Tribunal administratif de Montreuil

Ordonnance du 18 juin 2019 N° 1806895 QPC

18/06/2019

Renvoi

TRIBUNAL ADMINISTRATIF

de MONTREUIL

 

 

 

N°1806895 QPC

___________

 

M. A... B...

___________

 

Ordonnance du 18 juin 2019

__________

 

 

 

 

 

 

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

 

 

 

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

 

 

 

Le président de la 10ème chambre,

 

 

 

 

 

 

Par un mémoire distinct, enregistré le 11 février 2019, M. B..., représenté par

Me Martin, demande au tribunal, en application de l’article 23-1 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d’Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du 1 de l’article 121 du code général des impôts, qui renvoient à celles du 2 de l’article 115 du même code.

 

Il soutient que les dispositions du 1 de l’article 121 du code précité qui, renvoyant à celles du 2 de l’article 115 du même code, fondent les impositions litigieuses et n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution, méconnaissent, dans leur rédaction applicable au litige, les articles 6 et 13 de la déclaration des droits de l’homme et de citoyen en ce qu’elles introduisent une différence de traitement entre les contribuables selon que les opérations d’apport partiel d’actifs donnant lieu à des distributions de titres ou de droits sociaux de la société bénéficiaire de l’apport interviennent entre sociétés établies dans un Etat de l’Union européenne ou, notamment, entre sociétés établies dans un Etat tiers, dès lors que l’exonération d’impôt sur le revenu et de prélèvements sociaux de ces distributions n’est subordonnée à un agrément préalable que dans le cas d’opérations ne concernant pas des sociétés établies dans un Etat de l’Union. M. B... soutient, en outre, que ces dispositions méconnaissent les articles 2 et 17 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen dès lors qu’elles entraînent la taxation de ces distributions en l’absence de tout accroissement de la valeur du patrimoine du bénéficiaire de ces dernières et que cette taxation revêt un caractère confiscatoire pour être susceptible d’être sans commune mesure avec les capacités contributives de l’intéressé.

 

 

Par un mémoire en défense, enregistré le 3 avril 2019, la directrice chargée de la direction des impôts des non-résidents conclut à ce que le tribunal ne transmette pas au Conseil d’Etat la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. B....

 

Elle soutient qu’aucun des moyens invoqués n’est fondé.

 

 

Vu les autres pièces du dossier.

 

Vu :

 

• la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, notamment ses articles 2, 6, 13 et 17 ;

• la Constitution, et notamment son article 61-1 ;

• l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le

Conseil constitutionnel, notamment ses articles 23-1 à 23-12 ;

• la directive n° 2009/133/CE du Conseil du 19 octobre 2009 ;

• le code général des impôts ;

• le code de justice administrative.

 

Considérant ce qui suit :

 

1. Aux termes de l’article 61-1 de la Constitution : « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. / Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article ».

 

 

2. Selon l’article 23-1 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 : « Devant les juridictions relevant du Conseil d’Etat (…), le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d’irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé (…) ». Aux termes de l’article 23-2 de cette ordonnance : « La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies : 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; 2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ; 3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux (…) ».

 

3. Aux termes de l’article R*. 771-7 du code de justice administrative : « Les présidents de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, le vice-président du Tribunal administratif de Paris, les présidents de formation de jugement des tribunaux et des cours ou les magistrats désignés à cet effet par le chef de juridiction peuvent, par ordonnance, statuer sur la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité ».

 

4. D’une part, aux termes de l’article 115 du code général des impôts, dans sa rédaction applicable aux faits de l’espèce : « 1. En cas de fusion ou de scission de sociétés, l’attribution de titres, sommes ou valeurs aux membres de la société apporteuse en contrepartie de l’annulation des titres de cette société n’est pas considérée comme une distribution de revenus mobiliers (…) / 2. Les dispositions du 1 s’appliquent également sur agrément délivré à la société apporteuse dans les conditions prévues à l’article 1649 nonies, en cas d’attributions de titres représentatifs d’un apport partiel aux membres de la société apporteuse, lorsque cette attribution, proportionnelle aux droits des associés dans le capital, a lieu dans un délai d’un an à compter de la réalisation de l’apport. / L’agrément est délivré lorsque, compte tenu des éléments respectivement transférés et conservés par la société apporteuse : / a. L’apport et l’attribution sont justifiés par un motif économique, se traduisant notamment par l’exercice par chacune des deux sociétés d’au moins une activité autonome ou l’amélioration de leurs structures, ainsi que par une association entre les parties ; / b. L’apport est placé sous le régime de l’article 210 A ; / c. L’apport et l’attribution n’ont pas comme objectif principal ou comme un de leurs objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales (…) » ; aux termes de l’article 121 du même code : « 1. (…) Les dispositions prévues au 2 de l’article 115 sont applicables en cas d’apport partiel d’actif par une société étrangère et placé sous un régime fiscal comparable au régime de l’article 210 A (…) ».

