Tribunal judiciaire de Marseille

Jugement du 21 octobre 2020, N° RG 20/00057

21/10/2020

Renvoi

JURIDICTION D’EXPROPRIATION DES BOUCHES DU RHONE

Palais de Justice - 6, [adresse 1] [LOCALITE 2]

Tél. 04.91.01.69.77

 

TRANSMISSION À LA COUR DE CASSATION D'UN JUGEMENT RELATIF À UNE QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ + Pièces

MARSEILLE, le 21 Octobre 2020

Le Greffier du Tribunal judiciaire de MARSEILLE

Juridiction de l’Expropriation

à

Cour de cassation -

Première présidence

À l’attention de Mme Marie-France Mégnien, Greffière

5 quai de l'horloge

75055 Paris Cedex 01

N/Réf. : N° RG 20/00057 - N° Portalis DBW3-W-B7E-XXHD

SARL SOMARE c/ ETS Public d’Aménagement EUROMEDITERRANEE

Objet: Transmission d’une QPC à la Cour de Cassation

Madame la Greffière,

Conformément aux dispositions de l’article 23-2 alinéa 3 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, j’ai l'honneur de vous adresser la copie du Jugement relatif à la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité dans l’affaire susvisée, rendu ce jour, le 21 octobre 2020 par le Juge délégué aux expropriations, ainsi que les mémoires des avocats en original.

Veuillez agréer, l’assurance de ma parfaite considération.

La Greffière Marion BINGUY,

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JURIDICTION D’EXPROPRIATION DES BOUCHES DU RHONE

Palais de Justice - 6, rue Joseph SUIRAN Dsl MARSEILLE CEDEX 06

Tél. 04.91.01.69.77

N° R.G. N° RG 20/00057 - N° Portalis [LOCALITE 3]

S.A.R.L. SOMARE

C/

Etablissement public EUROMEDITERRANEE (EPAEM)

QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

LE 21 OCTOBRE 2020

JUGEMENT

TRANSMISSION D’UNE QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE À LA COUR DE CASSATION

DEMANDEUR SUR LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ ET DÉFENDEUR À L’INSTANCE

S.A.R.L. SOMARE

dont le siège social est sis [LOCALITE 4] - [LOCALITE 5]

représentée par Me Philippe HANSEN de la SCP UGGC et AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, Me Géraldine LESTOURNELLE, avocat au barreau de MARSEILLE

CONTRE :

DÉFENDEUR SUR LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE ET DEMANDEUR A L’INSTANCE

Établissement public d'Aménagement Euromediterranée EPAEM

dont le siège social est sis [adresse 6] - CS [LOCALITE 7]

représenté par Me Olivier BURTEZ-DOUCEDE, avocat au barreau de MARSEILLE

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président : Madame Marie-Bernadette CALAS, Première vice-présidente adjointe au Tribunal judiciaire de Marseille désignée en qualité de Juge de l’Expropriation

Greffier : Marion BINGUY

Débats à l’audience publique du 07 octobre 2020

EXPOSÉ DU LITIGE :

En application de l’article 61-1 de la Constitution, lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

En application de l’article 23-1 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, devant les juridictions relevant du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d’irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé.

L'établissement public d'aménagement d'Etat à caractère industriel et commercial EUROMÉDITERRANÉE (EPAEM) a été créé par décret du 13 octobre 1995 avec pour mission d’intervenir sur un périmètre d’intérêt national dans la ville de Marseille.

Un arrêté pris le 27 février 2017 par le préfet des Bouches-du-Rhône a déclaré d'utilité publique les aménagements nécessaires à la réalisation des opérations au sein de de la Zone d’ Aménagement Concertée (ZAC) Littorale, créée par arrêté du 17 octobre 2013.

La société de maintenance de réparation de matériel maritime SOMARE, société à responsabilités limitée à associé unique, qui exerce une activité de réparation de containers, se trouve locataire en vertu d’un contrat de baïl du 19 décembre 1994, d’un bâtiment à détacher d’une propriété cadastrée « [LOCALITE 8] » section K numéro [...], [...] et [...] d’une surface de 380 m°, ayant appartenu à l’ Agence Foncière Marseille-Métropole, devenu la propriété de la Métropole le 1er janvier 2016, et ayant fait l’objet d’une cession amiable à l’'EPAEM, approuvée par délibération du 19 décembre 2019, du bureau de la Métropole, régularisée par acte notarié des 18 et 26 février 2020. Ce bâtiment est situé dans la ZAC Littorale.

L’EPAEM a notifié à la société SOMARE un mémoire en expropriation valant offres, en date du 27 janvier 2020, proposant une indemnité d’éviction de 87 350 euros.

Il a saisi le 9 mars 2020 le juge de l’expropriation d’une demande en fixation de l’indemnité d’éviction due à la société SOMARE.

