Tribunal de commerce de Paris

Jugement du 14 novembre 2018, RG 2017002321

14/11/2018

Renvoi

Copie exécutoire :

Copie aux demandeurs : 2

Copie aux défendeurs : 2

 

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

TRIBUNAL DE COMMERCE DE PARIS

19 EME CHAMBRE

JUGEMENT PRONONCE LE 14/11/2018

par sa mise disposition au Greffe

RG 2017002321

ENTRE :

SA ENGIE, dont le siège social est [adresse 1] - RCS de Nanterre [...]

Partie demanderesse : assistée de Me Christophe Barthélemy Avocat associé du Cabinet CMS Francis Lefebvre Avocats au barreau de Nanterre et comparant par Me Blachier-Fleury du Cabinet YMR - Me Yves-Marie Ravet Avocat (P209)

ET :

SA ENEDIS, dont le siège social est [LOCALITE 2] Enedis - [adresse 3] - 92079 Paris La Défense cedex - RCS de Nanterre [...]

Partie défenderesse : assistée de M. le Vice-Bâtonnier Laurent Martinet et de Me Vincent Rouer Avocats (J096) et comparant par Me Delay-Peuch Nicole Avocat (A377)

APRES EN AVOIR DELIBERE

Faits et Procédure:

La décision à l'échelle européenne d'ouvrir la fourniture d'électricité à la concurrence a imposé une séparation entre l'activité de fourniture d'électricité et celle de gestion des infrastructures de distribution, cette dernière étant régulée.

ENGIE, fournisseur historique de gaz, est entré sur le marché de la fourniture d'électricité en 2003 suite à l'ouverture à la concurrence de cette activité, ouverture qui est devenue entière à compter du 1er juillet 2007.

ENEDIS est un gestionnaire du réseau de distribution publique d'électricité, lequel permet d'acheminer l'électricité depuis les unités de production jusqu'au consommateur final: ENEDIS bénéficie d'un monopole dans sa zone de desserte, et ses activités sont placées sous le contrôle de la Commission de Régulation de l'Energie (CRE) laquelle dispose d’un pouvoir réglementaire.

Dans le cadre de cette libéralisation du marché, le législateur a permis aux nouveaux fournisseurs de proposer à leurs clients un « contrat unique » portant à la fois sur la fourniture d'électricité et sur sa distribution, de façon à éviter aux consommateurs de devoir conclure un contrat avec le fournisseur et un autre avec le gestionnaire de réseau de distribution, ce que le législateur a jugé trop compliqué et de nature à décourager les consommateurs de faire jouer la concurrence. En pratique tous les petits consommateurs qui quittent le tarif réglementé d'EDF pour passer à la concurrence souscrivent un « contrat unique ».

Le dispositif du « contrat unique » implique que soit conclu entre le fournisseur et le gestionnaire de réseau un « contrat GRD-F » (Gestionnaire de Réseau de Distribution — Fournisseur), le gestionnaire de réseau devant s'abstenir de toute discrimination entre les utilisateurs du réseau.

ENGIE a ainsi conclu un « contrat GRD-F » avec ENEDIS le 21 juin 2004 par lequel ENEDIS garantit un accès non discriminatoire au réseau et achemine l'électricité jusqu'au point de livraison désigné par ENGIE, et ENGIE effectue les prestations de gestion de clientèle pour lé compte d'ENEDIS.

Selon ENGIE, le « contrat GRD-F » qu'elle a conclu avec ENEDIS est un contrat d'adhésion en ce sens que les stipulations de ce contrat n'ont pas fait l'objet de négociations entre les parties.

La CRE fixe le tarif d'utilisation par les fournisseurs des réseaux de distribution d'électricité. Aux termes de la loi, ce tarif couvre l'ensemble des coûts supportés par les gestionnaires de ces réseaux dans la mesure où ces coûts correspondent à ceux d'un gestionnaire efficace. Dans le « contrat unique » le gestionnaire de réseau facture ces coûts au fournisseur qui les refacture à son client final de façon transparente.

Ainsi, avec ce « contrat unique », le fournisseur d'électricité est seul en relation avec sa clientèle qui est en réalité commune au fournisseur et au gestionnaire de réseau.

