Tribunal mixte de commerce de Papeete

Jugement du 11 mai 2015, RG 2015 000210

11/05/2015

Renvoi

TRIBUNAL MIXTE DE COMMERCE DE PAPEETE

AUDIENCE DU 11 MAI 2015

JUGEMENT DE TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

N°MINUTE 224

RG 2015 000210

DEMANDEUR :

[A F C D], demeurant à [LOCALITE 1] [LOCALITE 2] ;

Ayant constitué Me François QUINQUIS, avocat au barreau de Papeete ; Comparant et plaidant par ce dernier ;

DEFENDEUR :

Me [X Y] , liquidateur judiciaire de la SARL KELLY à l'enseigne magasin Fichon, BP 4552-98713 PAPEETE ;

Comparant ;

COMPOSITION DU TRIBUNAL :

Lors des débats à l’audience publique du 13/04/2015

Président : Bernard FOUQUERÉ,

Juges Consulaires Assesseurs : Clotilde VIRMAUX

Heïrangi NOUVEAU

Poema PIDOUX ,

Greffier : Ghislaine WAN-CHANG

En présence de José THOREL, Procureur de la République

PROCEDURE :

Demande d'examen de la question prioritaire de constitutionnalité déposée par un écrit distinct et motivée à l'audience du 23/02/2015 par [A F] et enregistrée sous le rôle 2015 000210

Vu l'avis du ministère public en date du 04/03/2015

JUGEMENT : audience publique, contradictoire et par décision insusceptible de recours ;

Le tribunal a rendu la décision suivante :

FATTS, PROCEDURE, PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Par jugements en date des 22 avril 2013 et 24 juin 2013, le tribunal mixte de commerce de Papeete a successivement placé la SARL KELLY, exploitante d’un commerce à l’enseigne Magasin Fichon, en redressement judiciaire et en liquidation judiciaire.

Le passif a été arrêté à la somme de 249.601.861 FCP, notamment en raison d’une importante dette fiscale, et l’actif recouvré s’est élevé à la somme de 634.163 FCP.

Suivant acte en date du 11 août 2014, le liquidateur judiciaire a assigné [F A], cogérant de la SARL KELLY, devant le tribunal mixte de commerce de Papeete afin qu’en raison de l’omission de déclarer l’état de cessation des paiements dans le délai de quinze jours et en raison du défaut de tenue d’une comptabilité celui-ci soit placé, sur le fondement de l’article L 624-5 du Code de commerce, personnellement en liquidation judiciaire et, sur le fondement de l’article L 625-4 du Code de commerce, en faillite personnelle pour une durée de quinze années .

Par conclusions déposées le 23 février 2015, [F A] a sollicité du tribunal qu'il saisisse la Cour de cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur L 624-5 du Code de commerce, dans sa version applicable en Polynésie française, rédigé comme suit :

I En cas de redressement judiciaire ou de liquidation d'une personne morale, le tribunal peut ouvrir une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire à l'égard de tout dirigeant de droit ou de fait, rémunéré ou non, contre lequel peut-être relevé un des faits ci-après:

1° Avoir disposé des biens de la personne morale comme des siens propres;

2° Sous le couvert de la personne morale masquant ses agissements, avoir fait des actes de commerce dans un intérêt personnel.

3° Avoir fait des biens ou du crédit de la personne morale un usage contraire à l'intérêt de celle-ci à des fins personnelles ou pour favoriser une autre personne morale ou entreprise dans laquelle il était intéressé, directement ou indirectement;

4° Avoir poursuivi abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale;

5° Avoir tenu une comptabilité fictive ou fait disparaître des documents comptables de la personne morale ou s'être abstenu de tenir toute comptabilité conforme aux règles légales;

6° Avoir détourné ou dissimulé tout ou partie de l'actif ou frauduleusement augmenté le passif de la personne morale,

7° Avoir tenu une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions légales .

II En cas de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire prononcé en application du présent article , le passif comprend, outre le passif personnel, celui de la personne morale.

III La date de cessation des paiements est celle fixée par le jugement d'ouverture du redressement judiciaire ou de la liquidation judiciaire de la personne morale.

IV L'action se prescrit par trois ans à compter du jugement qui arrête le plan de redressement de l'entreprise ou, à défaut, du jugement qui prononce la liquidation judiciaire .