La société SOMARE rappelle qu’en application de l’article L323-3 du Code de l’expropriation d’utilité publique, l’occupant d’un terrain exproprié peut obtenir après saisine du juge, le paiement d’un acompte représentant 50 % du montant des offres de l’expropriant, à condition:

-que l’ordonnance d’expropriation soit intervenue,

-qu’il n’y ait pas obstacle au paiement

-que le relogement ne soit pas assuré par l’expropriant

Elle fait observer que lorsque le terrain a fait l’objet d’une cession amiable, ce qui est le cas du terrain qu’elle occupe, ce texte ne peut s’appliquer, aucune ordonnance d’expropriation n’étant rendue, et prétend qu'il est de ce fait porté atteinte par ce texte au principe d’égalité et à la liberté d’entreprendre.

Elle demande que soit posée la question suivante : La circonstance que l'article L 323-3 du Code de l’expropriation pour cause d'utilité publique ne s applique pas aux locataires occupant un bien ayant fait l’objet d’un transfert de propriété par voie de cession amiable au profit de l'expropriant confère-t-elle à ces dispositions un caractère inconstitutionnel, au regard des droits et libertés garantis par la Constitution, notamment du principe d'égalité devant la loi et de la liberté d'entreprendre ?

En réplique, par mémoire en date du 25 septembre 2020 reçu au greffe le 29 septembre 2020, l'ÉPAËEM fait valoir que la question est irrecevable car la disposition visée ne conditionne pas la solution du litige. Il fait valoir que l’article L 223-3 du Code de l’expropriation reconnaissant les mêmes effets d’extinction des droits réels à la cession amiable comme à l’ordonnance d’expropriation, la faculté de provision prévue à l’article L 323-3 du même code doit s’appliquer à de la même façon à l’un ou l’autre des modes d’extinction des droits, que de ce fait la question n’est pas sérieuse.

Il conclut au rejet de la question.

La présente affaire a été communiquée au Ministère public le 3 août 2020, qui a conclu dans un avis daté du 12 août 2020 que la disposition contestée n’était pas de nature législative, en ce qu’elle était issue de d’une ordonnance prise en application de l’article 38 de la Constitution qui n’avait pas été ratifiée, le projet de loi ratifiant l’ordonnance 2014-1345 du 6 novembre 2014, relative à la partie législative du code de l’expropriation pour cause d'utilité publique, opté le 28 janvier 2015 par le Conseil des ministres, ayant été enregistré sous le numéro 261 à la présidence du Sénat le 28 janvier 2015 mais n’ayant jamais été examiné par le Parlement, ce qui ne lui a pas conféré valeur législative.

Dans son mémoire récapitulatif notifié et enregistré le 30 septembre 2020, la société SOMARE, a fait état des décisions rendues par le Conseil constitutionnel les 28 mai 2020 et 3 juillet 2020, reconnaissant la nature législative des dispositions issues d’ordonnances non ratifiées sous certaines conditions de délai et de dépôt du projet de loi de ratification, faisant valoir que celles-ci ont été respectées.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

Sur le moyen tiré de l’atteinte portée aux droits et libertés garantis par la Constitution par l’article L323-3 du Code de l’expropriation d’utilité publique.

Sur la recevabilité du moyen tiré de l'atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution:

Le moyen tiré de l'atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution a été présenté le par mémoire enregistré le 25 août 2020 dans un écrit distinct des écritures en défense sur fixation d’indemnité de la société SOMARE notifiées le 24 juillet 2020. Il est motivé. Il est donc recevable.

Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation: L'article 23-2 de l’ordonnance précitée dispose que la juridiction transmet sans délai la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies:

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

Par ailleurs la disposition visée doit être de nature législative:

Sur ce point contesté par le Ministère public, c’est de façon pertinente que le demandeur à l’incident invoque les décisions du Conseil constitutionnel rendues les 28 mai 2020, et 3 juillet 2020, considérant que dès lors que le projet de loi de ratification d’une ordonnance prise en application de l’article 38 de la constitution, avait été déposé dans le délai fixé par la loi, et que le délai d’habilitation était expiré sans que le Parlement statue, les dispositions de nature législative de cette ordonnance, qui ne pouvaient plus être modifiées que par la loi devaient être regardées comme des dispositions législatives.

La loi n°2013-1005 du 12 novembre 2013 habilitant le gouvernement à simplifier les relations entre l’administration et les citoyens, a autorisé dans son article 5 le gouvernement à procéder par ordonnances à la modification du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique afin d'y inclure des dispositions de nature législative qui n'ont pas été codifiées, d'améliorer le plan du code...”. Le III du même article prévoit que “es ordonnances sont publiées dans un délai de douze mois à compter de la promulgation de loi. Un projet de loi de ratification est déposé devant le Parlement dans un délai de trois mois à compter de la publication de chaque ordonnance ”.

