Cour d'Appel de Montpellier

Arrêt du 15 mai 2020, N° RG 19/07979

15/05/2020

Renvoi

COUR D’APPEL DE MONTPELLIER

2e chambre civile

ARRET DE TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE DU 15 MAI 2020

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 19/07979 - JONCTION N° RG 19/07980

N° Portalis DBVK-V-B7D-ONZB

Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 17 OCTOBRE 2019 TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PERPIGNAN

N°RG 19/00877

DEMANDEUR A LA TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE :

Société par actions simplifiée MANPOWER FRANCE, immatriculée au RCS de Nanterre sous le n° [...], prise en la personne de son représentant légal, domicilié ès qualité audit siège

[LOCALITE 1]

[adresse 2]

[LOCALITE 3]

Représentée par Me Yann GARRIGUE de la SELARE LEXAVOUE MONTPELLIER GARRIGUE, GARRIGUE, LAPORTE, avocat au barreau de MONTPELLIER, avocat postulant et Me CHISS, avocat plaidant

DEFENDEURS A LA TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE :

Monsieur [A B]

[adresse 4]

[adresse 5]

[LOCALITE 6]

non comparant, convoqué par lettre recommandée avec accusé de réception signé en date du 24/01/20

UNION DES SYNDICATS ANTTI PRECARITE, sous le sigle Syndicats Anti-Précarité (SAP), pris en la personne de son représentant sis

26 rue de la Marne

78800 HOUILLES

non représenté, convoqué par lettre recommandée avec accusé de réception signé non daté

COMPOSITION DE LA COUR :

En application de l’article 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 24 FEVRIER 2020, en audience publique, Véronique BEBON ayant fait le rapport prescrit par l’article 785 du même code, devant la cour composée de :

Madame Véronique BEBON, Présidente de chambre

Madame Myriam GREGORI, Conseiller

Madame Nelly SARRET, Conseiller

qui en ont délibéré.

Greffier,

lors des débats : Mme Laurence SENDRA

lors du délibéré : Mme Ginette DESPLANQUE

L'affaire, mise en délibéré au 26 mars 2020 a été prorogée au 15 mai 2020.

Ministère public :

L'affaire a été communiquée au ministère public représenté par M. Pierre DENIER avocat général et Mme Catherine MALLET substitut général qui ont fait connaître leur avis.

ARRET :

- Réputé contradictoire

- prononcé par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de procédure civile ;

- signé par Madame Véronique BEBON, Présidente de chambre, et par Mme Laurence SENDRA, Greffier.

EXPOSE DU LITIGE

La société Manpower France, société de travail temporaire, exploite son activité au travers d’un réseau de plusieurs centaines d'agences réparties sur l’ensemble du territoire national.

Monsieur [A B] est élu titulaire au sein de son comité d'établissement Sud et est également délégué du personnel titulaire au sein de l'établissement [LOCALITE 7]. Pour ces deux mandats, 1l a été élu sur la liste présentée par l’Union des syndicats anti-précarité.

Dans le cadre des élections professionnelles de 2019, la SAS Manpower France a conclu avec les organisations représentatives un accord préélectoral fixant au 25 octobre 2019, la réception par les électeurs des professions de foi des candidats et s’est engagée à les faire imprimer auprès de son prestataire habituel dés lors que les professions de foi lui étaient adressées avant le 16 octobre 2019.

Ayant, dans ces conditions, reçu de la part du syndicat Union des syndicats anti précarité et de Monsieur [A B] un tract valant profession de foi dont elle jugeait certains propos et images diffamatoires, elle a fait assigner ces derniers devant le juge des référés du tribunal de grande instance de Perpignan par voie de référé d’heure à heure soit le 14 octobre 2019 pour l’audience du 16 octobre 2019, afin d’obtenir la suspension de la diffusion intégrale du tract diffamatoire et l’expurgation des passages et des images litigieuses.

Par ordonnance de référé en date du 17 octobre 2019, le juge du tribunal de grande instance de Perpignan a constaté la nullité de l’assignation au visa des articles 54 et 55 de la loi du 29 juillet 1881, au motif que n’avait pas été respecté le délai de 10 jours imposé par l’article 55 de la loi du 29 juillet 1881 entre la signification de l’assignation et l’audience pour permettre aux parties en défense de faire la preuve de la vérité des faits prétendument diffamatoires, et dit que l’exception de l’article 54 spécifique à la matière électorale et abrégeant le délai n’était réservée qu'aux candidats aux fonctions électorales.

