Cour d'Appel de Paris

Arrêt du 16 avril 2015, RG n° 13/32279

16/04/2015

Renvoi

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 3 - Chambre 3

ARRÊT DU 16 AVRIL 2015

(n° 214, 6 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : 13/13424

Décision déférée à la Cour : Jugement du 31 Mai 2013 -Tribunal de Grande Instance de PARIS - RG n° 13/32279

APPELANT

M. [E-F G]

[adresse 1]

[LOCALITE 2]

Représenté par Me Frédéric LALLEMENT de la SCP SCP BOLLING - DURAND - LALLEMENT, avocat au barreau de PARTS, toque : P0480,

Assisté de Me Florence ACHACHE, avocat au barreau de PARIS, toque : RO88

INTIMÉE

Mme [I K]

née le [DateNaissance 3] 1943 à [LOCALITE 4] ([LOCALITE 5])

[adresse 6]

[LOCALITE 7]

Représentée et assistée de Me Nathalie MAYA-AVRIL, avocat au barreau de PARIS, toque : L0239

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 19 Mars 2015, en chambre du conseil, devant la Cour

composée de :

Mme Frédérique BOZZIT, Président de chambre

M. Christian RUDLOPFF, Président

Mme [A-B C-D], Conseiller

qui en ont délibéré

Greffier, lors des débats : Véronique LAYEMAR

ARRET :

- contradictoire,

- par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

- signé par Mme Frédérique BOZZT, président et par Mme Véronique LAYEMAR, greffier.

Par jugement définitif rendu le S juillet 1994, le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Paris a notamment :

- prononcé le divorce de M. [E-F G] et Mme [I K],

- et condamné M. [E-F G] à payer à Mme [I K] une rente mensuelle de 914,69 € (6 000 francs), avec indexation annuelle, à titre d'indemnité exceptionnelle.

Par jugement rendu le 31 mai 2013, auquel la cour se réfère pour plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions initiales des parties, le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Paris a :

- déclaré M. [E-F G] irrecevable en sa demande de suppression de la rente mensuelle dont il est redevable,

- rejeté la demande en paiement de la somme de 12 261,13 € formée par Mme [I K],

- condamné M. [E-F G] à payer à Mme [I K] la somme de 800 € sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,

- et condamné M. [E-F G] aux dépens.

M. [E-F G] a interjeté appel par déclaration en date du 3 juillet 2013.

Mme [I K] a constitué avocat.

Par mémoire distinct de ses écritures déposé le 9 décembre 2014, M. [E-F G] soulève une question prioritaire de constitutionnalité et prie la cour de transmettre à la Cour de cassation la question ainsi rédigée : « prendre acte de la question prioritaire de constitutionnalité portant sur la disposition de l'article 280-1 du Code civil pour violation des (articles 1, 2, 6, 13 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, 10ème et 1 1ème alinéas du préambule de la Constitution de 1946) constitutionnellement garantis».

Au soutien de cette question, M. [E-F G] expose principalement :

- que l'article 280-1 ancien du Code civil prévoyait que l'époux aux torts exclusifs duquel le divorce était prononcé n'avait droit à aucune prestation compensatoire ;

- que toutefois, 1] pouvait obtenir une indemnité à titre exceptionnel, si, compte tenu de la durée de la vie commune et de la collaboration apportée à la profession de l'autre époux, il apparaissait manifestement contraire à l'équité de lui refuser toute compensation pécuniaire à la suite du divorce ;

- Que la prestation compensatoire a été substituée à l'indemnité due à titre exceptionnel par la loi n° 2044-439 du 26 mai 2004 ;

- que l'article 276-3 du Code civil, tel que résultant de cette loi, instaure la possibilité de réviser, suspendre ou supprimer la prestation compensatoire fixée sous forme de rente en cas de changement important dans les ressources ou les besoins de l'une ou l'autre des parties ;

- que l'article 33-VT de la loi du 26 mai 2004 prévoit que les rentes viagères fixées par le juge ou par convention avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2000-596 du 30 juin 2000 relative à la prestation compensatoire en matière de divorce, peuvent être révisées, suspendues ou supprimées à la demande du débiteur ou de ses héritiers lorsque leur maintien en l'état procurerait au créancier un avantage manifestement excessif au regard des critères posés à l'article 276 du Code civil ;

- que les dispositions de l'article 280-1 ancien du Code civil, qui sont applicables au litige, apparaissent contraires au droit de mener une vie familiale normale et à l'égalité des époux devant la loi, droits constitutionnellement garantis, dans la mesure où la jurisprudence considère que l'indemnité exceptionnelle prévue par ce texte n'est pas révisable, contrairement à la prestation compensatoire fixée sous forme de rente viagère.