À l’appui de sa demande :il soutient qu’en conséquence de la loi du 26 juillet 2005 et de l’ordonnance du 18 décembre 2008, le législateur métropolitain a Ôté au tribunal toute possibilité de prononcer l’ouverture d’une procédure collective à l’encontre d’un dirigeant afin de mettre en application le principe de dissociation du sort du dirigeant et du sort de l’entreprise.

Il ajoute que l’article L 624-5 susvisé est en contradiction avec plusieurs principes constitutionnels :

- La liberté d'entreprendre puisque l'extension de la procédure collective peut être prononcée à l’égard d’une entreprise économiquement saine ;

- Le respect du droit de propriété puisque l'ouverture de la procédure collective n’est pas la conséquence du constat d’un état de cessation des paiements ;

- Le principe de la nécessité et de la proportionnalité des peines prévu par l’article 8 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, puisque le dirigeant social est tenu de l’intégralité du passif indépendamment de l’importance des fautes commises par lui dans la gestion de son entreprise .

Le liquidateur judiciaire a accepté qu’il soit fait droit à la requête.

Le procureur de la République a soutenu que la question présente un intérêt et mérite d’être transmise à la Cour de cassation.

MOTIVATION DE LA DECISION

En application de l’article 23-2 de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 la question prioritaire de constitutionnalité peut être transmise par le juge judiciaire à la Cour de cassation si, d’une part, la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure et si, d’autre part, la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

1) Sur l’applicabilité à la procédure de l’article L 624-5 du Code de commerce

Cet article est incontestablement applicable à la procédure puisqu'il constitue le fondement juridique de la demande du liquidateur judiciaire tendant à l'ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire contre le gérant de la SARL KELLY .

2) Sur le caractère sérieux de la question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article L 624-S du Code de commerce

La mesure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, prévue par l’article L 624-5 du Code de commerce, dans sa version applicable en Polynésie française, est la conséquence non d’un état de cessation des paiements mais du constat préalable d’une faute de gestion et la procédure collective qui en résulte concerne la totalité du patrimoine du dirigeant social .

En ce qu’il permet l’ouverture d’une procédure collective et en ce qu’il prive, partant, un dirigeant social de la libre gestion ou de la propriété de son patrimoine sans constat préalable d’un état de cessation des paiements cet article semble a priori contrevenir à la protection accordée au droit de propriété par l’article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

En ce qu'il autorise l’engagement de la totalité du patrimoine du dirigeant social sans permettre au tribunal de moduler sa décision en fonction de l'importance des fautes de gestion commises par celui-ci, cet article semble a priori méconnaître le principe de proportionnalité des peines énoncé par l’article & de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

La question prioritaire de constitutionnalité étant a priori sérieuse il y a donc lieu de saisir la Cour de cassation .

Cette question apparaît d’autant plus sérieuse que l’article L 624-5, dans sa version applicable en Polynésie française, a été abrogé en France métropolitaine non seulement en raison de l’atteinte qu’il portait a priori aux principes constitutionnels susvisés mais également en raison de la nécessaire distinction entre le sort de l’entreprise et le sort de son dirigeant et que ne subsiste à l’heure actuelle, sur le fondement de l’article L 651-2 du Code de commerce applicable en France métropolitaine, que la possibilité de prononcer le comblement de passif en cas d’insuffisance d’actif et de moduler la sanction en fonction de l’importance des fautes constatées.

DECISION

Statuant publiquement, contradictoirement et par décision insusceptible de recours,

Ordonne la transmission à la Cour de cassation de la question prioritaire de constitutionnalité posée par [F A] afférente au caractère inconstitutionnel de l’article L 624-5 du Code de commerce, dans sa version applicable en Polynésie française, au regard des articles 8 et 17 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 ;

Prononce le sursis à statuer sur les demandes présentées par le liquidateur Judiciaire contre [F A] ;

Réserve les dépens .

Ainsi fait, jugé et prononcé les jour, mois et an que dessus et ont signé le Président Bernard FOUQUERE et le Greffier Ghislaine WAN-CHANG présente lors du prononcé ;

Le Président

Bernard FOUQUERÉ

Le Greffier

Ghislaine WAN-CHANG