 

5. D’autre part, aux termes de l’article 8 de la directive du 25 novembre 2009 susvisée, qui reprend en substance le 1 de l’article 7 de la directive 90/434 du 23 juillet 1990 : « (…) 2. L’attribution, à l’occasion d’une scission partielle, de titres représentatifs du capital social de la société bénéficiaire à un associé de la société apporteuse ne doit, par elle-même, entraîner aucune imposition sur le revenu, les bénéfices ou les plus-values de cet associé (…) » ; selon l’article 2 de cette directive : « Aux fins de la présente directive, on entend par : (… ) c) « scission partielle », l’opération par laquelle une société transfère, sans être dissoute, une ou plusieurs branches d’activité à une ou plusieurs sociétés préexistantes ou nouvelles, en laissant au moins une branche d’activité dans la société apporteuse (…) » et aux termes de l’article 15 de cette directive : « 1. Un Etat membre peut refuser d’appliquer tout ou partie des dispositions des articles 4 à 14 ou d’en retirer le bénéfice lorsqu’une des opérations visées à l’article 1er : / a) a comme objectif principal ou comme un de ses objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales ; le fait que l’opération n’est pas effectuée pour des motifs économiques valables (…) peut constituer une présomption que cette opération a comme objectif principal ou comme un de ses objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales (…). Il résulte de ces dispositions que les Etats membres doivent accorder les avantages fiscaux qu’elles prévoient aux opérations relevant du champ d’application de cette directive, à moins qu’il ne soit établi que ces opérations ont pour objectif principal ou comme l’un de leurs objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales.

 

6. A cet égard, il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice l’Union européenne et, notamment, des arrêts C-126/10 du 10 novembre 2011, Foggia - Sociedade Gestora de Participaçoes Sociais SA c/ Secretario de Estado dos Assuntos Fiscais et C-14/16 du 8 mars 2017, Euro Park Service c/ Ministre des finances et des comptes publics que, pour vérifier si l’opération concernée poursuit un objectif de fraude ou d’évasion fiscales, les autorités nationales compétentes ne sauraient faire application de critères généraux prédéterminés, mais doivent procéder, cas par cas, à un examen global de cette opération. Par suite, la procédure d’agrément préalable prévue par les dispositions du 2 de l’article 115 du code général des impôts dans sa rédaction alors applicable, exigeant que le contribuable démontre que l’opération concernée est justifiée par un motif économique et qu’elle n’a pas pour objectif principal la fraude ou l’évasion fiscales, sans que l’administration fiscale soit tenue de fournir ne fût-ce qu’un commencement de preuve de l’absence de motifs économiques valables ou d’indices de fraude ou d’évasion fiscales, a été jugée incompatible avec les objectifs de la directive. Dans ces conditions, les distributions de titres consécutives à des opérations transfrontalières d’apport partiel d’actif portant sur une ou plusieurs branches d’activité et intéressant des sociétés établies dans un Etat membre de l’Union européenne, qui entrent dans le champ de la directive du 25 novembre 2009 défini à son article 1er, bénéficient de la neutralité fiscale sans que soit requis d’agrément préalable, tandis que pour les opérations mettant en cause au moins une société établie dans un Etat tiers, l’exonération de ces distributions est subordonnée à l’obtention d’un tel agrément, ainsi d’ailleurs que pour les opérations purement internes, les termes clairs de la loi nationale faisant obstacle à ce que celle-ci soit interprétée à la lumière des objectifs de cette directive.