Or, selon ENGIE, les coûts de gestion de cette clientèle commune ne sont pas partagés entre le fournisseur et le gestionnaire des réseaux, cette analyse étant contestée par ENEDIS.

Cette situation ayant été portée devant la CRE, celle-ci a pris en date du 26 juillet 2012 une délibération portant communication sur la gestion de clients en « contrat unique » et instituant à titre transitoire un mécanisme de rémunération par lé gestionnaire de réseaux des prestations de gestion de clientèle pour les seuls fournisseurs dont le nombre de clients n'atteignait pas 1 750 000, ce qui privait ENGIE du bénéfice de cette délibération.

Suite à un recours contre cette délibération devant le Conseil d'Etat, celui-ci, dans une décision du 13 juillet 2016, a constaté l'illégalité de la délibération de la CRE du 26 juillet 2012 en relevant notamment que le caractère transitoire de la rémunération au titre de la gestion de clientèle pour le compte des gestionnaires de réseaux de distribution est illégal, et qu'aucun seuil ne peut être opposé aux fournisseurs qui demandent à bénéficier de cette rémunération.

Suite à cette décision du Conseil d'Etat, ENGIE s'est rapprochée d'ENEDIS en vue de trouver un accord sur Ja rémunération de sa prestation de gestion de clientèle, mais aucun accord n'a été trouvé.

Cette situation a décidé ENGIE à assigner ENEDIS devant le tribunal de céans par acte du 23 décembre 2016 aux fins qu'ENEDIS soit condamnée à lui verser la somme de 350 millions d'Euros de dommages et intérêts pour non rémunération de ses prestations de gestion de clientèle en « contrat unique » depuis le 21 juin 2004 et soit enjointe par le tribunal de modifier le « contrat GRD-F » pour y inscrire les conditions de rémunération des prestations de gestion de clientèle effectuées par ENGIE pour le compte d'ENEDIS.

Parallèlement, et suite à la décision du Conseil d'Etat du 13 juillet 2016, la CRE dans une délibération du 12 janvier 2017 a abrogé le dispositif de rémunération à titre transitoire au titre de la gestion de clientèle qu'elle avait instauré, cette abrogation n'ayant d'effet que pour l'avenir, Puis par des délibérations du 26 octobre 2017, la CRE a fixé le montant de la contrepartie financière que les gestionnaires de réseaux de distribution doivent verser aux fournisseurs au titre de la gestion de clientèle dans le cadre du « contrat unique », en distinguant la période antérieure au 1° janvier 2018 et la période postérieure au 1° janvier 2018.

Dans le cadre de l'examen par l'Assemblée Nationale du projet de loi mettant fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures conventionnels et non conventionnels, projet de loi qui a été adopté, un amendement a été déposé et adopté par lequel sont validées les conventions relatives à l'accès aux réseaux conclues entre les gestionnaires de réseaux de distribution et les fournisseurs d'électricité, en tant qu'elle seraient contestées par le moyen tiré de ce qu'elles imposent aux fournisseurs la gestion de clientèle pour le compte des gestionnaires de réseaux antérieurement à l'entrée en vigueur de la présente loi. Selon ENEDIS, le législateur a voulu ainsi limiter tes risques de contentieux portant sur la rémunération des fournisseurs au titre de la gestion de clientèle pour la période antérieure au 1er janvier 2018.

Cet amendement est devenu le paragraphe II de l'article 13 de la loi n°2017-1839 publiée au JO du 31 décembre 2017, puis a été codifié au II de l'article L.452-3-1 du code de l'énergie.

Cette disposition législative a décidé ENEDIS à faire valoir devant le tribunal de céans dans le cadre de son contentieux avec ENGIE une fin de non-recevoir tirée de cette validation.

C'est dans ces conditions qu'ENGIE, aux audiences en date des 6 mars et 15 mai 2018, a demandé au tribunal de céans de transmettre à la Cour de Cassation la Question Prioritaire de Constitutionnalité relative au paragraphe Il de l'article L.452-3-1 du code de l'énergie dans les termes suivants :

Vu l'article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958,

Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel,

Vu la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61- 1 de la Constitution, et notamment ses articles 23-41 à 23-3,

Vu le code de l'énergie,

- CONSTATER l'existence du moyen contestant la conformité d'une disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution ;

- TRANSMETTRE à la Cour de cassation, en vue de son renvoi au Conseil constitutionnel, la question prioritaire de constitutionnalité relative à la méconnaissance, par le II de l'article 13 de la loi n° 2017-1839, codifié au II de l'article L. 452-3-1 du code de l'énergie, des droits et libertés garantis par la Constitution et notamment des principes de séparation des pouvoirs, de droit à un recours juridictionnel effectif, d'égalité, de libre concurrence et de liberté d'entreprendre, ainsi que des conditions d'exercice du droit de propriété et de l'autorité de chose jugée :

- SURSEOIR A STATUER jusqu'à ce que la Cour de cassation, puis le Conseil constitutionnel, se soient prononcés.

