Cour d'Appel de Versailles

Arrêt du 18 juin 2015, DOSSIER : 15/00001

18/06/2015

Renvoi

COURS D'APPEL

DE VERSAILLES

5, Rue Carnot RP 1113

78011 VERSAILLES CEDEX

14e chambre

ARRÊT DU 18/06/2015

TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ

DOSSIER : 15/00001

N° Minute : 309

Demandeur à la question prioritaire :

SAS FOOT LOCKER FRANCE

N° SIRET : [N° SIREN/SIRET 1]

124 rue de Verdun

92800 PUTEAUX

Représentée par Me Patricia MINAULT de la SELARL MINAULT PATRICIA, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire 619

assistée de Me Ghislain BEAURE D’AUGERES, avocat au barreau des HAUTS-DE-SEINE

Défendeur :

SAS TECHNOLOGIA

N° SIRET : [N° SIREN/SIRET 2]

42-44 rue de Paradis

[LOCALITE 3]

Représentée par Me Christophe DEBRAY, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire 627 assistée de Me Maxime ABDELAZIZ, avocat substituant Me Judith KRIVINE, avocat au barreau de PARIS

Avis du Ministère public : le 26 Février 2015

L'affaire à été débattue à l’audience publique du 6 mai 2015, Monsieur Jean-Michel SOMMER, président, ayant été entendu en son rapport, devant la cour composée de :

Jean-Michel SOMMER, président,

Véronique CATRY, conseiller,

Maïté GRISON-PASCAIL, conseiller,

qui en ont délibéré,

assisté de Agnès MARIE, greffier

En présence du Ministère Public : Jacques CHOLET, avocat général entendu en ses observations orales.

FAITS ET PROCÉDURE,

Par une ordonnance du 22 juin 2012, le président du tribunal de grande instance de Nanterre, statuant en la forme des référés, a débouté la société Foot Locker France de sa contestation d’une délibération de son CHSCT du 23 mars 2012 qui avait confié une mission d'expertise à la société Technologia.

Le 27 mars 2013, cette cour a annulé la délibération du CHSCT.

Le cabinet Technologia a déposé son rapport d’expertise le 13 juin 2013, puis a présenté à la société Foot Locker France le solde de sa facture.

Devant le refus de l’entreprise de régler les sommes demandées, la société Technologia a fait assigner le 7 mars 2014 la société Foot Locker France devant la même juridiction, en la forme des référés, aux fins de la voir condamner au paiement de la somme de 21 367,87 euros en principal au titre de sa facturation pour l’expertise réalisée.

Le 11 juin 2014, le premier juge a refusé de transmettre à la Cour de cassation une question prioritaire de constitutionnalité présentée par la société Foot Locker.

Par ordonnance du 19 juin 2014, il a débouté la société Technologia de l’ensemble de ses demandes, l’a condamnée à restituer à la société Foot Locker la somme de 51 283 euros et à lui payer la somme de 3000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Par déclaration du 7 juillet 2014, la société Technologia a relevé appel de l’ordonnance du 19 juin 2014.

À l’occasion de l’instance en cours, la société Foot Locker France à, par un écrit distinct et motivé du 12 février 2015, présenté une question prioritaire de constitutionnalité ainsi libellée :

“ Les dispositions de l'article L. 4614-13 du code du travail et l'interprétation jurisprudentielle constante y afférente sont-elles contraires aux principes constitutionnels de liberté d'entreprendre et/ou de droit à un procès équitable lorsqu'elles imposent à l'employeur de prendre en charge les honoraires d'expertise du CHSCT notamment au titre d’un “risque grave ”, alors même que la décision de recours à l'expert a été judiciairement (et définitivement) annulée ? ”.

La société Foot Locker expose essentiellement :

- que la question, qui porte sur la constitutionnalité de la portée effective de l'interprétation jurisprudentielle que donne la Cour de cassation de l’article L. 4614-13 du code du travail, est recevable ;

- qu’en jugeant, le 15 mars 2013, que l'employeur devait, en application de cet article L. 4614-13, supporter le coût de l’expertise dont l’annulation avait été ultérieurement prononcée, la Cour de cassation a donné de cette disposition une interprétation qui méconnaît le principe de la liberté d’entreprendre, issu de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et du décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791, ainsi que le droit à un procès équitable garanti par l’article 16 de la même Déclaration.

En réplique, la société Technologia s’oppose à la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité en soutenant principalement :

- que la question prioritaire se heurte à l’autorité de la chose jugée, l’ordonnance rendue le 11 juin 2014 ayant refusé de transmettre cette question, qui n’a fait l’objet d’aucun recours ;

- que la question prioritaire est également irrecevable en ce qu’elle porte sur l'interprétation jurisprudentielle des effets de la nullité d’un acte ;

- qu’en toute hypothèse, la question prioritaire est dépourvue de caractère sérieux ; la société Foot Locker ne démontre n1 l’existence d’une atteinte à la liberté d'entreprendre ni d’une atteinte au droit au procès équitable.

