Tribunal de grande instance de Toulouse

Ordonnance du 23 juin 2016 n° 16/00405

23/06/2016

Renvoi

ORDONNANCE DU 23 Juin 2016

DOSSIER N : 16/00405

NAC:91C

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE TOULOUSE

POLE CIVIL - Fil 5

ORDONNANCE DU 23 Juin 2016

Monsieur SERNY, Juge de la mise en état

Rédigé par Monsieur UBERTI-SORIN, auditeur de justice

Madame GIRAUD, Greffier

DEBATS : à l'audience publique du 26 Mai 2016, les débats étant clos, l'affaire a été mise en délibéré au 23 Juin 2016, date à laquelle l'ordonnance est rendue .

DEMANDEURS

Mme [U B]

née le [DateNaissance 1] 1959 à [LOCALITE 2] ([...]), demeurant [adresse 3] - [LOCALITE 4]

représentée par Me Colette FALQUET, avocat au barreau de TOULOUSE, vestiaire : 123

M. [J B]

né le [DateNaissance 5] 1962 à [LOCALITE 6] ([...]), demeurant [adresse 7] - [LOCALITE 8]

représenté par Me Colette FALQUET, avocat au barreau de TOULOUSE, vestiaire : 123

Mme [A B épouse D], demeurant [adresse 9] - [LOCALITE 10]

représentée par Me Colette FALQUET, avocat au barreau de TOULOUSE, vestiaire : 123

Mme [V B], demeurant [adresse 11] - [LOCALITE 12]

représentée par Me Colette FALQUET, avocat au barreau de TOULOUSE, vestiaire : 123

DEFENDERESSE

DIRECTION REGIONALE DES FINANCES PUBLIQUES DE MIDI PYRENEES ET DU DEPARTEMENT, dont le siège social est sis [adresse 13] - [LOCALITE 14]

PARTIE INTERVENANTE

PROCUREUR DE LA REPUBLIQUE [adresse 15] - [LOCALITE 16]

Le 21 juin 2002, [O B] a consenti une donation-partage qui, pour la liquidation des droits de mutation à titre gratuit suite à son décès le [DateDécès 17] 2014, est tombée sous le coup le la règle du rappel des donations antérieures sur une durée de 15 ans, tel que prévu par les dispositions de l'article 784 du code général des impôts (CGI), applicables au moment du décès.

Compte tenu du fait que la donation-partage avait été réalisée au moment où le délai du rappel des donations antérieures était de 10 ans, délai réduit à 6 ans, puis reporté à 10 ans avec un système de lissage et enfin à 15 ans suite à l'entrée en vigueur de la loi de finances rectificative du 16 août 2012, les demandeurs ont estimé que les nouvelles dispositions fiscales ne leur étaient pas applicables et ont formulé une réclamation contentieuse auprès de l'administration des finances publiques qui a fait l'objet d'un rejet total en date du 19 novembre 2015.

Par acte d'huissier du 15 janvier 2016, [U B], [J B], [A B époux D] et [V B] ont fait assigner le directeur régional des finances publiques de Midi- Pyrénées et du département de la Haute-Garonne à comparaître devant le Tribunal de grande instance de TOULOUSE pour obtenir :

- l'annulation de la décision par laquelle l'administration des finances publiques a rejeté leur réclamation et corrélativement,

- la décharge, le dégrèvement et la restitution des droits acquittés sur les rappels des donations antérieures calculés sur une base taxable de 106 000 euros,

- l'allocation de 3 000 euros au titre de leurs frais de procédure, outre les entiers dépens.

Dans des conclusions séparées signifiées le 31 mars 2016, les demandeurs affirment, notamment sur le fondement des articles 16 et 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, que le mécanisme du rappel des donations antérieures tel que prévu par les dispositions de l'article 784 du code général des impôts issues des lois de finances rectificatives n° 2011-900 du 29 juillet 2011 et 2012-958 du 16 août 2012 ne serait pas conforme à la Constitution.