L’ordonnance du 6 novembre 2014 a été publiée le 11 novembre 2014 dans l’année de la promulgation de la loi, et le délai pour procéder par voie d’ordonnance à de nouvelles modifications du code est expiré. Le projet de loi d’habilitation a été enregistré à la présidence du Sénat le 28 janvier 2015, soit dans le délai de trois mois imparti. L'article L.323-3 du Code de l’expropriation est donc bien une disposition législative pouvant faire l’objet d’une question préjudicielle de constitutionnalité.

La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure:

Le tribunal de l’expropriation est saisi d’une demande en fixation de l’indemnité d’éviction devant être allouée à la société SOMARE en sa qualité de locataire d’un bâtiment ayant fait l’objet d’une cession amiable dans le cadre d’une déclaration d’utilité publique dans le cadre d’une procédure d’expropriation. L’article L 323-3 du Code de l’expropriation pour cause d'utilité publique édicte, “ Après la saisine du juge, et sous réserve que l'ordonnance d’expropriation soit intervenue, les propriétaires expropriés qui occupent des locaux d'habitation ou à usage professionnel ainsi que les locataires ou preneurs commerçants, artisans, industriels ou agricoles peuvent, s'il n'y a pas obstacle au paiement et sauf l'hypothèse où leur relogement ou leur réinstallation est assurée par l'expropriant, obtenir le paiement d'un acompte représentant 50 % du montant des offres de l’expropriant. ” Cette disposition ne conditionne pas la solution du litige, comme le fait valoir l’expropriant, mais elle est applicable dès la saisine du juge de l’expropriation, en acompte à l’indemnité qu’il va fixer, et à ce titre doit être considérée comme ayant suffisamment de lien avec l’objet du litige applicable à la procédure.

Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel.

En outre, elle n’est pas dépourvue de caractère sérieux, en ce que la disposition visée ne donne la faculté pour l’occupant d'obtenir un acompte sur son indemnité d’éviction que “sous réserve que l'ordonnance d’expropriation soit intervenue ”, ce qui exclut a priori l'hypothèse d’une cession amiable des lieux objets de la déclaration d'utilité publique par le propriétaire.

Le fait que l’article L 222-2 du Code de l’expropriation, évoqué par l’expropriant, assimile les effets de la cession amiable à ceux de l’ordonnance d’expropriation en ce qui concerne l'extinction des droits réels, ne permet pas d'étendre cette assimilation à d’autres domaines, et est sans incidence sur la disposition prévoyant le paiement d’un acompte sur indemnité d’éviction sous réserve de l’intervention de l’ordonnance d’expropriation.

Il apparaît en revanche que l’occupant non propriétaire est soumis à un aléa en fonction de la position qu’aura prise le propriétaire face aux offres de l’expropriant, et que cette différence de traitement n’apparaît pas motivée par un motif d'intérêt général. Elle crée une situation inégalitaire, et porte atteinte à la libre concurrence et à la liberté d'entreprendre.

Ïl y a donc lieu de transmettre à la Cour de cassation la question suivante:

Les dispositions de l'article L 323-3 du Code de l'expropriation pour cause d'utilité publique en ce qu'elles ne s'appliquent pas aux locataires occupant un bien ayant fait l’objet d'un transfert de propriété par voie de cession amiable au profit de l'expropriant portent-t-elles atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment le principe d'égalité devant la loi et la liberté d'entreprendre ?

En application des dispositions de l’article 23-3 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, lorsqu’une question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu’à réception de la décision de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil constitutionnel.

Il sera donc sursis à statuer sur l’ensemble des demandes des parties, et les dépens seront réservés.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, par jugement contradictoire, mis à disposition au greffe, insusceptible de recours indépendamment du jugement sur le fond,

ORDONNE la transmission à la Cour de cassation de la question suivante: Les dispositions de l’article L 323-3 du Code de l’expropriation pour cause d'utilité publique en ce qu'elles ne s'appliquent pas aux locataires occupant un bien ayant fait l’objet d’un transfert de propriété par voie de cession amiable au profit de l'expropriant, portent-t-elles atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment le principe d'égalité devant la loi et la liberté d'entreprendre ?

DIT que le présent jugement sera adressé à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties relatives à la question prioritaire de constitutionnalité ;

DIT que les parties et le Ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision ;

SURSOIT à statuer sur les demandes des parties ;

DIT que l’affaire sera rappelée à l’audience déjà fixée du 4 novembre à 9h00 en vue d’un renvoi ;

RESERVE les dépens ;

LE GREFFIER

LE JUGE DE L’EXPROPRIATION