Tribunal judiciaire de Toulouse

Jugement du 30 septembre 2020, n° RG 18/25698

30/09/2020

Renvoi

Minute n° 20/4494

Dossier n° RG 18/25698 -N° Portalis DBX4-W-B7C-N2EF / 2ème Chambre Cab10

Nature de l'affaire : Demande en partage, ou contestations relatives au partage

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

“AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS”

TRIBUNAL JUDICIAIRE DE TOULOUSE.

Service des affaires familiales

JUGEMENT

Le 30 Septembre 2020

Jean-Luc ESTÉBE, vice-président, assisté par Frédérique DURAND, greffier,

Statuant à juge unique en vertu de l’article R 212-9 du Code de l’organisation judiciaire,

Après débats à l'audience publique du 23 Septembre 2020, a prononcé le jugement contradictoire suivant par mise à disposition au greffe, dans l'affaire entre :

DEMANDEURS

M. [U V], demeurant [adresse 1] - [LOCALITE 2]

représenté par Maître Jean-paul BOUCHE de la SELARL BOUCHE JEAN-PAUL, avocats au barreau de TOULOUSE, avocats plaidant, vestiaire : 33

M. [Z V], demeurant [adresse 3] - [LOCALITE 4]

représenté par Maître Jean-paul BOUCHE de la SELARL BOUCHE JEAN-PAUL, avocats au barreau de TOULOUSE, avocats plaidant, vestiaire : 33

M. [P J], demeurant [adresse 5] - [LOCALITE 6]

représenté par Maître Jean-paul BOUCHE de la SELARL BOUCHE JEAN-PAUL, avocats au barreau de TOULOUSE, avocats plaidant, vestiaire : 33

Mme [I J EPOUSE W], demeurant [adresse 7] - [LOCALITE 8]

représentée par Maître Jean-paul BOUCHE de la SELARL BOUCHE JEAN-PAUL, avocats au barreau de TOULOUSE, avocats plaidant, vestiaire : 33

M. [CC F], demeurant [adresse 9] - [LOCALITE 10]

représenté par Maître Jean-paul BOUCHE de la SELARL BOUCHE JEAN-PAUL, avocats au barreau de TOULOUSE, avocats plaidant, vestiaire : 33

Mme [E F EPOUSE H], demeurant [adresse 11] - [LOCALITE 12]

représentée par Maître Jean-paul BOUCHE de la SELARL BOUCHE JEAN-PAUL, avocats au barreau de TOULOUSE, avocats plaidant, vestiaire : 33

et

DEFENDEURS

Mme [S T], demeurant [adresse 13] - [LOCALITE 14]

représentée par Me Jean IGLESIS, avocat au barreau de TOULOUSE, avocat plaidant, vestiaire : 106

M. [B-C D], demeurant [adresse 15] - [...] ETAGE - [LOCALITE 16]

représenté par Me Maïalen CONTIS, avocat au barreau de TOULOUSE, avocat plaidant, vestiaire : 374

Mme [K L], demeurant [adresse 17] - [LOCALITE 18]

représentée par Maître Françoise DUVERNEUIL de l'ASSOCIATION VACARIE - DUVERNEUIL, avocats au barreau de TOULOUSE, avocats plaidant, vestiaire : 138

M. [M O], demeurant [adresse 19] - [LOCALITE 20]

représenté par Maître Françoise DUVERNEUIL de l'ASSOCIATION VACARIE - DUVERNEUIL, avocats au barreau de TOULOUSE, avocats plaidant, vestiaire : 138

M. [M N], demeurant [adresse 21] - [LOCALITE 22]

représenté par Me Delphine CHANUT, avocat au barreau de TOULOUSE, avocat plaidant, vestiaire : 242

Mme [Q R], demeurant [adresse 23] - [LOCALITE 24]

représentée par Maître Francoise DUVERNEUIL de l'ASSOCIATION VACARIE - DUVERNEUIL, avocats au barreau de TOULOUSE, avocats plaidant, vestiaire : 138

Mme [E Y], demeurant [adresse 25] - [LOCALITE 26]

représentée par Me Marianne MARQUINA- PELISSIER, avocat au barreau de TOULOUSE, avocat plaidant, vestiaire : 298