La présente affaire a été communiquée au ministère public, qui a fait connaître oralement son avis à l’audience.

Celui-ci conclut à la recevabilité en la forme de la question prioritaire de constitutionnalité et au rejet de la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée. I] considère que la question porte bien sur l’interprétation jurisprudentielle d’une disposition législative et que, si l'atteinte alléguée à la liberté d’entreprendre ne lui paraît pas établie, le moyen pris d’une méconnaissance du droit au procès effectif lui semble en revanche sérieux.

MOTIFS DE LA DÉCISION,

I- Sur la recevabilité du moyen :

À - Sur la fin de non-recevoir prise d’une méconnaissance de l'autorité de la chose jugée

Le moyen d’inconstitutionnalité est présenté dans un écrit distinct et motivé à l’occasion d’un recours formé contre une décision réglant le principal, dans une instance ayant donné lieu à un refus de transmettre la question prioritaire, conformément aux exigences des articles 23-2 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 et 126-2 du code de procédure civile.

L’ordonnance du 11 juin 2014, qui a refusé de transmettre la question, n’était susceptible d’aucun recours, en application de l’article 23-2 précité et 1l ne peut être opposé à la société Foot Locker une fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée par cette décision alors que la loi prévoit expressément la possibilité de contester le refus de transmission à l’occasion du recours formé contre la décision tranchant tout ou partie du principal.

B - Sur la fin de non-recevoir prise de ce que la question ne porterait pas sur une disposition législative

Îl est acquis qu’en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition.

Dans son arrêt rendu le 15 mai 2013 (Bull. V, n° 125, pourvoi n° 11-24.218), la chambre sociale de la Cour de cassation a décidé, au visa de l’article L. 4614-13 du code du travail et par application de ce texte, de faire supporter à l’employeur le coût de l’expertise à laquelle un comité d'hygiène, de sécurité et des relations du travail décide de recourir, quand bien même cette expertise aurait été annulée ultérieurement par le juge.

Ce n’est donc pas, contrairement à ce qui est soutenu par la société Technologia, exclusivement la règle jurisprudentielle énoncée par la Cour de cassation qu’il est demandé de soumettre au contrôle de constitutionnalité, mais bien la portée effective que donne à l’article L. 4614-13 du code du travail l’interprétation que fait la Cour de cassation de ce texte.

Quoique cette jurisprudence ne résulte que d’une seule décision de la Cour de cassation, l'arrêt du 15 mai 2013 a été publié au bulletin des arrêts de la Cour et largement commenté dans plusieurs revues.

Elle doit être regardée comme constituant à ce jour la doctrine de la Cour de cassation sur la portée effective qu’il convient de donner de l’article L. 4614-3 du code du travail.

Cette fin de non-recevoir sera parallèlement rejetée.

II - Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation :

L'article 23-2 de l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 dispose que la juridiction transmet sans délai la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies :

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites

La condition d’applicabilité au litige de la disposition contestée ne fait pas grande difficulté au cas d’espèce, dès lors que la demande de la société Technologia tend, en application de l’article L. 4614-13 du code du travail, à la prise en charge de ses frais d’expertise par l’employeur, la société Foot Locker.

Il est vrai que l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 1S mai 2013 a été rendu dans une hypothèse où l’expertise litigieuse avait été décidée par le CHSCT sur le fondement du 2° de l’article L. 4614-12 du code du travail, en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, et que le conclusif de l’arrêt justifie la censure prononcée notamment par la circonstance qu’il ne pouvait être reproché à l'expert, tenu en l’espèce de respecter un délai pour exécuter la mesure, un manquement à ses obligations en accomplissant sa mission avant que la cour d’appel ne se soit prononcée.

L'article R. 4614-18 du code du travail prévoit en effet que l’expertise faite en application du 2° de l’article L. 4614-12 doit être réalisée dans le délai d’un mois qui peut être prolongé sans excéder quarante-cinq jours.

Or, dans la présente affaire, l’expertise a été décidée sur le fondement de l’article L. 4614- 12 1° pour risque grave. Dans ce cas, le délai imparti à l’expert pour accomplir sa mission par l’article R. 4614-18 n’est pas applicable.

Cependant, l’expertise doit également être diligentée en ce domaine avec célérité.

Au surplus, la Cour de cassation fonde aussi sa décision sur l’absence de possibilité effective de recouvrement par l’expert de ses honoraires contre le comité qui l’a désigné, faute de budget, pouvant permettre cette prise en charge.