La SAS Manpower France a interjeté appel de la décision le 29 octobre 2019 à l’encontre de M [B] et du syndicat Union des syndicats anti précarité et a, indépendamment de ses conclusions au fond, sollicité au préalable de la cour dans deux mémoires écrits déposés à des horaires différents le 12 décembre 2019 sous les n° RG 19/7979 et 19/7980 la transmission à la cour de cassation de trois questions prioritaires de constitutionnalité visant les articles 54 et SS de la loi précitée.

L’examen de ces questions a été fixé à l’audience tenue en formation collégiale du 24 février 2020.

À cette audience, la SAS Manpower représentée par son conseil a soutenu ses deux mémoires, les parties adverses non constituées sur l’appel de la décision de référé n’ont pas comparu ni fait connaître d'observation et le ministère public a conclu dans les deux dossiers, sans motivation particulière, à la non transmission des questions.

MOTIFS DE LA DECISION

Dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il convient de joindre les instances enregistrées sous les numéros RG 19/7979 et 19/7980.

En application de l’article 61-1 de la constitution, lorsqu’à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la constitution garantit, le conseil constitutionnel peut être saisi de cette question, sur renvoi du conseil d’Etat ou de la Cour de cassation à qui la question a été transmise par la juridiction saisie.

Les questions prioritaires de constitutionnalité ont été posées par la SAS Manpower appelante dans le cadre de mémoires distincts de ses conclusions notifiées sur l’appel de l’ordonnance querellée, de telle sorte qu’elles sont recevables au regard des prescriptions de l’article 23-1 de l’ordonnance n° 58 - 1067 du 7 novembre 1958.

Le 1er octobre 2019, l’Union des syndicats anti-précarité et Monsieur [B] élu sur cette liste ont transmis à la société Manpower France afin qu'elle les diffuse un tract à double finalité de profession de foi et de tract syndical un document comportant des affirmations et une image que l’entreprise juge diffamatoires au vu des formules soulignées suivantes : & ne vous laissez plus berner par des discours vides de ces syndicalistes de pacotille, leur but n'est pas de vous défendre mais de s'enrichir sur votre dos peu importe s'il faut trahir vos droits en laissant Manpower vous voler ! !».... depuis des années Manpower vous escroque en enlevant vos primes, 13° mois prime de vacances et autres, de vos indemnités de congés payés et de fin de mission », la profession de foi comportant en outre l’image d’une personne avec un pistolet à la main venant de se tirer une balle dans le pied ainsi que le logo Manpower France.

Après avoir demandé sans succès, à Monsieur [B] rédacteur de supprimer les dits passages diffamatoires et de lui adresser un nouveau-tract avant diffusion, la société Manpower France a saisi le président du tribunal de grande instance de Perpignan statuant en référé de référé d’heure à heure sur le fondement des articles 808 et 809 du code de procédure civile afin d’obtenir des mesures conservatoires effectives de nature à faire cesser le dommage imminent, à savoir le retrait des propos et images diffamatoires avant toute diffusion.

Le juge des référés ayant annulé l’assignation au motif qu’un délai de 10 jours était imposé par l’article 55 du de la loi du 29 juillet 1881 pour permettre aux parties citées de faire la preuve de la vérité de leurs affirmations et que l’abrègement dudit délai visé par l’article 54 de la loi du 29 juillet 1881 en période électorale était réservé aux seuls candidats à une fonction électorale, la société Manpower France estime que ses dispositions constituent une impossibilité d’un recours juridictionnel effectif devant le juge garanti par l’article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, alors même que le juge des référés est seul compétent pour prévenir le dommage imminent dont elle se plaignait et que d'autre part en tant qu’autorité chargée de veiller au bon déroulement du scrutin, elle devrait bénéficier de l’abrègement des délais au regard du principe de sincérité du scrutin également garanti par la Constitution dans son article 3 alinéa 3 .

Les articles 54 et 55 de la loi du 29 juillet 1881 sont applicables au litige en ce qu’ils ont conditionné la décision du juge et il n’est pas discutable qu’une jurisprudence constante fait application des délais prescrits par ces articles devant les juridictions civiles, y compris dans le cadre de procédures d’urgence.

Ces dispositions législatives n’ont pas à ce jour été déclarées conformes à la constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du conseil constitutionnel sur la base des questions invoquées.

Les questions posées présentent un caractère sérieux, en ce qu’elles conduisent à se demander si les personnes ayant qualité et intérêt à agir en ce qu’elle s’ estiment diffamées peuvent être privées, du fait de l’application de ces dispositions, de leur droit d’accès au juge en temps utile notamment dans une procédure d’heure à heure, pour faire cesser, sous réserve de l’appréciation du magistrat, un trouble manifestement illicite ou prévenir un dommage imminent.