Société MACSF EPARGNE RETRAITE, demeurant [adresse 27] - [LOCALITE 28]

représentée par Maître Jérôme CARLES de la SCP CAMILLE & ASSOCIES, avocats au barreau de TOULOUSE, avocats plaidant, vestiaire : 49

Société CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL, demeurant [adresse 29] - [LOCALITE 30]

représentée par Maître Jérôme MARFAING-DIDIER de l'ASSOCIATION CABINET D'AVOCATS DECKER & ASSOCIES, avocats au barreau de TOULOUSE, avocats plaidant, vestiaire : 93

Société BPCE VIE, demeurant [adresse 31] - 75013 PARIS

représentée par Me Nathalie DUPONT-RICARD, avocat au barreau de TOULOUSE, avocat plaidant, vestiaire : 242

 

FAITS ET PROCÉDURE

[AA BB] est décédée le [DateDécès 32] 2018, laissant à sa survivance :

- ses cousins, [I J], [P J], [E F], [CC F], [U V] et [Z V], institués légataires universels suivant testament olographe du 17 mai 2017,

- [S T], avec laquelle elle avait conclu le 3 septembre 2007 un Pacte civil de solidarité, légataire à titre particulier de son appartement et de son contenu en vertu du testament du [...] 2017.

De son vivant, [AA BB] avait souscrit :

- un contrat d'assurance-vie auprès du CRÉDIT AGRICOLE, au bénéfice de :

• [S T],

• [E Y], son employée de maison,

• le [A B-C D], son médecin,

- un autre contrat d'assurance-vie auprès du CRÉDIT AGRICOLE, au bénéfice de :

• [S T],

• [M O], [K L] et [Q R], ses infirmiers,

• [M N], son kinésithérapeute,

- quatre autres contrats d’assurance-vie auprès de la MACSF, au profit de [S T],

Les tentatives amiables pour procéder au partage se sont avérées vaines.

C'est dans ces conditions que par actes délivrés en septembre et octobre 2018, les cousins de [AA BB] ont fait assigner devant le Tribunal de grande instance de Toulouse sa légataire, les bénéficiaires des contrats d'assurance-vie ainsi que le Crédit Agricole, la MACSF et la société BPCE VIE (dont le lien avec le présent litige n'est pas précisé) aux fins de nullité du legs à titre particulier et de nullité des contrats d'assurance-vie.

Les défendeurs ont constitué avocat.

[S T] à présenté au tribunal un mémoire aux fins de question prioritaire de constitutionnalité,

La procédure a été clôturée le 5 juin 2019.

Par jugement en date du 12 juin 2019, le tribunal à :

- dit que la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par [S T] dans le mémoire annexé au présent jugement sera transmise à la Cour de cassation,

- renvoyé l'affaire à la mise en état dans l'attente de la suite donnée à la question prioritaire de constitutionnalité,

- réservé les dépens.

Par arrêt en date du 16 octobre 2019, la Cour de cassation a jugé irrecevable la QPC, faute pour le tribunal d'avoir demandé l'avis du Ministère public avant de rendre sa décision.

Le 27 février 2020, [S T] a présenté à nouveau un mémoire réitérant sa demande de transmission de QPC.

L'affaire a été renvoyée à là mise en état du 18 mai 2020 pour conclusions des parties.

Le 16 juin, l'avis du Ministère public a été sollicité.

Le 16 juillet 2020, le Ministère public a communiqué ses conclusions.

L'affaire a été renvoyée au 14 septembre 2020 puis au 21 septembre 2020 pour conclusions des parties après l'avis du Ministère public.

L'affaire a été clôturée le 21 septembre 2020 s'agissant des débats relatifs à la QPC.

Il est renvoyé aux dernières conclusions des parties pour l'exposé de leurs demandes et de leurs moyens.

MOTIFS DE LA DÉCISION

SUR LA DEMANDE PRINCIPALE

L'article 2 de la Déclaration des droits de l'Homme “Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression."

L'article L 116-4 du Code de l'action sociale et des familles dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 10 février 2016, interdit aux personnes fournissant des services aux personnes à domicile de bénéficier des libéralités faites en leur faveur par les personnes qu'elles accueillent ou accompagnent pendant [a durée de cet accueil ou de cet accompagnement.