Les demandeurs estiment ainsi que les changements successifs de la durée du délai de rappel des donations antérieurement consenties constituent une atteinte au principe de sécurité juridique et de légitime confiance des contribuables alors que la loi fiscale antérieure aux lois de finances rectificatives contestées avait pour objectif de favoriser la transmission des richesses pour éviter sa concentration dans une population vieillie. Les demandeurs considèrent ainsi que la donation-partage consentie par leur tante l'a été en prenant en compte la législation fiscale alors en vigueur et que son changement est contraire au principe de sécurité juridique.

Pour ces raisons, les demandeurs sollicitent du tribunal qu'une question prioritaire de constitutionnalité soit soumise à la Cour de cassation sur la conformité des dispositions déjà citées à la Constitution, le Conseil constitutionnel ne s'étant jamais prononcé.

Par ordonnance du 14 avril 2016, le juge de la mise en état, en application des dispositions de l'article 126-4 du code de procédure civile, a ordonné la communication de la présente procédure au ministère public et a fixé au 26 mai 2016 l'audience d'incident.

Dans ses conclusions du 12 mai 2016, le ministère public estime que la demande de question prioritaire de constitutionnalité est recevable en la forme. En revanche, sur le fond du droit, il considère que la question posée ne revêt pas un caractère sérieux dès lors que le Conseil constitutionnel ne reconnaît pas l'existence d'un principe de confiance légitime et que le législateur est libre d'adopter des dispositions fiscales rétroactives dans la mesure où il ne prive pas de garanties légales les exigences constitutionnelles.

Dans ses conclusions en réponse du 18 mai 2016, l'administration des finances publiques considère que la demande de question prioritaire de constitutionnalité précitée n'est pas sérieuse et est donc irrecevable.

L'administration estime qu'en matière fiscale, le principe de sécurité juridique consiste à garantir aux contribuables de connaître les taux et modalités d'imposition au moment du fait générateur de l'impôt et que le parlement reste souverain pour déterminer les bases et taux d'imposition. Elle précise que l'article 784 du CGI qui fait obligation de rappeler les donations antérieures lors de la liquidation des droits relatifs à une nouvelle donation ou lors d'une succession, n'a pas pour effet de taxer les donations ainsi rappelées mais simplement de déterminer l'abattement auquel peut prétendre le contribuable suite à ce nouvel événement.

L'administration soutient également qu'aucune atteinte au principe de confiance n'est démontrée dès lors que les demandeurs pouvaient s'attendre à une modification de la législation fiscale dans le temps, le législateur n'étant pas lié pour l'avenir. En tout état, de cause, elle précise que les dispositions dont le caractère constitutionnel est contesté ont pourtant été adoptées dans l'intérêt général leur objectif étant de rééquilibrer l'allégement de l'impôt de solidarité sur la fortune avec le mécanisme du rappel des donations antérieures, ce dernier bénéficiant aux patrimoines les plus importants.

MOTIFS

Conformément aux dispositions de l'article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958, lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

Aux termes de l'article 23-2 de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, la juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux

Au cas présent, il apparaît que les dispositions de l'article 784 du code général des impôts issues des lois de finances rectificatives n° 2011-900 du 29 juillet 2011 et 2012-958 du 16 août 2012 sont applicables à la liquidation des droits de mutation à titre gratuit devenus exigibles au décès de Madame [O B] survenu le [DateDécès 18] 2014.

La question relative à la conformité à la constitution des dispositions précitées n'a pas été tranchée par le Conseil constitutionnel.

C'est donc uniquement le caractère sérieux du moyen invoqué qui est en débat.

Le législateur décide des bases et taux d'imposition applicables à une situation selon des critères qu'il détermine au moment du vote de la loi et qui peuvent évoluer selon objectifs différents et des modalités différentes qui dépendent de la politique qu'il entend suivre ; les citoyens n'ont donc aucun droit à la stabilité de règles d'imposition, mais un minimum de sécurité leur est du en vertu de critères constitutionnels. En l'espèce la difficulté provient :

- d'une part de ce que le décès, fait générateur premier de l'impôt, survient alors que la règle légale commande la réintégration des la valeur des donations reçues par actes notariés depuis moins de 15 ans,

- d'autre part que la donation constitue ainsi un autre fait générateur de l'imposition, à effets retardés et indissociable du décès postérieur qui en reste le fait principal, ce qui revient à introduire un élément de rétroactivité dans la loi nouvelle, indépendamment de l'inconnue que constituait la date le décès à la date de l'acte.

