, M. [Y] a déposé son rapport le 28 novembre 2011.

 

Statuant en ouverture du rapport d'expertise, le tribunal a, par jugement du 27 août 2014:

 

- condamné AVIVA VIE à rétablir les supports figurant sur la liste proposée par l'expert dans sa variante comportant 21 supports,

 

- chiffré la perte de chance subie par les consorts [D] au 27 mars 2007 :

 

- pour Mme [M] [D] à 4 388 134 euros,

 

- pour M. [B] [D] à 2 301 948 euros,

 

- pour M. [N] [D] à 1 415 976 euros,

 

- pour Mme [R] [D] à 1 415 976 euros,

 

- condamné AVIVA VIE à créditer les contrats d'assurance vie respectifs des consorts [D] à hauteur des sommes précitées.

 

La cour d'appel de Paris a, par arrêt du 31 janvier 2017, infirmé partiellement le jugement du 27 août 2014 et a notamment :

 

- dit que les supports à prendre en compte pour la réintégration et le calcul de la perte de chance correspond à la liste des 26 supports,

 

- condamné AVIVA VIE sur la base de cette liste de 26 supports à réintégrer 15 nouveaux supports aux contrats des consorts [D],

 

- condamné AVIVA VIE à verser aux consorts [D] au titre de la perte de chance subie par ces derniers du 1er janvier 1998 au 27 mars 2007 :

 

- pour Mme [M] [D] : 1 329 669,25 euros,

 

- pour M. [B] [D] : 859 519 euros,

 

- pour M. [N] [D] : 650 636 euros,

 

- pour Mme [R] [D] : 650 636 euros.

 

Les 18 et 25 avril 2017, AVIVA VIE et les consorts [D] ont respectivement formé des pourvois contre cet arrêt (joints, ils ont donné lieu à l'arrêt du 13 septembre 2018).

 

Par ailleurs et par acte du 26 mars 2009, les consorts [D] ont fait assigner la société AVIVA VIE (deuxième procédure), afin d'obtenir une indemnisation correspondant à la reconstitution des arbitrages qu'ils auraient pu réaliser depuis le 27 mars 2007 jusqu'au jour de la décision à intervenir et de voir désigner un expert pour déterminer les supports à restituer et de chiffrer leur préjudice.

 

Par ordonnance en date du 15 mars 2010, le juge de la mise en état a fait droit à la demande des consorts [D] de sursis à statuer jusqu'à ce qu'une décision passée en force de chose jugéeintervienne sur la liquidation des demandes d'indemnisation qu'ils avaient formées dans le cadre de (la première) procédure ayant abouti au jugement du 27 mars 2007, soumis alors à l'appréciation de la cour d'appel de Paris. Le tribunal a également ordonné le retrait de l'affairedu rôle.

 

L'affaire a été rétablie le 15 janvier 2016.

 

Par ordonnance en date du 13 février 2018, le juge de la mise en état a prononcé un nouveau sursis à statuer jusqu'à l'issue définitive de la procédure initiée par les consorts [D] par assignation du 29 mai 2002 (première procédure), pendante devant la Cour de cassation sous les numéros de pourvoi C1716676 et N1717237.

 

La demande des consorts [D] auprès du premier président de la cour d'appel de Paris d'être autorisés à interjeter appel de cette ordonnance a été rejetée, le 12 juin 2018.

 

Par arrêt du 13 septembre 2018, la Cour de cassation a confirmé l'arrêt du 31 janvier 2017 (première procédure).

 

L'affaire a été rétablie le 13 novembre 2018.

 

Par décision du 4 mai 2021, le tribunal judiciaire de Paris a notamment, sous le bénéfice de l'exécution provisoire :

 

- débouté les consorts [D] de toutes leurs demandes relatives aux supports éligibles de leurs contrats 'SELECTION INTERNATIONAL' ;

 

- débouté les consorts [D] de toutes leurs demandes liées à la clause des 5% ;

 

- débouté les consorts [D] de leurs demandes relatives aux deux versements complémentaires effectués par Mme [M] [H] épouse [U], le 27 mars 2020 ;

 

- débouté les consorts [D] de leurs demandes concernant un préjudice postérieur au 31 janvier 2017 ;

 

- dit que les consorts [D] devront être indemnisés par la société AVIVA VIE du préjudice, qu'ils ont subi du 27 mars 2007 au 31 janvier 2017, date de l'arrêt de la cour d'appel prononçant la réintégration de supports à leurs contrats 'SELECTION INTERNATIONAL' ;

