Tribunal judiciaire de Bordeaux

Jugement du 27 août 2020, N° RG 18/02420

27/08/2020

Renvoi

NS RG 18/02420 - N° Portalis DBX6-W-B7C-SXUW

88E

MINUTE N° 2125

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27 août 2020

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AFFAIRE :

[A B]

C/

CARSAT AQUITAINE

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N° RG 18/02420 - N° Portalis DBX6-W-B7C-SXUW

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CC délivrées le: 01 SEP. 2020

à Mme [A B]

CARSAT AQUITAINE

Me Mégane DELBERGUE

Me Amélie NOEL

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sursis à statuer

renvoi au 25 mars 2021 à 9h00 en salle B

 

TRIBUNAL JUDICIAIRE

PÔLE SOCIAL

72B RUE LECOCQ CS 61931

33063 BORDEAUX CEDEX

Jugement du 27 août 2020

COMPOSITION DU TRIBUNAL :

lors des débats et du délibéré

Monsieur David VITEAU, Président,

En présence de Madame Mathilde PAGES, Auditrice de justice,

Statuant à juge unique conformément à l'ordonnance du Président du tribunal judiciaire de Bordeaux en date du 14 avril 2020 prise en application de l'article 5 de l'ordonnance n° 2020- 304 du 25 mars 2020.

DEBATS :

à l’audience publique du 26 juin 2020

en présence de Madame Nathalie CHAVET, Greffier

JUGEMENT :

Contradictoire, insusceptible de recours

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l’article 450 alinéa 2 du code de procédure civile,

en présence de Madame Sandrine MAUNAS, faisant fonction de greffier

ENTRE :

DEMANDERESSE :

Madame [A B]

[adresse 1]

[LOCALITE 2

représentée par Me Amélie NOEL, avocat au barreau de BORDEAUX substitué par Me Morgane DUPRE-BIRKHARN, avocat au barreau de BORDEAUX

ET

DÉFENDERESSE :

CARSAT AQUITAINE

Service contentieux

80, avenue de la Jallère

33053 BORDEAUX CÉDEX

représentée par Me Mégane DELBERGUE, avocat au barreau de BORDEAUX

EXPOSE DU LITIGE

Madame [A B] a déposé une demande de retraite progressive auprès de caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT) Aquitaine le 24 mai 2018.

Le 28 mai 2018, la CARSAT Aquitaine lui a notifié le rejet de sa demande.

Le 3 juin 2018, Madame [A B] a saisi la commission de recours amiable de la CARSAT Aquitaine aux fins de contester le rejet de sa demande de retraite progressive.

Par décision du 9 octobre 2018, la commission de recours amiable de la CARSAT Aquitaine a confirmé le rejet de sa demande au motif que ce dispositif de retraite ne s’applique qu'aux contrats à temps partiel au sens de l’article L.3123-1 du code du travail dont sont exclus les contrats conclus en forfait Jours.

Par courrier recommandé posté le 2 novembre 2018 et reçu le 4 novembre 2018, Madame [A B] a saisi tribunal de grande instance de Bordeaux, spécialement désigné en application de l’article L.211-16 du code de l’organisation judiciaire, aux fins de contester la décision rendue par la commission de recours amiable de la CARSAT Aquitaine le 9 octobre 2018.

Dans le cadre de l’instance, Madame [A B] a déposé un mémoire distinct à l'appui d’une question prioritaire de constitutionnalité.

Ce mémoire a été communiqué au ministère public qui a fait connaître son avis le 14 novembre 2019, À la suite d’un échange de conclusions entre les parties, le mémoire de la demanderesse a de nouveau été communiqué au ministère public qui a fait connaître son avis le 20 janvier 2020. Le ministère public s’en rapporte. Cet avis a été communiqué aux parties le 23 janvier 2020.

L'affaire a été appelée à l'audience du 27 mars 2020,

Cette audience a été annulée en raison des circonstances exceptionnelles liées à la crise sanitaire (COVID 19).

L'affaire a été rappelée à l'audience du 26 juin 2020 selon les modalités prévues par l'article 4 de l'ordonnance n°2020-304 du 25 mars 2020.

A cette audience, le tribunal a siégé à juge unique conformément aux dispositions de l’article 5 de l'ordonnance n°2020-304 du 24 mars 2020 et à l'ordonnance du Président du Tribunal Judiciaire de Bordeaux du 14 avril 2020.

Madame [A B], par mémoire distinct à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité auxquels il convient de se référer pour un plus ample exposé des moyens, prétend que les articles L.351-15 du code de la sécurité sociale et L.3123-1 du code du travail portent atteintes au principe d'égalité devant la loi et au principe d'égalité de droits entres les hommes et les femmes que la Constitution garantit, en ce qu’ils excluent du dispositif de préretraite progressive les salariés bénéficiant d’une convention de forfait jours pour un nombre de jours inférieur à celui autorisé par la loi ou par accord collectif de branche ou d’entreprise et demande que cette question soit transmise à la Cour de Cassation.