Par ailleurs, aux termes du III de l'article 7 de la loi de finances rectificative n° 2011-9000 du 29 juillet 2011, pour l'application du deuxième alinéa de l'article 784 du code général des impôts aux donations passées dans les dix années précédant l'entrée en vigueur de la présente loi, le législateur avait appliqué un système “de lissage” en faisant dépendre l'abattement sur la valeur des biens ayant fait l'objet de la donation et en le corrélant au temps écoulé depuis la donation ; c'est ainsi que les textes, en considération du rallongement du délai de rappel de 6 ans à 10 ans, avaient à cette occasion prévu les abattements

- de 10 % si la donation est passée depuis plus de six ans et moins de sept ans ;

- 20 % si la donation est passée depuis sept ans et moins de huit ans ;

- de 30 % si la donation est passée depuis huit ans et moins de neuf ans,

- 40 % si la donation est passée depuis neuf ans et moins de dix ans ou depuis dix ans,

Ce mécanisme de lissage prenait donc en compte l'effet rétroactif secondaire de l'allongement des délais de rappel fiscal des donations

Ce mécanisme n'a pas été reconduit par la législation résultant de la loi du 16 août 2012 ce qui permet d'estimer qu'il existe une question sérieuse portant sur la constitutionnalité de l’article 784 CGI issue de la loi du 2012-958 du 16 août 2012 en ce que cette nouvelle rédaction induit des effets rétroactifs sans les aménager selon la date des donations à prendre en compte, ceci à la différence d'une modification législative antérieure ayant déjà déjà augmenté ce même délai de rappel (de 6 à 10 ans) ; dès lors il peut être sérieusement soutenu que ces effets rétroactifs pourraient avoir des conséquences excessives dans leurs conséquences ou encore qu'ils pourraient être créateurs d'une rupture de légalité des citoyens devant les charges publiques.

En conséquence, la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par les demandeurs sera déclarée recevable et sérieuse et sera transmise à la Cour de cassation pour examen.

PAR CES MOTIFS

Le Tribunal, statuant après débats en audience publique, par jugement contradictoire, en premier ressort et prononcé par mise à disposition au Greffe,

DIT que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée est recevable en la forme ;

DIT que la question prioritaire de constitutionnalité posée en l'espèce présente un caractère sérieux en ce que l'article 784 CGI issue de la loi du 2012-958 du 16 août 2012 induit des effets rétroactifs qui, faute d’avoir été aménagés dans le temps et selon la date des actes taxable, pourraient être jugés excessifs dans leurs conséquences ou qui pourraient être créateurs d'une rupture de l'égalité des citoyens devant les charges publiques,

DIT que les parties doivent se conformer aux dispositions de l'article 126-9 du code de procédure civile,

SURSOIT par conséquent à statuer jusqu'à décision à rendre par la Cour de cassation sur la question qui lui est transmise par la présente ordonnance,

AVISE que la présente décision n'est pas susceptible de recours (article 126-7 du code de procédure civile).

RAPPELLE les dispositions de l'article 126-9 du code de procédure civile ainsi rédigé :

“Les parties disposent d'un délai d'un mois à compter de la décision de transmission pour faire connaître leurs éventuelles observations. Celles-ci sont signées par un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, dans les matières où la représentation est obligatoire devant la Cour de cassation.”

RAPPELLE les dispositions du premier alinéa de l'article L 126- 11 ainsi rédigé :

“Le président de la formation à laquelle l'affaire est distribuée ou son délégué, à la demande de l'une des parties ou d'office, peut, en cas d'urgence, réduire le délai prévu par articles 126-9 et 126-10"

RENVOIE l'affaire à l'audience de mise en état écrite du 24 novembre 2016,

RESERVE les dépens.

Le greffier

Le juge de la mise en état