Aux audiences des 3 avril et 12 juin 2018, ENEDIS a demandé au tribunal de :

Vu l'article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958,

Vu l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel,

Vu les dispositions du Code de l'énergie et, en particulier, l'article L. 452-3-1 issue de la loi n° 2017-1839 du 30 décembre 2017,

Vu les décisions du Conseil constitutionnel,

- CONSTATER que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par ENGIE est dépourvue de tout caractère sérieux ;

- REJETER {a demande d'ENGIE tendant à la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation et au sursis à statuer :

- CONDAMNER la Société ENGIE aux entiers dépens.

L'ensemble de ces demandes a fait l'objet de conclusions ; celles-ci ont été échangées en présence d'un greffier qui en a pris acte sur la cote de procédure.

À l'audience du 4 septembre 2018, l'affaire est appelée pour être plaidée devant une formation de trois juges et les parties sont convoquées à leur audience du 9 octobre 2018.

À cette audience, à laquelle les parties se sont présentées, le tribunal, après avoir entendu les parties, a clos les débats, mis l'affaire en délibéré et dit que le jugement sera prononcé le 14 novembre 2018 par sa mise à disposition au greffe du tribunal, conformément à l'article 450 CPC.

Moyens des parties :

À l'appui de ses demandes ENGIE soutient que l'ensemble des conditions posées pour que la question relative à la constitutionnalité du II de l'article 13 de la loi n° 2017-1839, codifié au II de l'article L. 452-3-1 du code de l'énergie soit transmise à la Cour de Cassation sont remplies, et expose notamment:

• Sur l'applicabilité au litige de la disposition contestée

que la disposition contestée valide le contrat conclu entre ENGIE et ENEDIS en ce sens qu'elle a pour conséquence de laisser à la charge d'ENGIE les coûts supportés par elle pour la gestion de la clientèle en « contrat unique » antérieurement au 1er janvier 2018, et que c'est précisément cette question qui est l'objet du litige :

• Sur l'absence de déclaration de conformité à la Constitution de la disposition contestée

qu'aucune décision n'a été rendue par le Conseil Constitutionnel sur le paragraphe II de l'article L. 452-3-1 du code de l'énergie ;

• Sur le caractère sérieux de la question

que le paragraphe II de l'article 13 de la loi n° 2017-1839, codifié au II de l'article L. 452-3-1 du code de l'énergie, a pour objet principal de valider les conventions relatives à l'accès aux réseaux conclues entre les gestionnaires de réseaux de distribution et les fournisseurs d'électricité sur la question de la rémunération de la gestion de clientèle pour le compte des gestionnaires de réseaux antérieurement à l'entrée en vigueur de la présente loi, et ainsi de faire obstacle à l'indemnisation du préjudice subi par les deux fournisseurs ayant plus de 1 750 000 clients, dont ENGIE, alors qu'au moment de l'adoption de la loi une instance devant le tribunal de commerce de [LOCALITE 4] était déjà ouverte opposant ENGIE à ENEDIS sur cette question ;

qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de 1789 « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution » ; que le Conseil constitutionnel a déduit de cette disposition que si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit ou valider un acte administratif ou de droit privé, c'est à la condition que cette modification ou validation respecte les décisions de justice ayant force de chose jugée et que l'atteinte aux droits des personnes résultant de cette modification ou validation soit justifiée par un motif impérieux d'intérêt général, que l'acte validé ne doit méconnaître aucun principe de valeur constitutionnelle sauf à ce que le motif impérieux d'intérêt général soit lui-même de valeur constitutionnelle, et qu'enfin, la validation doit être strictement définie ;

qu'il n'existe pas de motif impérieux d'intérêt général qui puisse justifier la validation des conventions conclues entre les gestionnaires de réseaux de distribution et des fournisseurs d'électricité : -

que cette validation viole en conséquence l'article 16 de la Déclaration des droits de 1789 en ce sens :

- qu'elle porte atteinte au principe de séparation des pouvoirs et au droit à un recours juridictionnel effectif,

- qu'elle porte atteinte à l'autorité de la chose jugée, le Conseil d'Etat du 13 juillet 2016

ayant jugé illégale la délibération de la CRE du 28 juillet 2012;

que de plus, cette validation porte atteinte aux principes d'égalité, de libre concurrence et de liberté d'entreprendre qui sont des principes à valeur constitutionnelle ;

qu'enfin, la validation n'est pas strictement définie.

En défense, ENEDIS conteste que la question posée puisse être transmise car elle ne présente pas de caractère sérieux et expose notamment:

- que la validation législative contestée a pour objectif de protéger les consommateurs conte une hausse des tarifs d'électricité, ce qui constitue un motif impérieux d'intérêt général ;

- S'agissant du principe d'égalité, qu'une différence de traitement peut être instaurée par la loi sans méconnaître le principe d'égalité, sous réserve que trois conditions soient remplies ce qui est le cas en l'espèce : la différence de traitement doit reposer sur une différence de situation où un motif d'intérêt général, elle doit être en rapport avec la loi, elle doit être proportionnée à la différence de situation ;

- S'agissant du principe de libre concurrence, que ce principe n'a pas de valeur constitutionnelle ;

- S'agissant du principe de liberté d'entreprendre, qu'il ne s'agit pas d'un principe absolu et que le législateur est libre de l'aménager pour protéger un objectif d'intérêt général ; que de plus, ENGIE n'explique pas en quoi la validation législative en cause aurait été entravée son activité de fournisseur d'électricité ;

- S'agissant de l'atteinte à l'autorité de la chose jugée, que le législateur a pris soin de préciser dans le texte que la validation des conventions était réalisée sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, et que de plus, la décision du Conseil d'Etat du 13 juillet 2016 a seulement annulé le refus de la CRE d'abroger sa délibération du 26 juillet 2012, ce qui n'est pas remis en cause par la loi de validation ;

- S'agissant du caractère strictement défini de la validation législative, la portée de la validation est strictement limitée au motif tiré de l'absence de rémunération des prestations de gestion de clientèle ;

Sur ce, le Tribunal,

Sur la recevabilité

Attendu que la question prioritaire de constitutionnalité posée par ENGIE l'a été dans un écrit distinct et motivé ; que le tribunal dira en conséquence la demande de transmission recevable.

Sur la transmission à la Cour de Cassation

Attendu que l'article 23-2 de l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 modifié dispose que « la juridiction statue sans délai par une décision motivée Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat ou à la Cour de cassation. {l est procédé à cette transmission si iles conditions suivantes sont remplies :

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites :

2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux » :

1. Applicabilité au présent litige

Attendu que la disposition contestée par ENGIE porte sur le paragraphe II de l'article L.452- 3-1 du code de l'énergie lequel valide les conventions conclues entre les fournisseurs d'électricité et les gestionnaires de réseaux, et donc celle conclue entre ENGIE et ENEDIS qui fait l'objet d'un litige devant le tribunal de céans ;

Qu'en conséquence, le tribunal dira que la condition selon laquelle « la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites », est satisfaite ;

2- Absence de déclaration de conformité à la Constitution de la disposition contestée Attendu qu'il est constant que la disposition contestée n'a jamais été soumise au Conseil constitutionnel et qu'aucune décision n'a été rendue sur le paragraphe II de l'article L.452-3- 1 du code de l'énergie ;

Qu'en conséquence, le tribunal dira que la condition selon laquelle « Elle n'a pas déjà été

déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances», est satisfaite ;

3- La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux

Attendu qu'il appartient au tribunal de seulement contrôler si la question posée n'est pas dépourvue de caractère Sérieux, en ne se substituant pas au rôle de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel qui consiste en un examen approfondi de la question :

Attendu que par décision du 13 juillet 2016, le Conseil d'Etat, considérant notamment ce qui suit :

- «8. En adoptant les dispositions de l'article L. 121-92 du code de la consommation citées au point 1 ci-dessus, le législateur a entendu simplifier la souscription des contrats portent sur la fourniture et sur la distribution de l'électricité, en dispensent certains consommateurs de conclure directement, parallèlement au contrat de fourniture conclu avec le fournisseur, un contrat d'accès au réseau avec le gestionnaire du réseau de distribution. En prévoyant ainsi la souscription par le consommateur d'un “ contrat unique * auprès du fournisseur, qui agit au nom et pour le compte du gestionnaire de réseau de distribution, il n'a pas entendu modifier les responsabilités respectives de ces opérateurs envers le consommateur d'électricité. Dés lors, les stipulations des contrats conclus entre le gestionnaire de réseau et les fournisseurs d'électricité ne doivent pas laisser à la charge de ces derniers les coûts supportés par eux pour le compte du gestionnaire de réseau. »

- «9, Comme il 4 été dit au point 4 ci-dessus, la délibération attaquée indique qu'un contrat prévoyant une rémunération versée par le gestionnaire de réseau de distribution à un fournisseur au titre des frais de gestion des clients ayant conclu un contrat unique pourrait être conclu, de manière transitoire, par ce gestionnaire avec d'autres “ fournisseurs nouveaux entrants *“ placés dans une situation comparable à la société Powec Direct Energie au regard de leurs coûts de gestion de clientèle et de leur base de clients ” énergie ”, c'est-à-dire dont le nombre de clients ayant souscrit un contrat unique en électricité ou en gaz est inférieur à 1 750 000. I! résulte de ce qui a été dit au point précédent qu'en prévoyant que ce type d'accord ne pouvait être que “transitoire *, et en en réservant le bénéfice à certains fournisseurs, alors qu'il prévoit le versement au fournisseur d'une compensation financière au titre de coûts supportés par lui pour le compte du gestionnaire, la CRE a méconnu les dispositions de l'article L. 121-92 du code de la consommation. » ;

a décidé que «La délibération du 10 décembre 2014 par laquelle la Commission de régulation de l'énergie à rejeté la demande présentée par la société GDF Suez tendant à l'abrogation de sa délibération du 26 juillet 2012 portant communication relative à la gestion de clients en contrat unique est annulée. » ;

Attendu que le Conseil d'Etat ayant motivé sa décision du 13 juillet 2016 sur l'illégalité de la délibération de la CRE du 26 juillet 2012, ENGIE a assigné ENEDIS devant le tribunal de céans par acte du 23 décembre 2016 ; que le litige porte sur la rémunération de la gestion de clientèle :

Attendu que la loi n°2017-1839 du 30 décembre 2017 - art.13 a créé l'article L452-3-1 du code de l'énergie dont le deuxième paragraphe dispose que :

«II. Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, sont validées les conventions relatives à l'accès aux réseaux conclues entre les gestionnaires de réseaux de distribution mentionnés à l'article L. 111-52 du code de l'énergie et les fournisseurs d'électricité, en tant qu'elles seraient contestées par le moyen tiré de ce qu'elles imposent aux fournisseurs la gestion de clientèle pour le compte des gestionnaires de réseaux ou laissent à la charge des fournisseurs tout ou partie des coûts supportés par eux pour la gestion de clientèle effectuée pour le compte des gestionnaires de réseaux antérieurement à l'entrée en vigueur de la présente loi.

Cette validation n'est pas susceptible de donner lieu à réparation. » ;

Attendu que dans sa décision n°2013 — 366 du 14 février 2014, le Conseil constitutionnel a considéré que :

« considérant qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution » ; qu'il résulte de celte disposition que si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit ou valider un acte administratif ou de droit privé, c'est à la condition que cette modification ou celte validation respecte tant les décisions de justice ayant force de chose jugée que le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions et que l'atteinte aux droits des personnes résultant de cette modification ou de cette validation soit justifiée par un motif impérieux d'intérêt général ; qu'en outre, l'acte modifié ou validé ne doit méconnaître aucuns règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf à ce que le motif impérieux d'intérêt général soit lui-même de valeur constitutionnelle ; qu'enfin, la portée de la modification ou de la validation doit être strictement définie; » ;

Attendu que cette loi de validation fait obstacle au recours d'ENGIE introduit auprès du tribunal de céans par assignation en date du 23 décembre 2016, ce qui est contraire au principe de séparation des pouvoirs et au droit à un recours juridictionnel effectif; qu'une loi de validation respecte cependant la Constitution notamment si elle est justifiée par un motif impérieux d'intérêt général et qu'elle respecte les principes à valeur constitutionnelle sauf à ce que le motif impérieux d'intérêt général soit lui-même de valeur constitutionnelle ;

3.1 - motif Impérieux d'intérêt général

Attendu QU'ENEDIS expose que la loi de validation contestée a été adoptée par le Parlement en raison d'un motif impérieux d'intérêt général: qu'en effet, selon ENEDIS, dans l'hypothèse où elle serait condamnée à payer des dommages et intérêts aux fournisseurs qui n'auraient pas été rémunérés de leurs prestations de gestion de la clientèle, les montants de ces condamnations seraient nécessairement répercutés aux consommateurs sous la forme d'une augmentation des tarifs, ce qui, compte tenu dés montants en jeu, en l'espèce 3590 millions € s'agissant de la demande d'ENGIE devant le tribunal de céans, représenterait une charge disproportionnée :

Mais attendu que les fournisseurs concernés par la limite de 1 750 000 clients sont très peu nombreux en dehors d'ENGIE; qu'à supposer qu'ENEDIS soit condamnée à payer à ENGIE la totalité de somme demandée de 350 millions €, cela représenterait environ 115 € pour chacun des clients d'ENGIE sur le segment résidentiel (sur la base des 3 millions de clients d'ENGIE sur le marché de l'électricité en secteur résidentiel tel que cela ressort du rapport de la CRE 2016-2017 sur le fonctionnement des marchés de détail français de l'électricité et du gaz), soit 1 € par mois en étalant cette somme de 115 € sur 10 ans, montant dont il peut être raisonnablement disputé que son évitement puisse être considéré comme relevant de l'intérêt général ;

Attendu, de surcroît, que contrairement aux affirmations d'ENEDIS, la hausse des tarifs de réseaux qui résulterait d'une condamnation d'ENEDIS ne serait pas nécessairement répercutée aux consommateurs dans le cadre des « contrats uniques » ; qu'en effet, elle ne lé serait en tout ou partie que si le tarif total d'ENGIE proposés aux consommateurs, (c'est-à- dire la somme de la part fournisseur et de la part acheminement par le gestionnaire de réseau), est suffisamment compétitif par rapport à la concurrence des autres fournisseurs pour pouvoir être augmenté à due proportion de la hausse des tarifs de réseaux ;

Attendu par ailleurs qu'ENEDIS expose qu'ENGIE a déjà nécessairement répercuté aux consommateurs pour le passé les coûts de gestion de la clientèle à travers ses propres tarifs, et que prétendre à des dommages et intérêts pour la non rémunération de la gestion de clientèle pour le passé reviendrait à être rémunéré deux fois, une première fois par les consommateurs et une seconde fois par ENEDIS, ce qui caractériserait un enrichissement sans cause ; que le tribunal devra se prononcer sur ce moyen dans l'examen au fond de l'affaire ; qu'en tout état de cause, dans le cadre de la question posée, ENEDIS ne rapporte pas la preuve qu'ENGIE a déjà répercuté aux consommateurs ses frais de gestion de clientèle ; que de plus, dans un marché concurrentiel comme l'est devenu celui de l'électricité, une entreprise n'établit pas le prix d'un produit, en l'espèce de l'électricité, en additionnant ses coûts de production et une marge bénéficiaire, maïs à partir des prix pratiqués par la concurrence, sauf à différencier ses produits de ceux de la concurrence, ce qui n’est pas possible s'agissant d'électricité où le KWh d'un fournisseur est rigoureusement identique à celui de ses concurrents ;

Qu'il en résulte de l'ensemble de ces éléments que le motif impérieux d'intérêt général de ja loi de validation, tel qu'il est invoqué, peut valablement être disputé ; que dès lors, la question, de ce point de vue, n'est pas dépourvue de caractère sérieux ;

3.2 — principe d'égalité

Attendu que le principe d'égalité est un principe à valeur constitutionnelle ;

Que si ENEDJIS relève à juste titre que cette loi traite exactement de fa même manière pour le passé les acteurs concernés par cette loi, c'est-à-dire ceux ayant plus de 1 750 000 clients, il n'en demeure pas moins qu'elle cristallise une inégalité de traitement entre les fournisseurs ayant moins de 1 750 000 clients et les fournisseurs plus importants :

Attendu cependant que, dans sa décision n°2012 — 662 du 29 décembre 2012, le Conseil constitutionnel a confirmé que :

«que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que législateur règle de façon différente des Situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ; »

Attendu que le tribunal a dit que le motif impérieux d'intérêt général de la loi de validation contestée pouvait valablement être disputé ;:

Qu'en conséquence, faute de motif d'intérêt général incontestable le respect par la loi de validation contestée du principe d'égalité peut valablement être disputé ; que dès lors la question, de ce point de vue, n'est également pas dépourvue de caractère sérieux ;

Qu'il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres moyens développés par les parties (autres principes à valeur constitutionnelle, respect de l'autorité de la chose jugée, caractère strictement défini de la validation législative), le tribunal dira que la question posée n'est pas dépourvue de caractère sérieux ;

Que par suite, le tribunal,

▸ Dira que la disposition contestée est applicable au présent litige

▸ Dira que la disposition contestée n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel ;

▸ Dira que la question posée n'est pas dépourvue de caractère sérieux ;

▸ Ordonnera en conséquence la transmission à la Cour de cassation dans les huit jours du prononcé du jugement à intervenir avec les mémoires et conclusions des parties de la question posée relative à la méconnaissance, par le I! de l'article 13 de la loi n° 2017-1839, codifié au II de l'article L. 452-3-1 du code de l'énergie, des droits et libertés garantis par la Constitution et notamment des principes de séparation des pouvoirs, de droit à un recours juridictionnel effectif, d'égalité, de libre concurrence et de liberté d'entreprendre, ainsi que des conditions d'exercice du droit de propriété et de l'autorité de chose jugée:

▸ Dira qu'avis sera donné aux parties et au ministère public de la présente décision dans les conditions prévues à l'article 126-7 CPC ;

Sur le sursis à statuer et les dépens

Attendu que l'article 23-3 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée dispose que « Lorsque la question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu'à réception de la décision du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi du Conseil constitutionnel » :

En conséquence, le tribunal,

▸ Ordonnera le sursis à statuer pour cause de transmission jusqu'à réception de la décision de la Cour de cassation, ou, s'il a été saisi, du Conseil constitutionnel :

▸ Condamnera ENGIE aux dépens :

Par ces motifs

Le tribunat statuant publiquement par jugement contradictoire insusceptible de recours,

- dit que la disposition contestée est applicable au présent litige,

- dit que la disposition contestée n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel,

- dit que la question posée n'est pas dépourvue de caractère sérieux,

- ordonne en conséquence la transmission à la Cour de cassation dans les huit jours du prononcé du présent jugement avec les mémoires et conclusions des parties, de la question posée relative à la méconnaissance, par le Il de l'article 13 de la loi n° 2017-1839, codifié au {l de l'article L. 452.3-1 du code de l'énergie, des droits et libertés garantis par la Constitution et notamment des principes de séparation des pouvoirs, de droit à un recours juridictionnel effectif, d'égalité, de libre concurrence et de liberté d'entreprendre, ainsi que des conditions d'exercice du droit de propriété et de l'autorité de chose jugée,

- dit qu'avis sera donné aux parties et au ministère public de la présente décision dans les conditions prévues à l'article 126-7 CPC, L

- ordonne le sursis à statuer pour cause de transmission jusqu'à réception de la décision de la Cour de cassation, ou, s'il a été saisi, du Conseil constitutionnel,

- condamne la SA ENGIE aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 77,84 € dont 12,76 € de TVA.

En application des dispositions de l'article 871 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 9 octobre 201B, en audience publique, devant :

M. Emmanuel Edou, M. [F G] et M. [D E].

Un rapport oral a été présenté lors de cette audience.

M. [F G] a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré du tribunal composé des mêmes juges le 22 octobre 2018.

Dit que le présent jugement est prononcé par sa mise à disposition au greffe de ce tribunal, les parties en ayant été préalablement avisées lors des débats dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

La minute du jugement est signée par M. Emmanuel Edou, président du délibéré et par Mme Marie-Anne Bestory, greffier.

Le greffier

Le président