 

- sursis à statuer sur leur préjudice ;

 

- ordonné une mesure d'expertise ;

 

- commis pour y procéder M. [P] [I] avec mission d'entendre les parties et de se faire communiquer tous documents utiles aux fins de :

 

- fournir au tribunal tous les éléments permettant de déterminer la perte de chance subie par les consorts [D] du 27 mars 2007 au 31 janvier 2017 de n'avoir pu arbitrer à cours connu, en tenant compte de leur pratique antérieure au 1er janvier 1998, date de suppression des supports, qui ont été rétablis le 31 janvier 2017 ;

 

- tenir compte dans le chiffrage de la perte de chance subie par les consorts [D] des stipulations contractuelles, à savoir taux de frais de versements contractuels de 4,31%, taux de frais d'arbitrage fixé à 1% du montant transféré, de la clause des 5% de manière à déterminerl'impact qu'aurait eu le comportement arbitragiste de l'ensemble des souscripteurs et de la part relative des demandes d'arbitrages des consorts [D] ;

 

- tenir compte dans le calcul de la perte de chance, des seules demandes d'arbitrages qu'ont déposées les consorts [D] et non exécutées par la société AVIVA VIE ;

 

- fixé la consignation à valoir sur la rémunération de l'expert à la somme de 10 000 euros que devront verser les consorts [D] à la Régie d'avances et de recettes du tribunal judiciaire de Paris avant le 4 juillet 2021 ;

 

- dit que faute de versement dans le délai du montant de la consignation, la désignation de l'expert sera caduque ;

 

- dit que l'expert devra déposer son rapport dans le délai de 6 mois à compter de la date du versement de la consignation ;

 

- désigné le juge de la mise en état de la 5ème chambre 1ère section pour effectuer le contrôle des opérations d'expertise ;

 

- rejeté les fins de non recevoir liées à la prescription et à l'autorité de la chose jugée des demandes relatives à la résiliation du contrat de M. [N] [D] ;

 

- débouté M. [N] [D] de toutes ses demandes relatives à la résiliation de son contrat 'SELECTION INTERNATIONAL' ;

 

- débouté les consorts [D] de leur demande de dommages et intérêts pour résistance abusive ;

 

- condamné la société AVIVA VIE à verser aux consorts [D] une indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile de 5 000 euros ;

 

- débouté les parties de toutes leurs autres demandes ;

 

- réservé les dépens.

 

Par déclaration électronique du 8 juillet 2021, enregistrée au greffe le 19 juillet 2021, Mme [M] [H] épouse [U], M. [B] [D], Mme [R] [D] épouse [A], M. [N] [D] ont interjeté appel.

 

Par conclusions transmises par voie électronique le 20 septembre 2021, ils ont entendu présenter une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l'article L.561-8 du code monétaire et financier dans sa version applicable lors de la résiliation par la compagnie AVIVA du contrat d'assurance-vie de M. [N] [D], c'est-à-dire le 6 décembre 2019.

 

Le dossier de la procédure a été transmis au procureur général pour avis le 05 octobre 2021.

 

Le 25 janvier 2022, le procureur général a communiqué son avis sur la question prioritaire de constitutionnalité et fait savoir qu'il convient :

 

- à titre principal, de déclarer la question prioritaire de constitutionnalité irrecevable et,

 

- à titre subsidiaire, de dire n'y avoir lieu à la transmission de ladite question à la Cour de cassation.

 

Le parquet général estime en substance que la QPC est irrecevable, au visa de la décision 2021-940 du Conseil constitutionnel, qui a rappelé que le Conseil constitutionnel n'est compétent pour contrôler la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit que dans la mesure où elles mettent en cause une règle ou un principe qui, ne trouvant pas de protection équivalente dans le droit de l'Union européenne, est inhérent à l'identité constitutionnelle de la France.

 

Or, la disposition critiquée, qui est une disposition législative du code monétaire et financier, n'est que la transposition d'une directive du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme ; elle ne heurte aucune règle ou principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France et, se contente de tirer les conséquences nécessaires d'une disposition inconditionnelle et précise de la directive 2015/849 précitée.