 

7. M. B..., actionnaire de la société de droit américain Manitowoc qui a, le

4 mars 2016, procédé à une opération d’apport partiel d’actif au profit d’une autre société de droit américain nouvellement créée, s’est vu attribuer gratuitement des actions de la seconde société en contrepartie de la dépréciation des titres qu’il détenait dans la première. Cette opération, analysée par l’administration fiscale française comme une distribution de revenus mobiliers, a été soumise au prélèvement forfaitaire prévu à l’article 117 quater du code général des impôts et aux prélèvements sociaux, au seul motif que la société apporteuse, qui ne l’avait pas même sollicité, n’avait pas obtenu l’agrément prévu au 2 de l’article 115 du même code, auquel renvoie le 1 de l’article 121 de ce code.

 

8. En premier lieu, M. B..., qui relève que la distribution en cause eût bénéficié de la neutralité fiscale sans que soit requis l’agrément mentionné au point précédent si cet apport partiel d’actif portant sur une branche d’activité était intervenu dans le cadre d’une opération transfrontalière concernant des sociétés établies dans un Etat membre de l’Union européenne, en déduit qu’il existe entre les actionnaires, qui se trouvent pourtant dans une situation identique, une différence de traitement qui repose sur la seule localisation géographique des sociétés et que cette différence est sans rapport avec l’objectif de la loi.

 

9. Le moyen tiré de ce que, dans leur rédaction applicable aux faits de l’espèce, les dispositions en cause, prises pour la transposition des objectifs de la directive 90/434 du 23 juillet 1990 et en tant qu’elles concernent des opérations portant sur une ou plusieurs branches d’activité, portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et, notamment, aux principes d’égalité devant la loi et devant les charges publiques posés aux articles 6 et 13 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, soulève une question qui n’est pas dépourvue de caractère sérieux, réserve faite de l’hypothèse où la société, apporteuse ou bénéficiaire, a son siège dans un Etat ou un territoire n’ayant pas conclu avec la France une convention fiscale contenant une clause d’assistance administrative en vue de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales.

 

10. En second lieu, M. B... soutient que l’imposition, en tant que revenus de capitaux mobiliers, de la distribution d’actions de la société Manitowoc Foodsevice Inc., née de la scission de la société apporteuse Manitowoc, renommée Manitowoc Company Inc., méconnaît le droit de propriété et le principe d’égalité devant les charges publiques, motif pris qu’elle revêt un caractère confiscatoire, étant en l’espèce d’un montant supérieur à celui de ses revenus de l’année en cause, en outre en l’absence d’accroissement de la valeur de son patrimoine, la distribution gratuite d’actions de la société Manitowoc Foodservice Inc. compensant la dépréciation des actions qu’il détenait chez la société apporteuse.

 

11. Cependant, l’attribution gratuite de valeurs mobilières constitue un avantage en nature, taxable comme tel à l’impôt sur le revenu et aux prélèvements sociaux entre les mains de son bénéficiaire, sans qu’y fasse obstacle la circonstance qu’à la date où cette opération est intervenue, la valeur des actions attribuées gratuitement à l’intéressé correspondait à la dépréciation des actions qu’il détenait dans le capital de l’apporteuse, alors surtout que ces dernières n’ont pas été annulées dans le cadre de cette opération.

 

12. Il résulte de ce qui a été dit au point 10 qu’il y a lieu de transmettre au Conseil d’Etat la question prioritaire de constitutionnalité soulevée devant le tribunal qui porte sur les dispositions qui, dans leur version applicable au litige, n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel.

 

 

O R D O N N E

 

 

Article 1er : La question de la conformité à la Constitution des dispositions du 2 de l’article 115 du code général des impôts dans leur rédaction applicable au litige, auxquelles renvoient celles du 1 de l’article 121 du même code, est transmise au Conseil d’Etat.

 

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à M. A... B... et à la directrice de la direction des impôts des non-résidents.

 

 

Fait à Montreuil, le 18 juin 2019.

 

 

 

Le président de la 10ème chambre,

 

 

Signé

 

 

B. Auvray

 

 

 

 

La République mande et ordonne au ministre de l’action et des comptes publics, en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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