Et il ne ressort pas avec certitude de l’arrêt que la Cour de cassation donnerait de l’article L. 4614-13 du code du travail une interprétation différente de celle qu’elle en a faite en présence d’une expertise décidée en application du 1° de l’article L. 4614-12, en l’absence d’abus du CHSCT et de faute de reprochée à l’expert.

L'article L. 4614-13 du code du travail, tel qu’il est interprété par la Cour de cassation, est applicable au litige.

2° La disposition critiquée n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances

Il ressort des vérifications faites sur le site du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation que l’article L. 4614-13 du code du travail n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel.

La Cour de cassation n’est par ailleurs pas actuellement saisie de cette question.

3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux

Le moyen d’inconstitutionnalité présenté est pris d’une atteinte à la liberté d'entreprendre et au droit à un procès équitable

a) la liberté d’entreprendre

Au soutien de son mémoire, la société Foot Locker reconnaît que le fait que l'employeur soit tenu de prendre en charge les honoraires d’expertise décidés par le CHSCT relève de l’exigence constitutionnelle de la participation des travailleurs, par l’intermédiaire de leurs délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises, mais elle considère que ce droit ne saurait imposer la prise en charge par l'employeur des honoraires, lorsque l’expertise ne se rattache pas à l’application du code du travail, et qu’il n’est pas acceptable que la conciliation des libertés d’entreprendre de l’entreprise et du cabinet d'expertise se règle à la faveur exclusive de ce dernier.

La valeur constitutionnelle et le rattachement à l'article 4 de la Déclaration de 1789 de cette liberté ont été reconnus par le Conseil constitutionnel. (81-132 DC, 16 janvier 1982, cons. 16, Journal officiel du 17 janvier 1982, page 299, Rec. p. 18) qui juge, de façon constante, qu’il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi. (2010-55 QPC, 18 octobre 2010, cons. 4, Journal officiel du 19 octobre 2010, page 18695, texte n° 82, Rec. p. 291; commentaire aux cahiers du Conseil de la décision n° 2014-373 QPC du 4 avril 2014 Société Sephora).

La société Technologia fait cependant justement observer que la société Foot Locker n’explique pas avec suffisamment de précision en quoi l’obligation pour l’employeur de régler les frais d’une expertise décidée par le CHSCT se heurterait voire limiterait la liberté d’entreprendre et/ou la liberté du commerce et de l’industrie qui en est le corollaire.

Au surplus et à supposer qu’il résulte de l’article L. 4614-13 du code du travail et de son interprétation jurisprudentielle une atteinte à cette liberté constitutionnellement garantie, une telle limitation pourrait être justifiée par l’intérêt général résultant du droit à la participation des travailleurs à la détermination de leurs conditions de travail, lui-même constitutionnellement protégé.

Ce grief n’est pas à lui seul suffisamment sérieux pour justifier une transmission de la question.

b) le droit à un procès effectif et au procès équitable

L'article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, selon lequel “Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution”, garantit le droit des personnes intéressées d’exercer un recours juridictionnel effectif ainsi que le droit à un procès équitable.

L’effectivité du recours juridictionnel implique le droit pour le justiciable qui a gagné son procès à l’exécution effective de la décision qu’il a obtenue en sa faveur. Il est légitime de s’interroger sur l’effectivité d’une décision d’annulation d’une expertise qui oblige la partie qui en a obtenu l’annulation d’en Supporter le coût.

Il s’ensuit que le moyen présenté, en ce qu’il soutient qu’en dépit de l’annulation de la décision d’expertise, l'employeur doit supporter le coût de cette expertise, n’est pas dépourvu de sérieux.

Il y a donc lieu de transmettre la question à la Cour de cassation. En application de l’article 23-3 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958, il est sursis à statuer sur le principal par arrêt séparé de ce jour jusqu’à réception de la décision de la Cour de cassation ou. s’il a été saisi, du Conseil constitutionnel.

PAR CES MOTIFS,

La cour,

Statuant par arrêt contradictoire, non susceptible de recours,

Ordonne la transmission à la Cour de cassation de la question suivante :

“ Les dispositions de l’article L. 4614-13 du code du travail et l'interprétation jurisprudentielle constante y afférente sont-elles contraires aux principes constitutionnels de liberté d'entreprendre et/ou de droit à un procès équitable lorsqu'elles imposent à l'employeur de prendre en charge les honoraires d'expertise du CHSCT notamment au titre d'un “risque grave”, alors même que la décision de recours à l'expert a été judiciairement (et définitivement) annulée ?”

Dit que le présent arrêt sera adressé à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec le mémoire et les conclusions des parties relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité;

Dit que les parties et le ministère public seront avisés par tout moyen et sans délai de la présente décision conformément à l’article 126-7 du code de procédure civile.

Réserve les dépens.

Arrêt prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile et signé par Monsieur Jean-Marie SOMMER, président et par Madame Agnès MARIE, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Le GREFFIER,