 

Sur le fond, le parquet général estime qu'il n'y a pas lieu à transmission de la question dès lors que la disposition législative objet de la QPC n'a pas été invoquée en première instance, et n'a pas vocation à être appliquée dans l'affaire soumise au fond à la cour d'appel.

 

Aux termes de leurs dernières écritures (n°2) transmises par voie électronique le 17 février 2022, les consorts [D] demandent à la cour de :

 

- prendre acte de la question prioritaire de constitutionnalité portant sur le I de l'article L. 561-8 du code monétaire et financier ;

 

- considérer que le I de l'article L. 561-8 du code monétaire et financier est directement applicable à la procédure du litige opposant les consorts [D] à la compagnie AVIVA désormais dénommée ABEILLE VIE ;

 

- considérer que le I de l'article L. 561-8 du code monétaire et financier n'a pas déjà été déclaré conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel ;

 

- considérer que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par les consorts [D] n'est pas dépourvue de caractère sérieux ;

 

- considérer que les trois conditions fixées par l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 sont remplies ;

 

- statuer sans délai sur cette requête en application de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

 

- transmettre la question prioritaire de constitutionnalité portant sur le I de l'article L. 561-8 du code monétaire et financier à la Cour de cassation en application de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

 

- surseoir à statuer sur le litige pendant jusqu'à réception de la décision de la Cour de cassation en application de l'article 23-3 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958;

 

- rejeter les demandes, fins et conclusions, d'ABEILLE VIE ;

 

- condamner ABEILLE VIE à leur payer la somme de 20.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

 

Les consorts [D] soutiennent que la disposition contestée est applicable au litige en ce que la décision de résiliation du contrat de M. [N] [D], prise le 6 décembre 2019, par la compagnie ABEILLE VIE était fondée en réalité non sur l'article R 113-14 du code des assurances, qui est une disposition réglementaire, mais sur le I de l'article L. 561-8 du code monétaire et financier, qui est une disposition législative dont l'article R 113-14 n'est qu'une mesure d'application.

 

Ils ajoutent que cette disposition n'a pas été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel sauf changement des circonstances, de sorte que leur question est recevable.

 

Sur le fond, ils soutiennent en substance que le caractère sérieux de la question résulte de ce que le I de l'article L. 561-8 du code monétaire et financier porte atteinte :

 

- au droit de propriété, en ce que la mise en balance de l'intérêt général poursuivi par le législateur et la protection du droit atteint n'a pas été réalisée de manière satisfaisante en l'espèce ;

 

- à la liberté contractuelle, en ce qu'il est disproportionné et que l'absence de toutes garanties et conditions dans le I de l'article L. 561- 8 permettant de mettre fin à une relation contractuelle par voie unilatérale méconnaît directement les exigences posées par le Conseil constitutionnel ;

 

- à la liberté d'entreprendre, en ce que la mesure décidée par le législateur apparaît excessive eu égard à l'objectif recherché, et en ce que l'absence de toutes garanties et conditions dans le I de l'article L 561-8 permettant de mettre fin à une relation contractuelle par voie unilatérale méconnaît directement les exigences posées par le Conseil constitutionnel ;

 

- et relève d'une incompétence négative du législateur, en ce que le législateur, en reportant sur les autorités administratives le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi, et en omettant de fixer des règles dont la détermination lui a été confiée par la Constitution, a méconnu l'étendue de sa compétence ;

 

- ils ajoutent que la méconnaissance par le législateur de sa compétence dans la détermination du régime permettant à un professionnel assujetti de refuser d'exécuter une opération, d'établir ou de poursuivre une relation d'affaires, prive de garanties légales le droit de propriété, la liberté contractuelle et la liberté d'entreprendre constitutionnellement garantis et leur porte donc une atteinte disproportionnée.

 

Aux termes de ses dernières écritures (n°3) transmises par voie électronique le 18 février 2022, la société ABEILLE VIE demande à la cour au visa de l'article L. 561-8 du code monétaire et financier de :

 

- rejeter la demande de transmission de question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation,

 

- condamner les consorts [D] à lui payer la somme de 20.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

 

La société ABEILLE VIE soutient que la QPC ne doit pas être transmise notamment en ce que :

 

- la disposition concernée se borne à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de la directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme,

 

- ces dispositions ne mettant pas en jeu l'identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel n'est pas compétent pour les examiner, ce qui rend la question irrecevable;

 

- la question est au demeurant dépourvue de caractère sérieux, en ce que l'article mis en cause par les consorts [D] est dépourvu de tout caractère disproportionné dans son atteinte aux droits des consorts [D] dès lors qu'il permet de lutter de manière efficace contre le blanchiment de capitaux, sans porter une atteinte disproportionnée au droit de propriété, à la liberté contractuelle, et à la liberté d'entreprendre, des consorts [D] ;

 

- aucune atteinte à l'article 34 de la constitution n'est caractérisée.