Elle expose que ces dispositions sont applicables au litige dès lors qu’elle a signé une convention de forfait de 171 jours sur l’année et qu’il lui a été opposé un refus du bénéfice de la retraite progressive sur le fondement de l’article 351-15 du code de la sécurité sociale dès lors qu’elle n’était pas à temps partiel au sens de l’article L.3123-1 du code du travail.

Elle ajoute que ces dispositions n’ont pas déjà été déclarées conformes à la constitution. Enfin, elle souligne que la question est sérieuse dans la mesure où :

ces dispositions créent une différence de traitement entre les salariés ayant conclu une convention de forfait en jours et les salariés visés à l’article L.3123-1 du code du travail alors que cette différence n’est justifiée par aucune différence de situation en rapport avec les objectifs de la loi ni par un motif d'intérêt général, le bénéfice de la retraite progressive étant conditionné par la réduction de l’activité professionnelle et non par la réduction de l’activité en temps ;

ces dispositions créent une différence de traitement entre les hommes et les femmes dès lors que les conventions de forfait jours pour un nombre de jours inférieur à celui autorisé par la loi ou par accord collectif de branche ou d'entreprise sont majoritairement conclues par des femmes.

En réplique, la CARSAT Aquitaine, par conclusions soutenues oralement à l’audience et auxquelles 11 convient de se référer pour un plus ample exposé du litige, s'oppose à la demande de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la cour de cassation.

Elle reconnaît que les dispositions visées sont applicables au litige et que l’article L.351-15 du code de la sécurité sociale n’a jamais été déclaré conformé à la constitution. Elle observe, cependant que l’article L.3123-1 du code du travail a déjà été considéré comme conforme à la constitution par le conseil constitutionnel dans sa décision n°201 1-148/154 du 22 juillet 2011.

Surtout, elle soutient que la question posée ne présente pas de caractère sérieux en ce que :

les salariés bénéficiant d’une convention de forfaits jours pour un nombre de jours inférieur à celui autorisé par la loi ou par accord collectif de branche ou d'entreprise sont placés dans une situation différente des salariés à temps partiel en rapport avec l’objet de la loi instaurant un dispositif de retraite progressive qui est de créer un mécanisme de transition entre l’activité professionnel et la retraite basé sur la réduction en temps de l’activité professionnelle ;

aucun élément n’interdit aux hommes et aux femmes de signer des conventions de forfait annuel en heures ou de bénéficier du dispositif de temps partiel en heure.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur le moyen tiré de l’atteinte portée aux droits et libertés garantis par la Constitution par les articles L.351-15 du code de la sécurité sociale et L.3123-1 du code du travail

Sur la recevabilité du moyen tiré de l'atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution

En application de l’article 23-1 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé

En l’espèce, le moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution a été présenté le 3 juin 2019 puis le 12 décembre 2019 dans un écrit distinct des conclusions de Madame [A B] et est motivé. Il est donc recevable,

Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation:

L'article 23-2 de l’ordonnance précitée dispose que la juridiction transmet sans délai la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies:

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances :

3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

En l’espèce, l'article L.351-15 du code de la sécurité sociale contesté est applicable au litige puisqu'il est relatif aux conditions d'application du mécanisme de retraite progressive dont Madame [A B] sollicite le bénéfice auprès de la caisse.

En outre, l'article L.351-15 renvoie à l'article L.3123-1 du code du travail pour définir son champ d'application. Dès lors, cet article est également applicable au litige dans la mesure où pour rejeter la demande de Madame [A B], la caisse constate qu’elle ne remplit pas les conditions fixées par l’article L.3123-1 du code du travail.

Dès lors, au regard de l’accord des parties sur ce point, il convient de considérer que les dispositions des articles L.351-15 du code de la sécurité sociale et L.3123-1 du code du travail sont applicables au litige.

En outre, l'article L.351-15 du code du travail n’a pas déjà été déclaré conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel.

En revanche, l'article L.3123-1 du code du travail a été considéré comme conforme à la constitution par la conseil constitutionnel dans sa décision n°201 1-148/154 QPC du 22 juillet 2011.

Toutefois, il résulte du dispositif de cette décision et de ses motifs que cette conformité ne porte que sur le nombre “1607” contenu dans cet article.

En effet, le conseil n’a été saisi que de la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des dispositions de l’article 2 de la loi n°2004-626 du 30 juin 2004 dans leur version en vigueur au 10 décembre 2010, telles qu'elles figurent désormais à l'article L. 3123-1 du code du travail dans sa rédaction issue de l’ordonnance n°2007-329 du 12 mars 2007.

Dès lors, il convient de considérer que l'article L.3123-1 du code du travail n'a pas été déclaré conforme à la constitution dans ces dispositions applicables au présent litige.

