Cour d'Appel de Paris

Arrêt du 12 mai 2016 n° 2015/02050

12/05/2016

Renvoi

COUR D'APPEL DE PARIS

34 quai des Orfèvres

75055 PARIS Cedex 01

N° Dossier : 2015/02050

N° BO : P112659022/6

Chambre 2 - Pôle 7

ARRET DE TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

N° de minute : 2

Le 12 mai 2016,

La Cour, composée lors des débats, du délibéré et du prononcé de l'arrêt de

Mme BOIZETTE, Président

Mme HEYTE, Président

Mme THOMAS, Conseiller

tous trois désignés en application des dispositions de l'article 191 du code de procédure pénale

GREFFIER :

Mme RUVEL, Greffier, lors des débats et du prononcé de l'arrêt

MINISTÈRE PUBLIC :

M. SEVERE JOLIVET, Avocat Général, lors des débats et lors du prononcé de l'arrêt ;

Vu les articles 23-1 et suivants de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

Vu les articles R. 49-21 à R. 49-29 du Code de Procédure Pénale ;

Par écritures reçues au greffe le 12 mars 2015, [A B épouse D] entend soulever une question prioritaire de constitutionnalité sur la conformité de l’article 153 du code de procédure pénale aux droits et libertés que la Constitution garantit, et plus précisément aux droits de la défense qui incluent notamment le droit à un procès équitable, garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, intégrée au préambule de la Constitution du 4 octobre 1958.

Au soutien de sa demande, [A B épouse D] fait valoir que :

- la question posée est d’application directe à la requête en annulation de pièces de la procédure dont est saisie la cour, puisque l’article 153 du code de procédure pénale, qui dispose que “Le fait que les personnes gardées à vue aient été entendues après avoir prêté serment ne constitue toutefois pas une cause de nullité de la procédure” est susceptible de lui être opposé dans le cadre de la requête en annulation de pièces de la procédure,

-il est constant et incontesté que les dispositions de l’article 153 du code de procédure pénale n’ont pas été soumises à l’examen du Conseil constitutionnel, ni lors de l'adoption de la loi du 9 mars 2004, ni ultérieurement par une question prioritaire de constitutionnalité,

- la question présente un caractère sérieux, en ce que l’hésitation est permise sur la compatibilité de l’article 153 avec la Constitution et plus précisément avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,

- sur le fondement de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le Conseil constitutionnel à consacré le principe du respect des droits de Ia défense, qui implique l'existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties,

- l'obligation de prêter serment pour les personnes gardées à vue et entendues en tant que témoins, dès lors qu’il n'existe pas à leur encontre des indices graves et concordants d’avoir participé aux faits dont le juge d'instruction est saisi, ou qu’elles ne sont pas nommément visées par un réquisitoire introductif, a été abolie par la loi du 9 mars 2004 ; or la Cour européenne des droits de l’homme a récemment jugé qu’une telle prestation de serment constituait une violation manifeste du droit à ne pas contribuer à sa propre incrimination et du droit de garder le silence, qui sont au coeur de la notion de procès équitable, consacrés par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (affaire [E] c. France, requête n° 1466/07, 14 octobre 2010, considérant 44),

- par application de l’article 153, l’audition d’une personne gardée à vue après qu’elle a prêté serment de dire “foute la vérité et rien que la vérité”, qui constitue pourtant une violation du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et de garder le silence, n’est sanctionnée par aucune nullité ; ces dispositions privent donc les personnes entendues en garde à vue qui ont prêté un tel serment de contester la validité de leurs auditions ; elles sont manifestement contraires aux principes des droits de la défense qui incluent notamment le droit à un procès équitable ; la question revêt incontestablement un caractère sérieux justifiant sa transmission à la Cour de cassation.

Par avis du 5 juin 2015, le procureur général indique qu’il ne peut que s’opposer à Ia transmission de cette question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation, le texte législatif critiqué ayant déjà été considéré comme conforme à la Constitution par décision du Conseil constitutionnel et la question étant dépourvue de moyen sérieux.

Le procureur général fait valoir que :

- la disposition contestée est applicable au litige, la requête en nullité portant sur la régularité de la mesure de garde à vue,

- l’article 153 a été modifié par l’article 104 de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 et le Conseil constitutionnel a déjà statué sur la constitutionnalité de cette disposition législative lorsqu'il a examiné la conformité de cette loi à la Constitution, ainsi que cela résulte de sa décision 2004-492- DC du 2 mars 2004 en son article 127 selon lequel, après avoir déclaré contraires à la Constitution certaines dispositions, il à ajouté : “il n'y a pas lieu, pour le Conseil constitutionnel, de soulever d'office aucune autre question de conformité à la Constitution”,

- la question posée ne caractérise en rien un changement de circonstances au sens de l'ordonnance du 7 novembre 1958,

- la question posée ne présente pas un caractère sérieux dans la mesure où elle se contente d’interroger sur la conformité de l’article 153 à Ia Constitution, alors que le Conseil constitutionnel a déjà, à l’occasion du processus législatif, considéré ce texte comme conforme à la Constitution.