 

Il convient de se reporter aux conclusions pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

 

MOTIFS DE LA DÉCISION

 

En application de l'article 61-1 de la Constitution, 'lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé'.

 

L'article 126-4 du code de procédure civile prévoit pour sa part que ' le juge statue sans délai, selon les règles de procédure qui lui sont applicables, sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité, le ministère public avisé et les parties entendues ou appelées'.

 

1) sur la recevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité

 

Il résulte des dispositions de l'article 23-1 alinéa 1er de l'ordonnance du 7 novembre 1958 qu'une question prioritaire de constitutionnalité est, 'à peine d'irrecevabilité, présentée dans un écrit distinct et motivé'. L'exigence de motivation impose nécessairement de préciser la disposition législative arguée d'inconstitutionnalité, le droit ou la liberté garantis par la Constitution auquel il serait porté atteinte et les éléments caractérisant cette atteinte.

 

Par un arrêt du 20 mai 2011, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation (QPC n° 11-90.033, Bull. crim. n 6) a jugé que si la question peut être reformulée par le juge à l'effet de la rendre plus claire ou de lui restituer son exacte qualification, il ne lui appartient pas d'en modifier l'objet ni la portée.

 

En l'espèce, la demande de transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité a bien fait l'objet d'un écrit distinct et motivé.

 

Bien que n'ayant pas été précisément énoncée dans le mémoire distinct, et motivée d'une façon synthétique, par une phrase plus ou moins longue susceptible d'être reproduite entre guillemets, sous la forme d'une question, c'est à dire ponctuée grammaticalement par un point d'interrogation, il apparaît que la question posée, éclairée par la motivation figurant dans le mémoire de 28 pages, complétée par celle figurant dans les dernières conclusions de 40 pages, outre les observations formulées au soutien de cette question à l'audience, doit être considérée comme étant celle de savoir si le I de l'article L. 561-8 du code monétaire et financier, dans sa rédaction issue de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, applicable aux faits de la cause, est conforme aux droits et libertés garantis par la Constitution du 04 octobre 1958 en particulier au droit de propriété, au principe de la liberté contractuelle et au droit au maintien des contrats légalement conclus, ainsi qu'au principe de la liberté d'entreprendre, en l'absence de garanties légales, c'est à dire déterminées par le législateur, au regard de la répartition des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire, découlant des articles 2, 4, 16 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et des articles 34 et 37 de la Constitution.

 

Il y a donc lieu de considérer que la question prioritaire de constitutionnalité, qui est bien soutenue par l'une des parties à l'instance, en l'espèce les consorts [D], est recevable.

 

2) Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation

 

L'article 23-2 de l'ordonnance précitée du 7 novembre 1958 prévoit que la juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies :

 

- la disposition contestée est applicable au litige et à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites;

 

- elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances;

 

- la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

 

1 - l'applicabilité au litige d'une disposition de nature législative ou constituant une interprétation jurisprudentielle constante

 

La disposition, à valeur législative, critiquée est le I de l'article L. 561-8 du code monétaire et financier dans sa version en vigueur du 24 mai 2019 au 14 février 2020, issue de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, applicable à l'époque du litige opposant les consorts [D] à la compagnie ABEILLE VIE, c'est à dire au 06 décembre 2019, date de la lettre recommandée avec accusé de réception adressée par la société AVIVA VIE à fin de résiliation du contrat d'assurance vie, 'SELECTION INTERNATIONAL', conclu entre M. [N] [D] et la société ABEILLE VIE.

 

Cette disposition disposait que 'lorsqu'une personne mentionnée à l'article L. 561-2 n'est pas en mesure de satisfaire à l'une des obligations prévues à l'article L. 561-5 et à l'article L. 561-5-1, elle n'exécute aucune opération, quelles qu'en soient les modalités, et n'établit ni ne poursuit aucune relation d'affaires'.