Enfin, la question posée n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

D'une part, la cour de cassation, par arrêt du 12 juin 2014 (n°14-40.02), a refusé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité relative à l'article L.351-15 du code de la sécurité sociale en ce que la question ne présentait pas de caractère sérieux au motif qu'il n'existait pas en l'état d'interprétation jurisprudentielle constante excluant un assuré soumis au forfait en jour du dispositif de la retraite progressive prévue à l'article L.351-15 du code de la sécurité.

Or, la cour de cassation a rendu deux arrêts le 3 novembre 2016 (pourvois n°15-26276 et n°15-26275) dont il résulte qu'en application des articles L.351-15 et L.3123-1 du code du travail, le bénéfice de la retraite progressive est subordonné à la justification de l'exercice d'une activité dont la durée, exprimée en heures, est inférieure à la durée normale du travail, excluant de ce fait les salariés soumis au régime du forfait jour du dispositif de retraite progressive.

Dès lors, la question posée par Madame [A B] vise à contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à des dispositions législatives,

D'autre part, l'article L.351-15 du code de la sécurité sociale et l'article L.3123-1 du code du travail tels qu'interprétés de manière constante par la jurisprudence excluent du champ d'application du dispositif de retraite progressive les salariés bénéficiant du régime du forfait jour (alors même que ce dispositif était antérieur à la création du régime de forfait jour).

Or, la question posée mérite une analyse approfondie afin de déterminer :

• si la différence de situation entre les salariés bénéficiant du régime de forfait jour pour un nombre de jours inférieurs à celui autorisé par la loi par accord collectif de branche ou d'entreprise et les salariés à temps partiel au sens de l’article L.3123-1 du code du travail justifie une différence de droits en matière de retraite progressive ;

• si le mécanisme de retraite progressive dépend de la réduction de l’activité professionnelle ou de la réduction de l’activité professionnelle exprimée en heures ;

• si une différence de traitement entre les hommes et les femmes résulte de ces dispositions.

Dès lors, étant rappelé que, dans le cadre de l’article 23-2 précité, les juridictions du fond ne jugent pas du sérieux de la question mais effectue uniquement un filtre en cas d'absence de caractère sérieux, il est justifié que la question soit transmise à la cour de cassation.

Il y a donc lieu de transmettre à la Cour de cassation la question suivante:

“ Les dispositions de l'article L.351-15 du code de la sécurité sociale, dans sa version applicable au litige issue de la loi n°2017-1836 du 30 décembre 2017 et de l'article L.3213-1 du code du travail telles qu'interprétées par la cour de cassation portent-elles atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et notamment au principe d'égalité devant la loi garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et au principe d'égalité entre hommes et femmes garanti par l'alinéa 3 du Préambule de la Constitution de 1946 en ce qu'elles excluent du dispositif de préretraite progressive les salariés qui bénéficient d'une convention de forfait individuelle en jours sur l'année dont le nombre est inférieur à celui autorisé par la loi par accord collectif de branche ou d'entreprise ? »

Sur les autres demandes des parties et les dépens:

En application des dispositions de l’article 23-3 de l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, lorsqu'une question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu’à réception de la décision de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil constitutionnel.

Le cours de l’instruction n’est pas suspendu et la juridiction peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires. En outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d’entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives pour les droits d’une partie, la juridiction qui décide de transmettre la question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement tranchés.

En l’espèce, aucun élément ne rend nécessaire que soient ordonnées des mesures provisoires ou conservatoires, ni que des points du litige soient immédiatement tranchés.

Il sera donc sursis à statuer sur l’ensemble des demandes des parties, et les dépens seront réservés.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, siégeant à juge unique, par jugement contradictoire, insusceptible de recours indépendamment du jugement sur le fond,

ORDONNE la transmission à la Cour de cassation de la question suivante:

“Les dispositions de l'article L.351-15 du code de la sécurité sociale, dans sa version applicable au litige issue de la loi n°2017-1836 du 30 décembre 2017 et de l'article L.3213-1 du code du travail telles qu'interprétées par la cour de cassation portent-elles atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et notamment au principe d'égalité devant la loi garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et au principe d'égalité entre hommes et femmes garanti par l'alinéa 3 du Préambule de la Constitution de 1946 en ce qu'elles excluent du dispositif de préretraite progressive les salariés qui bénéficient d'une convention de forfait individuelle en jours sur l'année dont le nombre est inférieur à celui autorisé par la loi par accord collectif de branche ou d'entreprise ?”

DIT que le présent jugement sera adressé à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité :

DIT que les parties et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision ;

SURSOIT à statuer sur les demandes des parties ;

DIT que l’affaire sera rappelée à l'audience du 25 Mars 2021 à 9 h 00 salle B du Tribunal judiciaire (30 rue des Frères bonie) :

DIT que le présent jugement vaut convocation des parties ;

RESERVE les dépens ;

Ainsi jugé et mis à disposition au greffe du tribunal le 27 août 2020, et signé par le président et la greffière.

LA GREFFIERE

LE PRESIDENT