Par mémoire de son avocat déposé au greffe le 9 mars 2016, [A B] épouse [D] demande à la chambre de l’instruction de :

- constater que la question soulevée est applicable à la procédure dont elle est saisie,

- constater que la question soulevée porte sur des dispositions législatives qui n’ont pas été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et Le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel,

- constater que la question soulevée présente un caractère sérieux,

- transmettre à la Cour de cassation dans les délais et conditions requis la question prioritaire de constitutionnalité ainsi soulevée afin que celle-ci la transmette au Conseil constitutionnel pour qu’il relève l’inconstitutionnalité des dispositions contestées, prononce leur abrogation et fasse procéder à la publication qui en résultera,

- surseoir à statuer dans l’attente de l’issue définitive de cette question prioritaire de constitutionnalité.

[A B épouse D] ajoute à son mémoire initial que :

- contrairement à ce que soutient le parquet général, l’article 153 n’a pas été déclaré conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2004-492 du 2 mars 2004 ; à cette occasion, le Conseil constitutionnel a examiné plusieurs points litigieux de la loi mais n’a pas été saisi de la question de la conformité à la Constitution de l’article 104 de la loi qui a modifié l’article 153 du code de procédure pénale,

- la condition posée par l’article 23-2-2° de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 exige que la disposition contestée n’ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, c’est-à-dire après un contrôle de constitutionnalité effectif qui n’a pas eu lieu en l'espèce et la question prioritaire de recevabilité est recevable.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

Sur la recevabilité de la demande d'examen de la question prioritaire de constitutionnalité :

Considérant que le moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution a été présenté dans un écrit distinct et motivé ;

Que la demande est recevable ;

Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation :

Considérant que conformément à l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, il ressort de la procédure que la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites, dès lors que la chambre de l'instruction est saisie d’une requête en nullité de procès-verbaux d’interrogatoire d’une personne placée en garde à vue sur commission rogatoire par application des dispositions combinées des articles 62-2 à 64-1, 153 et 154 du code de procédure pénale et ayant prêté serment ;

Considérant que la disposition critiquée n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs ou le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel ;

Considérant qu’il résulte des dispositions combinées des articles 62-2 à 64-1, 153 et 154 du code de procédure pénale dans leur rédaction actuelle que le placement en garde à vue d’une personne dans le cadre de l’exécution d’une commission rogatoire suppose qu’il existe à son encontre une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement ;

Que l’article 153 alinéa 3 du code de procédure pénale dispose :

“L'obligation de prêter serment et de déposer n'est pas applicable aux personnes gardées à vue en application des dispositions de l'article 154. Le fait que les personnes gardées à vue aient été entendues après avoir prêté serment ne constitue toutefois pas une cause de nullité de la procédure. ”;

Considérant qu’il résulte de l’article 171 du code de procédure pénale qu’il y a nullité lorsque la méconnaissance d’une formalité substantielle prévue par une disposition du présent code ou toute autre disposition de procédure pénale a‘porté atteinte aux intérêts de la partie qu’elle concerne ;

Considérant que les droits de la défense incluent le droit pour toute personne de ne pas contribuer à sa propre incrimination, ce droit étant protégé par les dispositions de l’article 681 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 14$3 g du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dispositions de procédure pénale directement applicables ; que le fait d’entendre une personne gardée à vue sous serment, lequel implique que celle-ci, si elle s ‘exprime, dise la vérité, est incompatible avec ce droit ;

Que la dernière phrase de l’alinéa 3 de l'article 153 du code de procédure pénale revient à exclure la sanction de la nullité en présence de la méconnaissance de dispositions de procédure pénale de nature à faire grief ;

Considérant que le respect des droits de la défense constitue l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et inclus dans les droits et libertés que la Constitution garantit ;

Considérant qu’en conséquence, la question prioritaire de constitutionnalité soulevée n’est pas dépourvue de caractère sérieux ;

Qu'il y a lieu de transmettre à la Cour de cassation la question suivante :

“La dernière phrase de l'alinéa 3 de l’article 153 du code de procédure pénale porte-t-elle atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et précisément au droit pour toute personne de ne pas s’auto-incriminer inclus dans le principe de respect des droits de la défense qui constitue l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ?”

Considérant qu’en application de l’article 23-3 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, il y a lieu de surseoir à statuer sur la requête en nullité (dossier n° 2015-01650) ;

PAR CES MOTIFS

La Cour,

statuant en chambre du conseil,

par décision contradictoire à signifier non susceptible de recours

Ordonne la transmission à la Cour de cassation de la question suivante :

“La dernière phrase de l'alinéa 3 de l’article 153 du code de procédure pénale porte-elle atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et précisément au droit pour toute personne de ne pas s’auto-incriminer inclus dans le principe de respect des droits de la défense qui constitue l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ?”

Dit que la présente décision sera adressée à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les observations du ministère public et les mémoires de [A B] relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité ;

Sursoit à statuer sur la requête en nullité (dossier n° 2015-01650)

Dit que l’affaire sera rappelée à l'audience ultérieurement, lorsque la Cour de cassation ou le Conseil constitutionnel auront informé la chambre de l’instruction de leur décision

Dit que les parties comparantes et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision

Dit que les parties non comparantes seront avisées par lettre recommandée avec accusé de réception

LE GREFFIER