 

Elle est susceptible de recevoir application dans le litige, dès lors que la lettre de résiliation du contrat vise expressément dans son objet les articles L. 561-8 du code monétaire et financier et R. 113-14 du code des assurances.

 

Le fait que l'article L. 561-8 du code monétaire et financier n'ait pas été expréssement invoqué dans le dispositif des conclusions des consorts [D] devant le tribunal de grande instance qui a rendu le jugement dont appel, est ainsi sans incidence dès lors que, non seulement la lettre de résiliation, objet du litige, vise l'article L. 561-8 du code monétaire et financier, mais encore que l'article R. 113-14 du code des assurances, clairement invoqué dans le jugement notamment au soutien de la faute qu'aurait commise AVIVA en mettant en oeuvre la procédure de mise en garde puis de résiliation prévues par cet article, a été pris en application précisément du I de l'article L. 561-8 du code monétaire et financier.

 

Il apparaît donc que l'article contesté, à valeur législative, est bien en lien avec le litige à l'occasion duquel la question a été posée.

 

2 - le caractère nouveau de la question

 

Une question prioritaire de constitutionnalité ne peut être transmise à la Cour de cassation que si l'article qu'elle conteste n'a jamais été déclaré conforme par le Conseil constitutionnel.

 

En l'espèce, il apparaît que l' article contesté n'a pas déjà été déclaré conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

 

En outre, la question posée présente un caractère nouveau.

 

3 - le caractère sérieux de la question

 

En l'espèce, les dispositions critiquées ont été créées par l'article 2 de l'ordonnance n° 2009-104 du 30 janvier 2009 qui, selon un communiqué de presse du Conseil des ministres en date du 28 janvier 2009, 'transpose en droit français la troisième directive européenne anti-blanchiment'.

 

Elles ont par la suite été modifiées par l'article 3 de l'ordonnance n° 2016-1635 du 1er décembre 2016 qui, selon un communiqué de presse du Conseil des ministres en date du 30 novembre 2016, 'transpose la directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme'.

 

Leur version applicable au moment du litige avait été modifiée une dernière fois par l'article 206 VII B 5° de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dans un chapitre de la loi consacré à 'diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne'.

 

La directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) n° 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/CE de la Commission, dont le champ d'application couvre explicitement les entreprises d'assurance dans la mesure où elles effectuent des activités d'assurance vie, dispose en son article 13.1 que 'les mesures de vigilance à l'égard de la clientèle comprennent :

 

a) l'identification du client et la vérification de son identité, sur la base de documents, de données ou d'informations obtenus d'une source fiable et indépendante ;

 

b) l'identification du bénéficiaire effectif et la prise de mesures raisonnables pour vérifier l'identité de cette personne, de telle manière que l'entité assujettie ait l'assurance de savoir qui est le bénéficiaire effectif, y compris, pour les personnes morales, les fiducies/trusts, les sociétés, les fondations et les constructions juridiques similaires, la prise de mesures raisonnables pour comprendre la structure de propriété et de contrôle du client ;

 

c) l'évaluation et, le cas échéant, l'obtention d'informations sur l'objet et la nature envisagée de la relation d'affaires ;

 

d) l'exercice d'un contrôle continu de la relation d'affaires, notamment en examinant les transactions conclues pendant la durée de cette relation de manière à vérifier que ces transactions sont cohérentes par rapport à la connaissance qu'a l'entité assujettie de son client, de ses activités commerciales et de son profil de risque, y compris, si nécessaire, de l'origine des fonds, et en tenant à jour les documents, données ou informations détenus'.

 

Les mesures de vigilance à l'égard de la clientèle prévues par cette directive ont été transposées aux articles L. 561-5 et L. 561-5-1 du code monétaire et financier, auxquels se réfère l'article L. 561-8 du même code, objet de la présente question prioritaire de constitutionnalité.

 

En effet, le premier dispose que 'I. ' Avant d'entrer en relation d'affaires avec leur client ou de l'assister dans la préparation ou la réalisation d'une transaction, les personnes mentionnées à l'article L. 561-2 :

 

1° Identifient leur client et, le cas échéant, le bénéficiaire effectif au sens de l'article L. 561-2-2 ; 2° Vérifient ces éléments d'identification sur présentation de tout document écrit à caractère probant [']'.

