Cour d'Appel de Rennes

Arrêt du 18 mars 2022 n°22/00708

18/03/2022

Renvoi

Audiences Solennelles

 

ARRÊT N° 2/2022

 

N° RG 22/00708 - N° Portalis DBVL-V-B7G-SOD3

 

Me [O] [G]

 

C/

 

CONSEIL DE L'ORDRE DES AVOCATS DU BARREAU DE NANTES

 

Copie exécutoire délivrée

 

le :

 

à :

 

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

 

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

 

COUR D'APPEL DE RENNES

 

AUDIENCE SOLENNELLE

 

DU 18 MARS 2022

 

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

 

Président : Monsieur Fabrice ADAM, premier président de chambre entendu en son rapport

 

Conseiller : Madame Véronique VEILLARD, présidente de chambre,

 

Conseiller : Madame Pascale LE CHAMPION, présidente de chambre,

 

Conseiller : Madame Olivia JEORGER-LE GAC, conseillère

 

Conseiller : Madame Caroline BRISSIAUD, conseillère

 

GREFFIER :

 

Madame Marie-Claude COURQUIN, lors des débats et Madame Juliette VANHERSEL, lors du prononcé

 

EN PRÉSENCE DE:

 

Monsieur Yves DELPÉRIÉ, avocat général

 

DÉBATS :

 

à l'audience publique et solennelle du 04 mars 2022

 

ARRÊT :

 

prononcé à l'audience publique et solennelle du 18 Mars 2022, par mise à disposition au greffe comme indiqué à l'issue des débats.

 

****

 

APPELANT :

 

Monsieur [O] [G]

 

[Adresse 1]

 

[Localité 2]

 

comparant en personne

 

INTIMÉ :

 

CONSEIL DE L'ORDRE DES AVOCATS DU BARREAU DE NANTES

 

[Adresse 4]

 

[Adresse 4]

 

[Localité 3]

 

régulièrement convoqué, n'a pas comparu et ne s'est pas fait représenter

 

Conformément aux dispositions des articles 108, 102 et 16 du décret du 27 novembre 1991 et à la demande de Me [G] l'affaire a été prise en audience publique.

 

EXPOSÉ DU LITIGE :

 

Avocat au barreau de Nantes, Me [O] [G] a été omis du tableau en 2007 lorsqu'il a décidé d'exercer la profession de mandataire judiciaire, profession régie notamment par les articles 812-1 et suivants du code de commerce.

 

Sollicitant la levée de son omission, M. [G] a saisi le conseil de l'ordre des avocats au barreau de Nantes qui, par décision du 23 novembre 2021, a rejeté sa demande observant que s'il remplit les conditions de l'article 11 de la loi n°71-1130 du 31 décembre 1971, il lui est, en revanche, interdit d'exercer toute autre profession que celle de mandataire judiciaire tant qu'il reste inscrit sur la liste de cette profession, et ce, conformément à l'article L. 812-8 du code de commerce.

 

M. [G] a interjeté appel de cette décision par déclaration adressée par lettre recommandée à la cour le 1er décembre 2021.

 

Par un mémoire distinct en date du 2 février 2022, M. [O] [G] demande à la cour d'appel de transmettre à la Cour de cassation les deux questions prioritaires de constitutionnalité suivantes :

 

«'L'article L. 812-8 du code de commerce, en ce qu'il interdit au mandataire judiciaire l'exercice de la profession d'avocat, est-il contraire au principe d'égalité devant la loi, dès lors que cet exercice est ouvert aux administrateurs judiciaires (L. 811-10 du code de commerce), profession par ailleurs soumise aux mêmes conditions et contraintes que le mandataire judiciaire ''».

 

«'L'article L. 812-8 du code de commerce, en ce qu'il interdit au mandataire judiciaire l'exercice de la profession d'avocat, est-il contraire au principe constitutionnel de la liberté d'entreprendre en portant une atteinte disproportionnée à celle-ci au regard des objectifs d'intérêt général que la loi entend poursuivre, la profession de mandataire judiciaire étant elle-même soumise à une certaine concurrence ''»

 

Il expose que les conditions de l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 sont remplies dès lors que la disposition contestée est applicable au litige en ce quelle constitue le fondement des poursuites, que l'article L 812-8 du code de commerce n'a fait l'objet d'aucune décision du Conseil constitutionnel la déclarant conforme à la Constitution et qu'enfin, la question revêt un caractère sérieux en ce que cet article contrevient aux principes d'égalité devant la loi et la justice garanti par les articles 1er et 13 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, par l'alinéa 1er du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et par l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 et de liberté d'entreprendre qui a été consacré par le Conseil constitutionnel comme principe à valeur constitutionnelle découlant de l'article 4 de la Déclaration de 1789, dans une décision du 16 janvier 1982.

 

S'agissant du principe d'égalité, il soutient que la différence de traitement entre les administrateurs qui peuvent, en application de l'article 811-10 du code de commerce, exercer concomitamment la profession d'avocat et les mandataires auxquels cette possibilité est interdite ne peut s'expliquer rationnellement puisque si ces deux professions sont exclusives l'une de l'autre et spécifiques, elles n'en sont pas moins tenues à un certain nombre de règles communes, s'agissant notamment des conditions d'accès, des obligations auxquelles elles sont soumises, de l'organisation des professions et de la garantie qui sont communes (même organe ordinal, même caisse de garantie). Il ajoute que les travaux parlementaires ne justifient aucunement cette différence de traitement qui est critiquée par la doctrine.

 

S'agissant de la liberté d'entreprendre, il rappelle que des restrictions d'origine légale sont, selon le Conseil constitutionnel, possibles à la condition qu'elles ne soient «'pas disproportionnées au regard des objectifs d'intérêt général qu'elles entendent poursuivre'». Il ajoute que si l'objectif poursuivi était initialement, tant pour les mandataires judiciaires que pour les administrateurs judiciaires, de les voir se consacrer pleinement à leur mandat, l'interdiction d'exercer la profession d'avocat n'est plus proportionnée dès lors qu'ils se trouvent soumis à la concurrence de tiers, « personne physique justifiant d'une expérience ou d'une qualification particulière au regard de la nature de l'affaire et remplissant les conditions définies aux 1° à 4° de l'article L.812-3 », soit « à titre habituel des huissiers de justice et des commissaires-priseurs judiciaires en qualité de liquidateur dans les procédures de liquidation lorsque ces procédures sont ouvertes à l'encontre de débiteurs n'employant aucun salarié et réalisant un chiffre d'affaires annuel hors taxes inférieur ou égal à 100 000 euros, ou d'assistant du juge commis dans le cadre des procédures de rétablissement professionnel » (article L.812-2 du Code de commerce).

 

Le conseil de l'ordre des avocats au barreau de Nantes, avisé et convoqué à l'audience par lettre recommandée du 4 février 2022 (accusé de réception signé le 7 février) ne s'est pas fait représenter à l'audience.

 

Le bâtonnier, absent, n'a pas fait connaître ses observations.

 

Dans ses conclusions (22 février 2022), le procureur général estime la question prioritaire de constitutionnalité soulevée recevable puisqu'elle respecte en la forme les dispositions de l'article 126-2 du code de procédure civile, étant présentée par un écrit distinct et motivé. Il ajoute que la disposition législative critiquée est bien applicable au litige puisque l'article L. 812-8 du Code de commerce est le fondement de la décision défavorable du conseil de l'ordre des avocats de Nantes.

 

Il indique qu'il n'y a pas eu de déclaration préalable de conformité de la part du Conseil constitutionnel à propos de l'article critiqué.

 

Enfin, il relève que la question soulevée n'est pas dénuée de caractère sérieux tant en ce qui concerne l'atteinte au principe d'égalité qu'en ce qu'il s'agit de l'atteinte au principe de la liberté d'entreprendre. Il fait valoir que les administrateurs judiciaires comme les mandataires judiciaires sont régulièrement soumis aux mêmes règles légales, sont représentés par le même organe ordinal, sont affiliés à la même caisse de garantie et font l'objet des mêmes mesures de transparence. Il relève que les travaux parlementaires n'expliquent pas la différence de traitement entre les deux professions, laquelle est critiquée par la doctrine. Il estime donc qu'elle n'est pas rationnellement justifiée.

 

Il rappelle qu'à l'origine (avant l'amendement sénatorial adopté au profit des administrateurs), le but de la mesure était que les mandataires (comme les administrateurs) se consacrent pleinement à leur mandat. Cependant, il considère que l'impossibilité pour les mandataires judiciaires d'exercer la profession d'avocat alors que cette profession est soumise à une certaine concurrence, et que l'exercice en est loisible aux administrateurs judiciaires, constitue une restriction à la liberté d'entreprendre disproportionnée au regard des intérêts poursuivis par le législateur.

 

SUR CE :

 

Les questions prioritaires de constitutionnalité présentées par M. [G] ont été soumises à la cour, conformément aux articles 23-1 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 et 126-2 du code de procédure civile, par un écrit distinct et motivé. La demande de transmission est donc recevable.

 

L'article 23-2 de l'ordonnance précitée énonce que : «'...il est procédé à la transmission si les conditions suivantes sont remplies :

 

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

 

2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

 

3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux'».

 

L'article 812-8 du code de commerce est applicable au présent litige puisque c'est sur le fondement de cette disposition que le conseil de l'ordre a rejeté la demande de levée de l'omission dont il était saisi, M. [G] demeurant inscrit sur la liste des mandataires judiciaires.

 

La cour a vérifié que le Conseil constitutionnel n'avait pas, dans une précédente décision, déclaré la disposition litigieuse conforme à la Constitution et s'est, en outre, assurée que cette question n'était pas pendante.

 

Enfin, la question posée, en ce qu'elle porte sur l'atteinte au principe d'égalité, n'apparaît dépourvue de caractère sérieux dès lors qu'il existe une différence de traitement entre les mandataires judiciaires et les administrateurs judiciaires, ces derniers pouvant exercer concomitamment la profession d'avocat (article L 811-10), alors, d'une part, que ces deux professions, bien que distinctes, sont soumises aux mêmes règles, aux mêmes instances et couvertes par la même caisse de garantie et que, d'autre part, les travaux parlementaires n'expliquent pas cette différence qui semble, dès lors, être de nature à caractériser une atteinte au principe d'égalité.

 

De même et s'agissant de la seconde question, portant sur la liberté d'entreprendre, le caractère sérieux est établi dès lors que le législateur ne peut la restreindre que sous réserve que les restrictions édictées ne soient pas disproportionnées au regard de l'objectif d'intérêt général poursuivi. Or, M.'[G] fait valoir à bon droit que si, à l'origine, le législateur a voulu contraindre les mandataires (comme les administrateurs) à se consacrer pleinement à l'accomplissement de leurs mandats, ils ne bénéficient plus aujourd'hui d'un monopole ainsi qu'il résulte de l'article L 812-2 II de sorte que l'exclusivité qui leur est imposée (y compris en ce qu'elle porte sur l'exercice de la profession d'avocat) n'est plus proportionnée aux objectifs poursuivis par la loi.

 

Les trois conditions prévues par l'article précité de l'ordonnance du 7 novembre 1958 étant satisfaite, il convient de transmettre à la Cour de cassation les questions posées par M. [G] et de surseoir à statuer sur le recours contre la délibération du conseil de l'ordre jusqu'à la décision de la Cour de cassation et, s'il a été saisi, jusqu'à celle du Conseil constitutionnel.

 

PAR CES MOTIFS

 

LA COUR,

 

Statuant par décision non susceptible de recours :

 

Vu les articles 21-1 à 21-3 de l'ordonnance 58-1067 du 7 novembre 1958 et 126-1 à 126-7 du code de procédure civile,

 

Déclare recevable et bien fondée la requête déposée le 2 février 2022 par M. [O] [G] en transmission des questions prioritaires de constitutionnalité suivantes :

 

«'L'article L. 812-8 du code de commerce, en ce qu'il interdit au mandataire judiciaire l'exercice de la profession d'avocat, est-il contraire au principe d'égalité devant la loi, dès lors que cet exercice est ouvert aux administrateurs judiciaires (L. 811-10 du code de commerce), profession par ailleurs soumise aux mêmes conditions et contraintes que le mandataire judiciaire ''»

 

«'L'article L. 812-8 du code de commerce, en ce qu'il interdit au mandataire judiciaire l'exercice de la profession d'avocat, est-il contraire au principe constitutionnel de la liberté d'entreprendre en portant une atteinte disproportionnée à celle-ci au regard des objectifs d'intérêt général que la loi entend poursuivre, la profession de mandataire judiciaire étant elle-même soumise à une certaine concurrence ''»

 

Ordonne la transmission par le greffe de la cour dans les huit jours du prononcé de la présente décision, de ces questions prioritaires de constitutionnalité à la Cour de Cassation.

 

Dit qu'il sera joint à cette transmission le mémoire déposé par M. [G] et l'avis écrit déposé par M. le procureur général près la cour d'appel de Rennes.

 

Dit qu'il sera sursis à statuer sur le fond de l'affaire jusqu'à la décision de la Cour de cassation et, s'il a été saisi, jusqu'à celle du Conseil constitutionnel sur ces questions prioritaires de constitutionnalité.

 

Réserve les dépens.

 

LE GREFFIERLE PRÉSIDENT