Tribunal judiciaire de Boulogne-sur-Mer

Jugement du 6 juillet 2021, N° minute : 1424/2021

06/07/2021

Renvoi

Cour d'Appel de Douai

Tribunal judiciaire de Boulogne-sur-Mer

Jugement prononcé le : 06/07/2021

1ère Chambre

N° minute : 1424/2021

N° parquet : 17198000037

JUGEMENT CORRECTIONNEL

Délibéré en date du 6 juillet 2021

A l'audience publique du Tribunal Correctionnel de Boulogne-sur-Mer le VINGT-QUATRE JUIN DEUX MILLE VINGT ET UN,

Composé de :

Président : Monsieur MARLIERE Maurice, premier vice-président,

Assesseurs : Madame G1CQUEL Juliette, juge,

Monsieur ZIEGLER Valéry, juge,

assistés de Madame BOUTIN Valérie, greffière,

en présence de Madame BRIAND Solenn, substitut,

a été appelée l’affaire

ENTRE :

Monsieur le PROCUREUR DE LA REPUBLIQUE, près ce tribunal, demandeur et poursuivant

ET

Prévenue

La société SPECITUBES (RCS [LOCALITE 1] [...]), Hameau de Letoquoi route de Neufchatel 62830 SAMER, prise en la personne de son président [X Y] représenté par [A B], Directeur Général muni d'un pouvoir régulièrement établi,

comparante assistée de Maître CABANES Arnaud et Maître BALIAN Blanche avocats au barreau de PARIS,

Prévenue des chefs de :

EXPLOITATION PAR PERSONNE MORALE D'UNE INSTALLATION CLASSEE NON CONFORME A UNE MISE EN DEMEURE faits commis du 1er janvier 2017 au 26 juin 2020 à [LOCALITE 2]

MISE EN DANGER D'AUTRUI PAR PERSONNE MORALE (RISQUE IMMEDIAT DE MORT OU D'INFIRMITE) PAR VIOLATION MANIFESTEMENT DELIBEREE D'UNE OBLIGATION REGLEMENTAIRE DE SECURITE OU DE PRUDENCE faits commis du 29 janvier 2010 au 26 juin 2020 à [LOCALITE 3]

DEBATS

A l’appel de la cause, le président a constaté la présence et l’identité du représentant légal de la société SPECITUBES et a donné connaissance de l’acte qui a saisi le tribunal.

Le président a informé le représentant légal de la société SPECITUBES de son droit, au cours des débats, de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire.

Le président a instruit l’affaire, interrogé le représentant légal de la société SPECITUBES et reçu ses déclarations.

Le ministère public a été entendu en ses réquisitions.

Maître BALIAN Blanche et Maître CABANES Arnaud, conseils de la société SPECITUBES ont été entendus en leur plaidoirie respective.

Le représentant légal de la société SPECITUBES a eu la parole en dernier.

Le greffier a tenu note du déroulement des débats.

Puis à l'issue des débats tenus à l'audience du VINGT-QUATRE JUIN DEUX MILLE VINGT ET UN, le tribunal a informé les parties présentes ou régulièrement représentées que le jugement serait prononcé le 6 juillet 2021 à 13 heures 30.

A cette date, vidant son délibéré conformément à la loi, le Président a donné lecture de la décision, en vertu de l'article 485 du code de procédure pénale, le Tribunal se composant comme suit :

Président : Monsieur MARLIERE Maurice, premier vice-président,

Assesseurs : Madame GICQUEL Juliette, juge,

Monsieur THOMAS Gérard, magistrat à titre temporaire,

assistés de Madame BOUTIN Valérie, greffière, et en présence du ministère public.

Le tribunal a délibéré et statué conformément à la loi en ces termes :

La société SPECITUBES a été citée à l'audience du 24 juin 2021 par le procureur de la République, selon acte d'huissier de justice délivré à personne habilitée le 13 février 2021.

Le représentant légal de la société SPECITUBES a comparu à l’audience assisté de son conseil ; il y a lieu de statuer contradictoirement à l'égard de la société SPECITUBES.