 

Le deuxième dispose quant à lui ce qui suit : 'avant d'entrer en relation d'affaires, les personnes mentionnées à l'article L. 561-2 recueillent les informations relatives à l'objet et à la nature de cette relation et tout autre élément d'information pertinent. Elles actualisent ces informations pendant toute la durée de la relation d'affaires [']'.

 

L'article 14.4 de cette même directive dispose quant aux conséquences de l'impossibilité pour l'entité d'exercer son contrôle, que : 'Les Etats membres exigent d'une entité assujettie qui n'est pas en mesure de se conformer aux obligations de vigilance à l'égard de la clientèle prévues à l'article 13, paragraphe 1, premier alinéa, point a), b) ou c), de ne pas exécuter de transaction par compte bancaire, de ne pas nouer de relation d'affaires ou de ne pas exécuter la transaction, et de mettre un terme à la relation d'affaires et d'envisager de transmettre à la CRF (cellule de renseignement financier) une déclaration de transaction suspecte au sujet du client conformément à l'article 33'.

 

En son article 15. 3, cette même directive précise que 'Les Etats membres veillent à ce que les entités assujetties exercent un contrôle suffisant des transactions et des relations d'affaires pour

 

être en mesure de détecter toute transaction inhabituelle ou suspecte'.

 

Ces dernières dispositions sont à la fois inconditionnelles et précises au sens de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, eu égard à leur formulation.

 

Or, la première phrase du I de l'article L. 561-8 du code monétaire et financier, dans sa version applicable au litige et critiquée par la présente question prioritaire de constitutionnalité, dispose que 'lorsqu'une personne mentionnée à l'article L. 561-2 n'est pas en mesure de satisfaire à l'une des obligations prévues à l'article L. 561-5 et à l'article L. 561-5-1, elle n'exécute aucune opération, quelles qu'en soient les modalités, et n'établit ni ne poursuit aucune relation d'affaires'.

 

En adoptant ces dispositions, qui reprennent presque la lettre même des dispositions de la directive qu'elles visent explicitement à transposer, le législateur s'est pour l'essentiel borné à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d'une directive de l'Union européenne, qui ne lui laissaient aucune marge de man'uvre s'agissant des hypothèses que cette dernière vise dans ses articles 13, a), b) et c).

 

Le seul point sur lequel le législateur a ajouté à la directive est l'inclusion de l'hypothèse qu'elle vise à l'article 13 d) au nombre de celles qui doivent entraîner l'absence de poursuite de la relation d'affaires. Or, la question prioritaire de constitutionnalité ne porte pas sur ce point, puisqu'elle se fonde sur une critique générale de la première phrase du I de l'article L. 561-8 du code monétaire financier, dans sa version précitée, prise dans son ensemble.

 

Or, le Conseil constitutionnel n'est compétent pour contrôler la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit que dans la mesure où elles mettent en cause une règle ou un principe qui, ne trouvant pas de protection équivalente dans le droit de l'Union européenne, est inhérent à l'identité constitutionnelle de la France.

 

L'examen des dispositions critiquées ne relèverait ainsi de la compétence du Conseil constitutionnel que si elles menaçaient une règle ou un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France.

 

Cependant ni le droit de propriété, ni la liberté contractuelle, ni la liberté d'entreprendre, ni l'incompétence négative qu'invoquent les demandeurs ne relèvent de ce registre.

 

Il s'en déduit que la question prioritaire de constitutionnalité posée par les consorts [D], qui porte précisément sur la compatibilité de la disposition contestée avec ces règles, ne revêt pas un caractère sérieux justifiant qu'elle soit transmise à la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel étant incompétent pour en connaître.

 

3) Sur les autres demandes

 

Compte tenu de la non-transmission à la Cour de cassation de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée, il n'y a pas lieu de surseoir à statuer.

 

En équité, les parties seront déboutées de leur demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

 

PAR CES MOTIFS,

 

LA COUR,

 

Déclare recevable mais dénuée de caractère sérieux la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par les consorts [D] ;

 

Dit n'y avoir lieu à transmission à la Cour de cassation, aux fins d'une éventuelle saisine du Conseil constitutionnel, de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée ;

 

Dit n'y avoir lieu à sursis à statuer ;

 

Déboute les parties de leur demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile;

 

Rappelle qu'il résulte des dispositions de l'article 126-7 du code de procédure civile que la décision de refus de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité ne peut être contestée qu'à l'occasion d'un recours contre la décision tranchant tout ou partie du litige.

 

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE