Tribunal de grande instance de Paris

Jugement du 13 juillet 2018 n° 16/11073

13/07/2018

Renvoi

2018-754 QPC - Enregistré au greffe du Conseil constitutionnel le 2 octobre 2018

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS

3ème chambre 2ème section

N° RG 16/11073

N° MINUTE : 2

Assignation du : 08 Juillet 2016

JUGEMENT rendu le 13 Juillet 2018 DE TRANSMISSION D’UNE QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

DEMANDERESSES

Société UNION DES ASSOCIATIONS EUROPEENNES DE FOOTBALL (UEFA)

Route de Genève 46

CH-1260 NYON 2 (SUISSE)

SAS EURO 2016

55 Avenue Marceau

75116 PARIS

INTERVENANT VOLONTAIRE

Monsieur [E F]

[LOCALITE 1]

[LOCALITE 2] ([LOCALITE 3])

représentées par Maître Jean-françois VILOTTE de la SELAS DE GAULLE FLEURANCE & ASSOCIES, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #K0035

DÉFENDERESSES

Société VIAGOGO ENTERTAINMENT INC.

160 Greentree Drive Suite 101

[LOCALITE 4]

19904 COUNTY OF KENT (ETATS-UNIS)

Société VIAGOGO AG

109 rue de Lyon

1203 GENEVE (SUISSE)

représentées par Maître Emmanuel GOUGÉ, Maître Diane MULLENEX du PARTNERSHIPS PINSENT MASONS FRANCE LLP, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #RO020,

COMPOSITION DU TRIBUNAL

François ANCEL, Premier Vice-Président adjoint

Françoise BARUTEE, Vice-Présidente

Florence BUTIN, Vice Présidente

assistés de Marie-Aline PIGNOLET, Greffier,

DÉBATS

À l’audience du 08 Juin 2018 tenue en audience publique devant François ANCFIL, Françoise BARUTEL, juges rapporteurs, qui, sans opposition des avocats, ont tenu seuls l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l'article 786 du Code de Procédure Civile.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe Contradictoire, non susceptible de recours

FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :

L'Union des Associations Européennes de Football (ci-après désignée l'UEFA), se présente comme une association de droit suisse fondée en 1954, regroupant 54 fédérations nationales de football d'Europe, en charge du développement du football à l'échelon continental sous l'égide de la FIFA et notamment de l’organisation du Championnat d'Europe de football de 2016.

La Société EURO 2016 SAS se présente comme une société créée par l'UEFA et la Fédération française de Football (ci-après désignée la FFF), qui a eu pour activité principale l’organisation de l'UEFA EURO 2016, et notamment la vente de billetterie, l'hospitalité et la commercialisation des concessions dans les stades et autres espaces dédiés à la compétition. Elle a été placée en liquidation amiable par décision du 22 décembre 2017, Monsieur [E F] ayant été désigné comme liquidateur amiable.

L'UEFA revendique la propriété légale et l’exclusivité des droits d'exploitation et commerciaux sur l'UEFA EURO 2016 en tant qu’organisateur juridique désigné par le code du sport, ainsi que la titularité de plusieurs marques de l’Union européenne et marques internationales notamment :

-la marque verbale de l’Union européenne « EURO 2016 » n°8 435 687, pour les classes 16, 39 et 4Ï ;

-]a marque verbale de l’Union européenne « UEFA » n° 7 464 084 pour les classes 16 et 41 ;

-la marque verbale internationale « UEFA EURO 2016 » n°1099152 pour les classes 16, 39 et 41

-la marque semi-figurative de l’Union européenne n°11 932 101 pour les classes 16 et 41 ;

L’UEFA a confié à la société EURO 2016 la commercialisation exclusive de la billetterie de l'UEFA EURO 2016 par l’intermédiaire du portail EURO2016.COM billets. Une plateforme de courtage de billets a également été mise en place afin de permettre aux personnes souhaitant revendre leurs billets de Les revendre à leur valeur faciale.

Les Sociétés VIAGOGO ENTERTAINMENT INC et VIAGOGO AG (ci-après les sociétés VIAGOGO) se présentent comme un groupe de sociétés de droit américain ét de droit suisse, hébergeant une plate- forme de vente et échange de billets via leur site internet [Site Internet 5].

Ayant constaté quelques jours avant le début de PUEFA EURO 2016, que des billets pour assister aux différents matchs de l'EURO 2016 étaient proposés à la vente, sans autorisation, sur des sites VIAGOGO et que ces sites faisaient usage des marques « UEFA EURO 2016 », «EURO 2016 » et « ULTA » et de la partie verbale de la marque semi- figurative n°11 932 101, après avoir fait dresser un constat d’huissier en date du 21 avril 2016, avoir mis en demeure les sociétés VIAGOGO par un courrier du 23 mai 2016, avoir fait dresser un procès-verbal constatant l’acte d’achat d’un billet pour un match se déroulant au [LOCALITE 6] le 15 juin 2016, puis un autre procès-verbal de constat sur internet le 30 juin 2016, l'UEFA et la société EURO 2016 ont assigné les sociétés VIAGOGO en contrefaçon de marques et en violation des droits d’exploitation exclusifs de l'UEFA sur l'UEFA EURO 2016, par acte d’huissier en date du 8 juillet 2016.

Monsieur [E F], es qualité de liquidateur amiable de la société EURO 2016, est intervenu volontairement à la procédure.

Par conclusions notifiées par voie électronique le 27 mars 2018, puis en dernier lieu le 5 mai 2018, les sociétés VIAGOGO on! sollicité la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité relative à l’article 313-6-2 du code pénal qui dispose que « Le fait de vendre, d'offrir à la vente ou d'exposer en vue de la vente ou de la cession ou de fournir les moyens en vue de la vente ou de la cession des titres d'accès à une manifestation sportive, culturelle ou commerciale ou à un spectacle vivant, de manière habituelle et sans l'autorisation du producteur, de l'organisateur ou du propriétaire des droits d'exploitation de cette manifestation ou de ce spectacle, est puni de 15 000 € d'amende. Cette peine est portée à 30 000 € d'amende en cas de récidive. / Pour l'application du premier alinéa, est considéré comme titre d'accès tout billet, document, message ou code, quels qu'en soient la forme et le support, attestant de l'obtention auprès du producteur, de l'organisateur ou du propriétaire des droits d'exploitation du droit d'assister à la manifestation ou au spectacle. ». Les sociétés VLAGOGO demandent cette transmission au regard de l’autorité de chose jugée attachée à la décision n°2011-625 DC du 10 mars 2011 du Conseil constitutionnel, du principe de nécessité des délits et des peines, du principe de légalité des délits ensemble l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi et de la liberté d'entreprendre,

Par conclusions d'incident du même jour, les sociétés VIAGOGO ont saisi le juge de la mise en état d'une demande de sursis à statuer jusqu'à ce que le tribunal statue sur la question prioritaire de constitutionnalité.

Dans leurs dernières conclusions relatives à la question prioritaire de constitutionnalité notifiées par voix électronique le 15 mai 2018 la société EURO 2016 et l'UEFA demandent au visa de l’article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958, de [’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil Constitutionnel, notamment son article 23-2, des articles 122, 126-1 et suivants, 753, 771 du code de procédure civile, de :

- déclarer l’'UNION DES ASSOCIATIONS EUROPEENNES DE FOOTBALL (UEFA), la société EURO 2016 SAS et Monsieur [E F] recevables et bien fondés en leurs demandes,

Ÿ faisant droit,

- Dire irrecevable la demande de transmission de question prioritaire de constitutionnalité formulée par les sociétés VIAGOGO ENTERTAINMENT INC. et VIAGOGO AG, faute d’avoir valablement saisi Madame le Juge de la mise en état par des conclusions spécialement adressées,

- Dire que l’article 313-6-2 du code pénal n’est pas applicable au litige en cours ;

- Dire que la question prioritaire de constitutionnalité formulée par les sociétés VIAGOGO ENTERTAINMENT INC. et VIAGOGO AG est dépourvue de caractère sérieux ;

En conséquence,

- Rejeter la demande de transmission de question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation formée par les sociétés VIAGOGO ENTERTAINMENT INC. et VIAGOGO AG ;

- Condamner solidairement les sociétés VIAGOGO ENTERTAINMENT INC. et VIAGOGO AG à payer à L'UNION DES ASSOCIATIONS EUROPEENNES DE FOOTBALL (UEFA) et à la société EURO 2016 SAS la somme de 20.000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner solidairement les sociétés VIAGOGO ENTERTAINMENT INC. et VIAGOGO AG aux entiers dépens, dont distraction au profit de Maître Jean-François Vilotte, Avocat.

La présente affaire a été communiquée au ministère public, qui a fait connaître son avis le 17 mai 2017 et qui s'en est rapporté.

Par ordonnance rendue le 25 mai 2018, le juge de la mise en état a déclaré recevable la demande de sursis à statuer mais l'a rejetée et décidé de renvoyer l'examen de la transmission de la QPC à la formation de jugement du tribunal compte ténu du calendrier fixé permettant d'évoquer cette question avec l'examen au fond de la procédure.

MOTIFS DE LA DECISION :

Sur le moyen tiré de l'irrecevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité ;

Il convient d'observer que le moyen tiré de l'irrecevabilité de la demande de transmission de question prioritaire de constitutionnalité à défaut pour les sociétés VIAGOGO d’avoir valablement saisi le juge de la mise en état par des conclusions spécialement adressées, est sans objet, alors qu'il ressort des conclusions notifiées par voie électronique le 5 mai 2018 que les sociétés VIAGOGO ont régularisé leur saisine en saisissant spécialement le juge de la mise en état de cette demande et qu'en tout étal de cause, le juge de la mise en état a renvoyé à la formation de jugement du tribunal l'examen de cette question prioritaire de constitutionnalité.

Sur la demande de transmission de la constitutionnalité :

En application de l’article 61-1 de la Constitution, lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, 11 est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé,

En application de l’article 23-2 de l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat ou de la Cour de

cassation, la juridiction transmet sans délai la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies :

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux. Sur l'application de l'article 313-6-2 du code pénal au litige ;

Les sociétés VIAGOGO font valoir que les dispositions coercitives de l'article 313-6-2 du code pénal sont applicables au litige et constituent l'un des fondements du caractère prétendument illégal des faits reprochés. Elles précisent que si l'article L 333-1 du code du sport contient le principe général selon lequel « Les fédérations sportives, ainsi que les organisateurs de manifestations sportives mentionnés à l'article L. 331-5, sont propriétaires du droit d'exploitation des manifestations ou compétitions sportives qu'ils organisent », ce principe ne suffit pas pour caractériser la prétendue faute que constituerait la revente ou l'échange de billets sur le second marché, c’est-à-dire une fois que l'organisateur a procédé à leur vente, et que c'est la raison pour laquelle dans la présente procédure, l'organisateur de l'évènement s'est appuyé sur l'interdiction « de fournir les moyens en vue de la vente ou de la cession des titres d'accès à une manifestation sportive » que contient l'article 313-6-2 du code pénal pour justifier ses demandes indemnitaires.

Les sociétés VIAGOGO précisent que l'objet du litige est de consacrer l'existence d'une faute de leur part qui se caractériserait, en l'espèce, par la violation des dispositions coercitives de l'article 313-6-2 du code pénal qui s'oppose à la revente et à l'échange des titres mis en vente par l'organisateur de l'évènement de sorte que cette disposition est donc d'application directe au litige étant observé que l'introduction de l’article 313-6-2 dans le code pénal a eu pour objet de sanctionner de manière effective l’atteinte au monopole d’exploitation détenu par les organisateurs d'évènements sportifs mis en place par l'article L 333-1 du code du sport.

En réponse, la société EURO 2016 et l'UEFA font valoir que la référence à l'article 313-6-2 du code pénal n’est nullement le fondement de l’une quelconque de leurs demandes et que le visa de ce texte a été purement et simplement supprimé des conclusions n° 5 signifiées le 28 mars 2018 afin de confirmer, si besoin, son absence d’application au litige.

Elles rappellent que si cet article a été visé dans l'assignation, aucune demande n’est formée sur le fondement de l’article 313-6-2 du code pénal, celui-ci n'ayant été mentionné que dans le corps des conclusions, à l'exclusion du dispositif, et uniquement à titre d’illustration pour souligner la gravité des agissements reprochés sur le fondement des dispositions civiles du code du sport, agissements d'autant plus graves qu'ils sont également par ailleurs sanctionnés pénalement, Elles ajoutent que l’article 313-6-2 du code pénal est d’autant moins applicable au litige que leurs demandes ont pour fondement l’article L, 333-1 du code du sport qui reconnait, à travers, l’affirmation d’un monopole d'exploitation, l’existence d’un droit de propriété sur la manifestation ou la compétition sportive à l’organisateur de celle-ci. Elles estiment qu'en l'espèce l’article 313-6-2 du code pénal ne pourra pas être appliquée par les juges du fond dans le cadre du litige en question et que la disposition critiquée est sans incidence sur le litige. Elles ajoutent que l'absence d'application au litige de l’article 313-6-2 du code pénal ne découle donc pas seulement de son choix mais également de son absence de toute utilité à la résolution du litige, le tribunal n'ayant nullement besoin du recours à cet article pour prononcer les sanctions civiles résultant de la violation du monopole reconnu à l'organisateur d’une manifestation sportive ainsi que tentent de le faire accroire les sociétés VIAGOGO.

Sur ce :

Si, à travers la condition posée par l'article 23-2, 1° de l'ordonnance du 7 novembre 1958, le législateur a entendu éviter le contrôlé de constitutionnalité d'un texte hors de tout cadre juridictionnel, il n'a pas cependant entendu restreindre de manière excessive le renvoi d'une question prioritaire de constitutionnalité. C'est la raison pour laquelle au demeurant le législateur a modifié le projet de loi déposé initialement par le gouvernement qui prévoyait de subordonner la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité aux cas dans lesquels « la disposition contestée commande l'issue du litige, la validité de la procédure ou constitue le fondement des poursuites » au profit d'une condition plus souple exigeant uniquement que la disposition contestée soit « applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ».

Ainsi, afin d'apprécier si la disposition contestée est « applicable » au présent litige au sens de l'article 23-2 précité, il convient de rechercher si cette disposition est susceptible d'être prise en compte par le tribunal pour trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables sans cependant exiger que cette disposition commande l'issue de l'affaire.

Il est constant en l'espèce que l'application de l'article litigieux ne commande pas l'issue du litige puisque les demandes de la société EURO 2016 et l'UEFA sont fondées, aux termes de leurs dernières conclusions récapitulatives, sur les dispositions du Livre VIT du code de la propriété intellectuelle, et notamment les articles L. 713-2, et suivant, mais aussi les articles L, 331-5 et L. 333-1 du Code du sport, l’article 1382 du code civil (désormais 1240 du code civil), les articles L.120-T, T,. 121-1, L. 121-1-1 et L, 121-4 du Code de la consommation, et les articles L. 420-1, L, 420-2, L.420-4, L, 420-7, R. 420-3, et R. 420-4, du Code du commerce, ce d'autant que l'application de l'article 313-6-2 du code pénal, en tant qu'il énonce une incrimination, relève de la compétence exclusive de la juridiction répressive.

Cependant, il convient de relever que, en sus des demandes fondées sur la contrefaçon de marques et les réparations y afférent, la société EURO 2016 et l'UEFA forment des demandes au titre de la responsabilité civile délictuelle des sociétés VIAGOGO, précisément fondées sur une faute civile caractérisée par la méconnaissance du monopole d'exploitation de l'UEFA énoncé à l'article L. 4333-1 du code du sport ainsi que des règles relatives au droit de la concurrence et celles relatives à la protection des consommateurs.

Ainsi, est-il demandé au tribunal de juger que les sociétés VIAGOGO ont violé les droits exclusifs d'exploitation de l'UEFA en proposant à la vente sur les divers sites VIAGOGO des billets pour les matches de l'UEFA EURO 2016 sans autorisation, Il est également demandé au tribunal de juger que les indications fausses ou de nature à induire les Consommateurs en erreur mentionnées par les sociétés VIAGOGO sur leurs sites quant à la disponibilité des billets, la confusion entretenue quant à leur origine et l'impression donnée que la vente des billets est licite, sont constitutives de pratiques commerciales trompeuses ; ou encore que lesdites pratiques commerciales trompeuses caractérisent des actes de concurrence déloyale qui portent atteinte aux droits de l'UEFA. La société EURO 2016 et l'UEFA sollicitent en outre de juger que les sociétés VIAGOGO en vendant illégalement des billets pour UEFA EURO 2016 sur les sites VIAGOGO concurrencent, de manière déloyale, le service de bourse d'échanges de billets mis en place par l'UEFA en vue de PUBFA EURO 2016 et confié à EURO 2016 SAS.

La société EURO 2016 et l'UEFA sollicitent ainsi la condamnation solidaire des défenderesses à leur verser la somme d’un million d’euros à litre de dommages et intérêts en réparation de la violation des droits exclusifs d'exploitation de l'UEFA et des droits de sa licence exclusive EURO 2016 SAS, sur l'UEFA EURO 2016, outre la somme de deux millions d'euros à titre de dommages et intérêts en réparation des actes de parasitisme et de concurrence déloyale.

Ces demandes s'appuient explicitement sur le monopole énoncé à l'article L. 333-1 du code du sport selon lequel « Les fédérations sportives, ainsi que les organisateurs de manifestations sportives mentionnés à l'article L. 331-5, sont propriétaires du droit d'exploitation des manifestations ou compétitions sportives qu'ils organisent ».

L'un des moyens prévus pour protéger et garantir ce monopole réside dans l'interdiction, dont la violation est sanctionnée pénalement par l'article 313-6-2 du code pénal, de la revente, sans l'autorisation des organisateurs, des titres d'accès aux manifestations sportives, le législateur ayant souhaité, à l'occasion de l'adoption de cet article « protéger les détenteurs de droits », « prévenir et réprimer les éventuels troubles avant et pendant une manifestation sportive » et « Supprimer une inégalité profonde entre le monde du sport et celui de la culture face aux risques, y compris d'ordre public, que fait peser Le marché noir de la billetterie » comme cela résulte de l'amendement déposé et adopté à l'Assemblée Nationale en ce sens à l'occasion des débats relatifs au projet de loi sur la responsabilité civile des pratiquants sportifs.

Au regard de ces éléments, l'appréciation de la faute civile alléguée en l'espèce ne peut faire abstraction de cette sanction pénale de la violation du monopole accordé à l'UEFA, l'incrimination ainsi posée ayant pour effet de garantir ce monopole et d'étendre expressément sa portée aux actes portant sur la revente des billets.

Au demeurant, même si la société EURO 2016 et l'UEFA ont retiré toute référence à ce texte pénal dans leurs dernières écritures, elles ont bien en début d'instance souhaité appuyer leurs demandes sur celui-ci quand bien même elles n'entendaient pas en solliciter l'application, cette issue étant vouée de toute façon à l'échec devant le juge civil, ce qu'elles ne pouvaient ignorer, C'est bien que la société EURO 2016 et l'UEFA, qui savaient que ce texte ne pouvait être appliqué par la juridiction civile, était de nature à influer sur l'appréciation par le tribunal de la gravité des faits reprochés aux sociétés VIAGOGO et ainsi, par son caractère indissociable de l'article L 333-1 du code des sports, de contribuer à caractériser la gravité de la faute civile permettant de justifier la mise en cause de la responsabilité de ces dernières.

Au regard de ces éléments, il convient de considérer que le tribunal prendra en compte l'article 313-6-2 du code pénal dans l'appréciation de la gravité de la faute civile, de sorte que cet article qui figure au nombre des règles en considération desquelles le litige en l'espèce doit être tranché, doit donc être considéré, au sens de l'article 23-2 précité, comme applicable au litige.

Sur le point de savoir si l'article 313-6-2 du code pénal a déjà été déclaré conforme à la Constitution ;

Il convient de constater que les dispositions contestées de l'article 313- 6-2 du code pénal n’ont pas fait l'objet d’une décision du Conseil constitutionnel la déclarant conforme à la Constitution dans Les motifs et le dispositif d'une des décisions, ce que la société EURO 2016 et l'UEFA ne contestent au demeurant pas.

Cette condition est en conséquence remplie en l'espèce. Sur l'existence d'une question non dépourvue de caractère sérieux;

Les sociétés VIAGOGO soutiennent en substance que les dispositions de l'article 313-6-2 du code pénal instaurent une entrave à la libre commercialisation des billets d'entrées à des manifestations culturelles, sportives et commerciales et qu'elles énoncent une sanction pénale restrictive de l'usage de libertés fondamentales énoncées par la Constitution. Elles rappellent que le Conseil constitutionnel a déjà censuré une disposition législative imposant une prohibition similaire à celle soumise à son contrôle par les présentes conclusions et que cette décision possède une autorité qui s'impose au législateur Elles ajoutent que ces dispositions de l'article 313-6-2 du code pénal sont manifestement disproportionnées et inappropriées pour atteindre les objectifs poursuivis par Je législateur et violent en cela le principe constitutionnel de nécessité des délits et des peines, Elles considèrent en outre que celte prohibition méconnaît également l'objectif à valeur constitutionnel d'intelligibilité des dispositions légales compte tenu de son imprécision et porte atteinte nécessairement à la liberté d'entreprendre que protège la constitution dès lors que l'interdiction revient à garantir de fait un monopole aux organisateurs d'événements pour organiser la revente de billets sur Le second marché.

La société EURO 2016 et l'UEFA considèrent que cette condition n'est pas remplie en l'espèce. Elles précisent que les sociétés VIAGOGO ne peuvent se fonder sur la décision du Conseil constitutionnel n° 2011- 625 DC du 10 mars 2011 portant sur la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (dite « LOPPSSI2 »), qui a notamment censuré l’article 53 de cette loi alors que l'article 313-6-2 du code pénal objet de la question prioritaire de constitutionnalité des Sociétés VIAGOGO est distinct de l'article 53 de la loi dite LOPPSI 2 de sorte que la décision du Conseil Constitutionnel n° 2011-625 DC du 10 mars 2011 ne saurait avoir autorité de la chose jugée à l'égard de l’arlicle 313-6:-2 du code pénal. Elles précisent en outre que cette décision ne saurait avoir la portée que feignent de lui donner les sociétés VIAGOGO puisque l’article 313-6-2 du code pénal a été rédigé à l’aune de la décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011 et en tenant compte des enseignements qui pouvaient en être tirés, Elles ajoutent que la volonté de renforcer le pouvoir de contrôle de l'organisateur sut la billetterie à travers l’article 313-6-2 du code pénal conforte l'objectif du législateur et atteste du parfait équilibre du texte pénal entre, d’une part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties et, d'autre part, les besoins de la prévention d'atteintes à l'ordre public et qu'après l'impératif de sécurité, il apparaît que l'exigence de protection du consommateur justifie le caractère approprié, nécessaire et proportionné du texte pénal critiqué et de sa conformité aux articles 4 et 8 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen.

La société EURO 2016 et l'UEFA font valoir que l'article 313-6-2 du code pénal ne viole pas le principe de légalité des délits et des peines ensemble l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d’intelligibilité de la loi, et ne saurait fonder le caractère sérieux de la question prioritaire de constitutionnalité soumise par les sociétés VIAGOGO et en concluent que celle-ci ne pourra être transmise à Ia Cour de cassation, faute de caractère sérieux. Elles ajoutent que l’article 313-6-2 du code pénal constitue un juste équilibre entre la liberté d'entreprendre, d'une part, et, d’autre part, le respect d’autrui, notamment par la prévention des atteintes à l’ordre public, telles que ces exigences résultant de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen selon lequel « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

Sur ce :

En l'espèce, il est constant qu'aux termes d'une décision n°2011-625 DC du 10 mars 2011, le Conseil constitutionnel a censuré l’article 53 de la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure dite LOPPSI 2 dont la rédaction était proche de celle de l'article 313-6-2 du code pénal, puisqu'il visait à insérer dans le code de commerce un article L. 443-2-1 punissant d'une amende de 15 000 euros «le fait, sans autorisation du producteur, de l'organisateur ou du propriétaire des droits d'exploitation d'une manifestation sportive, culturelle où commerciale, d'offrir, de mettre en vente ou d'exposer en vue de la vente, sur un réseau de communication au public en ligne, des billets d'entrée ou des titres d'accès à une telle manifestation pour en tirer un bénéfice », pour méconnaissance du principe de nécessité des délits et des peines.

Le Conseil constitutionnel a considéré « qu'en interdisant la revente, sans accord préalable des organisateurs, de billets d'entrée ou de titres d'accès, le législateur a entendu prévenir et réprimer les éventuels troubles résultant de la mise en échec des dispositions mises en œuvre pour certaines manifestations sportives et préserver les droits des producteurs, organisateurs ou propriétaires des droits d'exploitation d'une telle manifestation ; que, toutefois, en réprimant pour l'ensemble des manifestations culturelles, sportives ou commerciales la revente proposée ou réalisée sur un réseau de communication au public en ligne pour en tirer un bénéfice, le législateur s'est fondé sur des critères manifestement inappropriés à l'objet poursuivi ; que, dès lors, l'article 53 de la loi déférée méconnaît le principe de nécessité des délits et des peines : que, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, 1 doit être déclaré contraire à la Constitution ».

Aux termes du commentaire publié au cahier du Conseil constitutionnel il est ainsi précisé que la censure résulte de ce que cet article inclut dans le champ de la répression l’ensemble des manifestations culturelles, sportives où commerciales d'une part mais en réserve la répression à la seule revente effectuée par le moyen d’internet dans le but de faire un bénéfice, et que ce faisant « le texte contesté avait défini « des critères manifestement inappropriés à l'objet poursuivi » qui était de prévenir les troubles à l'ordre public lors des grandes rencontres sportives — l'achat de billets par des supporters indésirables ou la mise en échec des politiques de placement dans les tribunes n'étant avérés que clans ce cadre — et de préserver les droits des organisateurs — qui pouvaient également être atteints par la revente effectuée par d'autres biais qu'internet» .

Si lors de l'adoption de l'article 313-6-2 du code pénal, le législateur a expressément, lors des débats, pris en compte cette censure en apportant au texte une rédaction différente à celle de l'article 53, notamment en ce que la nouvelle incrimination n'est plus limitée à la seule revente « proposée ou réalisée sur un réseau de communication au publie en ligne pour en tirer un bénéfice », et que la différence entre les articles litigieux fait obstacle à attacher à la décision du Conseil constitutionnel une autorité de chose jugée, ce précédent, conduit à considérer que la question de la conformité de l'article 313-6-2 du code pénal, même modifié, au principe de nécessité des délits et des peines, n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

En outre, aux termes de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ». Cette liberté ne saurait elle- même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d'entreprendre de sorte qu'il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public, nécessaire à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figurent la liberté d'entreprendre protégée par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789,

En l'espèce, si l'article L. 333-1 du code des sports attribue à l'organisateur d'un évènement sportif l'exclusivité des droits attachés à l'évènement, et qu'il peut exercer ce droit en fixant lui-même le prix des billets et en les mettant sur le marché audit prix, la question de savoir si une fois les billets vendus par l'organisateur, et tous les autres droits d'exploitation conservés par ailleurs (droits audiovisuels de captation et de fixation notamment, droits dérivés sur le merchandising etc.), la commercialisation des droits lui ayant permis de bénéficier de son investissement, 1l peut se prévaloir de son monopole en faisant interdiction à d'autres de procéder à la revente des billets, sans même avoir égard aux mesures le cas échéant prises par les revendeurs ou celui qui contribue à mettre en œuvre une plateforme de revente pour garantir la sécurité des transactions, et si cela ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre, n'est pas non plus dépourvue de caractère sérieux.

Il ressort de l'ensemble de ces éléments que la disposition contestée étant au sens de l'article 23-2 précité « applicable au litige », n'ayant pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel et n'étant pas dépourvue de caractère sérieux, 1l y a lieu de transmettre à la Cour de cassation la question suivante : L'article 313-6-2 du code pénal porte-t-il atteinte au principe de nécessité des délits et des peines, au principe de légalité des délits, protégés par l'article 8 la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, ensemble l’objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d’intelligibilité de la loi qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, et à la liberté d’entreprendre garantie par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 ?

Sur les autres demandes des parties et les dépens ;

En application des dispositions de l'article 23-3 de l'ordonnance n°58- 1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, lorsqu'une question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu'à réception de la décision de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, du Conseil constitutionnel.

Le cours de l'instruction n'est pas suspendu et la juridiction peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires. En outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d'entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives pour les droits d'une partie, la juridiction qui décide de transmettre la question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement tranchés.

En l'espèce, aucun élément ne rend nécessaire que soient ordonnées des mesures provisoires où conservatoires, ni que des points du litige soient immédiatement tranchés.

Il sera donc sursis à statuer sur l'ensemble des demandes des parties, et les dépens seront réservés.

PAR CES MOTIFS :

Le tribunal, statuant publiquement, par jugement contradictoire, insusceptible de recours indépendamment du jugement sur le fond,

- ORDONNE la transmission à la Cour de cassation de la question suivante : L'article 313-6-2 du code pénal porte-t-il atteinte au principe de nécessité des délits et des peines, au principe de légalité des délits, protégés par l'article 8 la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, ensemble l’objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d’intelligibilité de la loi qui découle des articles 4, 5. 6 et 16 de la Déclaration de 1789, et à la liberté d'entreprendre garantie par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 ?

- DIT que le présent jugement sera adressé à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité ;

- DIT que les parties et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision ;

- ORDONNE LE SURSIS à statuer sur les demandes des parties dans l'attente soit de la décision de la Cour de cassation en cas de non lransfert dé la question prioritaire de constitutionnalité, sait de la décision du Conseil constitutionnel si cette question prioritaire de constitutionnalité lui est transmise par la Cour de cassation ;

- RESERVE les dépens ;

Fait et jugé à Paris le 13 Juillet 2018

Le Greffier Le Président