La société SPECITUBES est prévenue :

- d'avoir à [LOCALITE 4] ([LOCALITE 5]), entre le 1er janvier 2017 et le 26 juin 2020, en tout cas sur le territoire national et depuis temps non couvert par la prescription de l'action publique, exploité une installation ou un ouvrage, exercé une activité ou réalisé des travaux portant sur une installation classée en violation d'une mesure de mise en demeure prononcée par l'autorité administrative en application de l'article L. 171-7 ou de l'article 171-8 pour une installation classée soumise à autorisation préalable, en l'espèce en violation de l'arrêté préfectoral de mise en demeure du 29 décembre 2015, faits prévus par ART.L.173-8, ART.L.173-1 §11 5°, ART.L.171-7 AL.l, ART.L.171-8 §1, ART.L.512-1 C.ENVIR. ART.121-2 C.PENAL. et réprimés par ART.L.173-8, ART.L.173-1 §11 AL.l, ART.L.173-5 C.ENVIR. ART.131-38, ART.131-39 2°, 3°, 4°, 5°, 6°, 8°, 9° C.PENAL.

- d'avoir à [LOCALITE 6] ([LOCALITE 7]), entre le 29 janvier 2010 et le 26 juin 2020, en tout cas sur le territoire national et depuis temps non couvert par la prescription n'emportant pas prescription, par la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, en l'espèce en rejetant dans l'atmosphère une quantité de dichlorométhane créant pour la population un excès de risque de cancer du poumon, exposé autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente, faits prévus par ART.223-1, ART.223-2, 121-2 C.PENAL. et réprimés par ART.223-2, ART.131-38, ART.223-1, ART.131-39 2°, 3°, 8°, 9° C.PENAL.

Aux termes d'un arrêté préfectoral du 29 janvier 2010, la société SPECITUBES est autorisée à exploiter à [LOCALITE 8] une usine dont l'activité relève de la réglementation relative aux Installations Classées pour la Protection de l'Environnement (ICPE). L'arrêté d'autorisation fixe des valeurs limites pour les rejets dans l'atmosphère de composés organiques volatils liés à l'utilisation, dans l'atelier de lubrification, d'une substance toxique appelé TUBOL. Un arrêté préfectoral complémentaire, en date du 14 octobre 2013, a ultérieurement imposé la mise en service de nouvelles installations en vue d'assurer le respect des dispositions de la décision conférant l'autorisation d'exploitation.

Compte tenu d'une progression à un rythme trop lent de la mise en conformité des installations litigieuses, le préfet a pris, le 29 décembre 2015, un arrêté de mise en demeure imposant à la société SPECITUBES de respecter, au plus tard pour le 31 décembre 2016, les prescriptions de l'article 3 de l'arrêté du 14 octobre 2013 relatif à la modification de l'atelier de lubrification.

A la suite d'une visite d'inspection, réalisée le 22 mars 2017, révélant que les rejets atmosphériques de dichlorométhane continuaient à excéder les valeurs limites, un arrêté préfectoral du 24 août 2017 a infligé à la société SPECITUBES une amende administrative de 15 000 euros en application de l'article L 171-8 du code de l'environnement, qui a été payée.

Parallèlement à cette sanction administrative, un procès verbal d'infraction établi le 11 juillet 2017 par les services de la DREAL a été transmis au parquet de Boulogne sur Mer.

Par ailleurs, la société SPECITUBES s'étant engagée à abandonner totalement le tubol à l'horizon de la fin de l'année 2021, il a été mis en place un comité de suivi du plan de changement de processus industriel mis en oeuvre par ses soins en vue d'y parvenir dans une durée maximale de quatre ans.

Lors d'une visite d'inspection effectuée le 24 juin 2020 il a été constaté que l'objectif programmé de supprimer 94 % des rejets athmosphériques à la fin du mois d'avril précédent n'avait pas pu être atteint, notamment en raison de la crise sanitaire liée à l'épidémie de Covid 19 mais que la perspective d'abandon du tubol pour la fin de l'année 2020 demeurait d'actualité.

Sur la base de l'avis écrit de la DREAL du 30 août 2020 faisant état, d'une part de l'absence de régularisation effective à cette date, d'autre part qu'en tout état de cause la normalisation de la situation programmée pour la fin de l'année n'aurait pas pour effet de faire disparaître l'infraction dont la réalité doit être appréciée par le juge répressif à la date à laquelle elle a été commise, le ministère public a engagé des poursuites pénales à l'encontre de la société SPECITUBES.

Dans des conclusions régulièrement déposées in-limine litis la société SPECITUBES a saisi le tribunal, sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution, d'un moyen soulevant l'inconstitutionnalité des articles L 173-1 § Il et L 171-8 du code de l'environnement en faisant valoir en substance, d'une part que ces deux textes sont étroitement liés puisque le premier d'entre eux dispose que la violation d'un arrêté de mise en demeure administrative pris en application du second constitue une infraction pénale, et d'autre part qu'aux termes du même texte les sanctions administratives sont prises « indépendamment des poursuites pénales qui peuvent être exercées ».