En effet les dispositions légales critiquées en ce qu’elles imposent, pour ce qui est de l’article 55 un délai de 10 jours, pour permettre la partie citée de rapporter en défense une preuve des affirmations contenues dans ses écrits, sont de nature selon l’appelant à priver toute personne, et en l’occurrence l’employeur, qui s’estime diffamée, d’un recours juridictionnel effectif devant le juge des référés seul compétent pour prévenir en temps utile par des mesures conservatoires le dommage imminent qui résulterait d’une publication d’un document à contenu infamant et diffamatoire.

Par ailleurs, l’abrégement en période électorale du délai de dix jours réservé selon la formulation littérale de l’article 54 à un candidat à une fonction électorale, serait également selon l’appelante de nature à priver tout autre intéressé, et notamment en l’espèce l’autorité chargée de veiller au bon déroulement du scrutin, de la possibilité d'empêcher la diffusion de documents paraissant à l’évidence diffamatoires, cette aspect de la question relevant de l’appréciation du juge, sous peine de s’exposer au délit d’entrave si elle s’abstenait, de son propre chef, de diffuser les documents ainsi qu’elle s’y était engagée dans le cadre du protocole préélectoral.

Il y a donc lieu de transmettre la cour de cassation les trois questions telles que formulées par les sociétés appelantes et dont le libellé exact sera énoncé au dispositif du présent arrêt, sauf à en modifier la numérotation pour tenir compte de la première question non numérotée du premier dossier, étant observé qu’il n’appartient pas à la présente cour de se prononcer elle-même sur le bien-fondé de ces questions.

Il convient de rappeler que lorsqu'une question est transmise, la juridiction doit surseoir à statuer jusqu’à réception de la décision de la Cour de cassation, ou s’il a été saisi, du conseil constitutionnel.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Ordonne la jonction des instances numérotées 19/7979 et 19/7980 sous le n°19/7979,

Ordonne la transmission à la Cour de cassation des questions suivantes :

question n°1

« les dispositions de l’article 55 alinéa I de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, en ce qu'elles imposent de laisser au défendeur devant la juridiction civile des référés un délai de 10 jours pour signifier une éventuelle offre de preuve de la vérité des imputations diffamatoires qui lui sont reprochées et empêchent ainsi l'octroi de mesures conservatoires qui ne peuvent être prononcées qu'en urgence lorsqu'il est encore possible de prévenir un dommage ou de faire cesser un trouble manifestement illicite, portent-elles atteinte au droit à un recours effectif garanti par la Constitution et en particulier par l'article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789?»

question n°2

« Le second alinéa de l’article 54 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, en ce qu'il réserve - lors de la période électorale - l’éviction de l'article 55 de la même loi à la seule hypothèse où la diffamation dirigée contre un candidat à une fonction électorale, est-il contraire au droit recours effectif appartenant à toute personne chargée de veiller au bon déroulement du scrutin, tel que ce droit est garanti par la Constitution et en particulier par l'article 16 la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ? »

question n°3

« Le second alinéa de l’article 54 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, en ce qu'il n'écarte l'application de l’article 55 du même texte, de la période électorale, qu'à partir du moment où la diffamation est dirigée contre un candidat à une fonction électorale et non chaque fois que cette diffamation est manifestement de nature à fausser le résultat de l'élection, est-il contraire au principe de sincérité du scrutin garanti par la Constitution, particulièrement en son article 3 alinéa 3? »

Dit que le présent arrêt sera adressé à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires de l’appelante relatifs aux questions prioritaires de constitutionnalité,

Dit que les parties et le ministère public seront avisés par les soins du greffe de la présente décision,

Dit qu'il devra être sursis à statuer sur les demandes des parties jusqu’à la décision de la Cour de cassation ou, s’il est saisi, du Conseil constitutionnel.

Réserve les dépens.

LE GREFFIER

LE PRESIDENT

 

COUR D'APPEL DE MONTPELLIER

2e chambre civile

N° RG 19/07979 - N° Portalis DBVK-V-B7D-ONZB

Date : 15 Mai 2020

AFFAIRE :

Société MANPOWER FRANCE

C/

[B], Syndicat UNION DES SYNDICATS ANTI PRECARITE

POUR COPIE CERTIFIEE CONFORME à la MINUTE

Montpellier, le 15 Mai 2020

P/ LE DIRECTEUR DE GREFFE,