L'article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose que lorsqu’à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'état ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

L'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 prévoit que la juridiction saisie d’une question prioritaire de constitutionnalité statue sur sa transmission “sans délai et par une décision motivée", à laquelle il doit être procédé si les conditions suivantes sont remplies :

- la disposition contesté est applicable au litige,

- elle n'a pas été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil Constitutionnel, sauf changement des circonstances,

- la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

En l'espèce, le tribunal est saisi d'une demande de nullité du legs consenti à [S T] par [AA BB], au motif qu'elle était son aide-à-domicile au moment de ce legs.

[S T] conteste la constitutionnalité de l'article L 116-4 du Code de l'action sociale et des familles qui fonde la demande de nullité, en faisant valoir que cette disposition légale, en réduisant considérablement la possibilité pour chacun d'organiser la transmission de son patrimoine, porte une atteinte disproportionnée à la liberté des personnes de disposer de leurs biens et contrevient ainsi aux articles 2, 4 et 17 de la Déclaration de Droits de l'Homme et du Citoyen du 16 août 1789 et à l'article 14 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme.

La disposition contestée est applicable au litige et elle n’a pas été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil Constitutionnel.

Il faut donc rechercher si la question de la constitutionnalité de cette disposition dont [S T] demande la transmission à la Cour de cassation est dépourvue ou non de caractère sérieux.

Pour cela, il faut relever que l’article litigieux tel que modifié par l'ordonnance du 10 février 2016 s'inscrit dans une volonté ancienne du législateur de protéger les personnes âgées ou malades.

Dès 1803, l'article 909 du Code civil avait interdit aux médecins et aux pharmaciens de bénéficier d'une disposition testamentaire d'un patient qu'ils avaient soigné pendant la maladie dont il était mort.

Ensuite, d'autres restrictions du même type à l'exercice du droit de propriété ont été mises en place par diverses dispositions législatives.

Notamment, l'article 1125-1 du Code civil a interdit aux salariés des maisons de retraite ou des établissements psychiatriques d'acquérir un bien d’une personne admise dans l'établissement ou de prendre à bail le logement occupé par cette personne avant son admission dans l'établissement.

Puis les articles L 331-4 et L 443-6 du Code de l'action sociale et des familles ont interdit aux personnes oeuvrant dans un établissement ou service médico-social de recevoir des libéralités des personnes prises en charge par l'établissement ou le service.

L'article L 116-4 du Code de l’action sociale et des familles, dans son alinéa 1er, a repris et précisé cette interdiction et, dans son 2e alinéa, il l’a étendue :

- aux personnes assurant des services d'assistance aux personnes: âgées, aux personnes handicapées ou aux autres personnes qui ont besoin d'une aide personnelle leur domicile ou d'une aide à la mobilité dans l'environnement de proximité favorisant leur maintien à domicile, ainsi qu'à celles assurant des Services aux personnes à leur domicile respectifs, relatifs. aux tâches ménagères et familiales,

- aux employés de maison et aux salariés d’accueillants familiaux accomplissant des services à la personne autres que là garde d'enfants.

L'interdiction relative aux personnes oeuvrant dans un établissement ou service médico-social ou aux personnes assurant des services d'assistance aux personnes âgées se justifie aisément, s'agissant d'établissements prévus pour accueillir des personnes présumées vulnérables où de services destinés à les assister chez eux.

On peut toutefois estimer que tel n'est pas le cas pour les personnes accomplissant des services à domicile, puisque la vulnérabilité de leurs bénéficiaires, qui peuvent avoir recours à ces services non par une nécessité résultant de l'âge ou de la maladie mais par confort ou pour de toutes autres raisons, ne peut être présumée aussi fortement que dans le cas précédent.

Il en résulte que l'atteinte portée à l'exercice du droit de propriété que protège l’article 2 de la Déclaration des droits de l'Homme peut être jugée excessive et que la question prioritaire de constitutionnalité posée par [S T] n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

Cette question sera donc transmise à la Cour de cassation.

SUR LES DÉPENS

Les dépens seront réservés.

DÉCISION

Par ces motifs, le tribunal,

Statuant par jugement contradictoire susceptible d'appel :

- dit que la question prioritaire de constitutionnalité posée par [S T] dans le mémoire annexé au présent jugement sera transmise à la Cour de cassation,

- renvoie l'affaire à l'audience de mise en état du 4 janvier 2021, dans l'attente de la suite donnée à la question prioritaire de constitutionnalité,

- réserve les dépens.

LE GREFFIER