La société SPECITUBES considère que les dispositions législatives susvisées instaurent par conséquent un double régime répressif sanctionnant les mêmes faits, à savoir le non-respect d'une mise en demeure prononcée par l'autorité administrative en matière d'installations classées pour la protection de l'environnement, et qu'à ce titre elles méconnaissent le principe de légalité des délits et des peines édicté par l'article 8 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789.

Dans ses réquisitions écrites prises le 22 juin 2021 le ministère public observe que les dispositions législatives dont la constitutionnalité est contestée constituent le fondement des poursuites pénales exercées, que le Conseil constitutionnel n’a jamais statué sur leur conformité à la Constitution et que la question prioritaire de constitutionnalité posée n'est pas dépourvue de caractère sérieux puisque, d'une part si le Conseil constitutionnel admet la possibilité d'un cumul de poursuites distinctes aux fins de sanctions de nature administrative ou pénale, estimant que ce type de disposition ne porte pas atteinte au principe de nécessité des délits et des peines, cette position de principe est néanmoins assortie d'exceptions (cf Conseil constitutionnel 18 mars 2015 Décision n° 2014-453/454 QPC et n° 2015-462 QPC), d'autre part qu'il n'appartient pas à la juridiction du fond de procéder à un contrôle de constitutionnalité des dispositions contestées.

En conséquence le ministère public requiert la transmission par le tribunal de la QPC à la Chambre criminelle de la Cour de Cassation.

SUR CE,

Sur la recevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité

En l'espèce le moyen titré de l'atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution a été présenté à l'ouverture des débats dans un écrit motivé distinct des conclusions de nullité et de celles de relaxe prises au soutien des intérêts de la prévenue.

Il est donc recevable.

Sur l'opportunité de la transmission à la Cour de Cassation de la question prioritaire de constitutionnalité

En premier lieu, il résulte du visa des textes mentionnés à la prévention que les dispositions législatives contestées fondent les poursuites exercées à l'encontre de la prévenue ou qu'elles sont à tout le moins applicables à la procédure en cause. En effet, l'article L 173-1 § II du code de l'environnement constitue le siège de l'incrimination et de la répression de l'une des infractions reprochées à la société SPECITUBES, à savoir l'exploitation d'une installation en violation d'une mesure de mise en demeure prononcée par l'autorité administrative en application de l'article L 171-8 du même code auquel il fait expressément et nécessairement référence dès lors que ce texte est celui qui, précisément, autorise l'autorité administrative à délivrer une mise en demeure en cas d'inobservation des prescriptions applicables à une installation classée pour la protection de l'environnement.

En second lieu, le Conseil constitutionnel n'a jamais statué sur une question prioritaire de constitutionnalité les concernant et qu'elles n'ont en conséquence pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision rendue par lui.

En troisième lieu, la question prioritaire de constitutionnalité n'est pas dépourvue de caractère sérieux en ce que la jurisprudence du Conseil constitutionnel admet seulement à certaines conditions le cumul de sanctions administratives ayant le caractère de punition et de poursuites pénales pour les mêmes faits et l'interdit si elles sont de nature similaire utilisant à cet effet tris critères pour déterminer s'il y a ou non similitude de nature entre les unes et les autres.

En l'espèce la prévenue soutient que l'amende prononcée à son encontre à titre de sanction administrative et les poursuites pénales dont elle fait l'objet dans le cadre de ia présente procédure correspondent à chacun de ces critères.

Il y a donc lieu de transmettre à la Cour de Cassation la question prioritaire de constitutionnalité posée par la Défense.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, à l'égard de la société SPECITUBES par jugement non susceptible de recours,

Avant dire droit,

Ordonne la transmission à la Cour de Cassation de la question suivante :

« Les dispositions des articles L 173-1 II et L 171-8 du code de l'environnement, en ce qu'elles permettent expressément qu'une société soit sanctionnée deux fois pour les mêmes faits en se voyant imposer une sanction administrative, d'une part, et une sanction pénale, d’autre part, pour le non-respect des dispositions d'un arrêté préfectoral de mise en demeure, sont-elles conformes au principe de légalité des délits et des peines protégé par l'article 8 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 ? »

Dit que la présente décision sera adressée par le greffe à la Cour de Cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties relatifs à a question prioritaire de constitutionnalité ;

Surseoit à statuer sur les poursuites engagées à l'encontre de la société SPECITUBES ;

Renvoie l'examen de l'affaire à l'audience du mardi 7 décembre 2021 à 8 heure 30 ;

et le présent jugement ayant été signé par le président et la greffière.

LA GREFFIERE

LE PRESIDENT