Par mémoire signifié le 16 mars 2015, Mme [I K] conclut au rejet de la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité posée par M. [E-F G] en répliquant essentiellement :

- que les dispositions de l'article 280-1 ancien du Code civil ont été abrogées par la loi du 26 mai 2004 :

- qu'une éventuelle décision disant celles-ci non conformes à la Constitution ne pourrait donc avoir aucune conséquence sur le jugement définitif du juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Paris du 5 juillet 1994, ayant fixé l'indemnité exceptionnelle en cause en raison de l'autorité de la chose jugée s'attachant à ce jugement ;

- que M. [E-F G] est mal fondé à invoquer les dispositions instaurant une possibilité de révision ou de suspension de la prestation compensatoire pour prétendre que l'impossibilité de réviser ou de suspendre l'indemnité exceptionnelle dont il est redevable porterait atteinte au principe d'égalité devant la loi ;

- qu'en effet, la prestation compensatoire et l'indemnité exceptionnelle de l'article 280-1 ancien du Code civil ont des fondements, des critères d'application et des objectifs différents ;

- qu'il n'est donc pas anormal que les débiteurs d'une prestation compensatoire et d'une indemnité exceptionnelle soient placés dans des situations juridiques différentes ;

- que par ailleurs, la loi du 26 mai 2004, qui a remanié le droit du divorce en abrogeant l'article 280-1 ancien du Code civil, n'a nullement voulu uniformiser et soumettre au régime de la prestation compensatoire toutes les rentes attribuées en raison de la dissolution du mariage ;

- qu'ainsi la loi du 26 mai 2004 a laissé subsister les indemnités qui peuvent être allouées sous forme de rente, en sus de la prestation compensatoire, par application des articles 266 et 1382 du Code civil :

- que la question prioritaire de constitutionnalité posée par M. [E-F G] n'est pas sérieuse et n'a donc pas à être transmise à la Cour de cassation.

La présente affaire a été communiquée au ministère public le 13 Janvier 2015, qui a fait connaître son avis le 10 février 2015.

Le ministère public estime que la question est recevable et peut être transmise à la Cour de cassation en faisant principalement valoir :

- que la suppression de la dispositions législative contestée ne fait pas disparaître l'atteinte éventuelle aux droits et libertés de M. [E-F G] garantis par la Constitution dès lors qu'elle emporte encore pour lui des effets ;

- que le législateur, en assouplissant les conditions de révision de la prestation compensatoire et en étendant l'application des nouvelles dispositions de révision aux rentes viagères fixées avant son entrée en vigueur, a eu pour volonté, d'une part, de faciliter les demandes de révision des prestations compensatoire et, d'autre part, de permettre à chaque justiciable, quel que soit la date de son divorce, de pouvoir saisir le juge aux affaires familiales pour faire examiner à nouveau sa situation en considération de ses nouvelles conditions de vie et de ressources ;

- que le régime de l'indemnité exceptionnelle, tel qu'appliqué par les juridictions, est en contradiction avec la volonté de favoriser les révisions des rentes en fonction de l'évolution de la situation du justiciable et entraîne une différence de traitement contraire au principe d'égalité devant la loi énoncé par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

CELA ÉTANT EXPOSÉ,

LA COUR :

Sur le moyen tiré de l’atteinte portée aux droits et libertés garantis par les articles 1, 2, 6, 13 et 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789 et les 10ème et 11ème alinéas du préambule de la constitution de 1946 :

Sur la recevabilité du moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution :

Considérant qu'en application de l'article 126-2 du Code de procédure civile, à peine d'irrecevabilité, la partie qui soutient qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présente ce moyen dans un écrit distinct et motivé, y compris à l'occasion d'un recours contre une décision réglant tout ou partie du litige dans une instance ayant donné lieu à un refus de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité ;

Considérant que le moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution a été présenté le 9 décembre 2014 dans un écrit distinct des conclusions de M. [E-F G], et motivé :

Qu'il est donc recevable ;

Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation :

Considérant que l’article 23-2 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, devant les juridictions relevant du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation, dispose que la juridiction transmet sans délai la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies :

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2° elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux ;

Considérant que M. [E-F G] poursuit la suppression, et à défaut la révision, de la rente de 914,69 € (6 008 francs) par mois dont il est redevable envers Mme [I K] à titre d'indemnité exceptionnelle mise à sa charge par application de l'article 280-I ancien du Code civil :

Que la disposition contestée est donc bien applicable au litige ou à la procédure ;

Qu'il importe peu sur ce point que les dispositions de l'article 280-1 ancien du Code civil aient été abrogées par la loi n° 2044-439 du 26 mai 2004 contrairement à ce que soutient Mme [I K], dès lors que ces dispositions continuent à produire effet à l'égard de M. [E-F G] en raison de l'autorité de la chose jugée s'attachant au jugement du 5 juillet 1994 ayant fixé l'indemnité exceptionnelle dont la suppression ou la révision est poursuivie ;

Considérant que la disposition contestée n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel :

Considérant que la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux, en ce que, d'une part, le débiteur d'une indemnité exceptionnelle fixée sous forme de rente par application de l'article 280-1 ancien du Code civil ne peut, selon l'interprétation qui en est donnée par la jurisprudence, en obtenir la révision contrairement au débiteur d'une prestation compensatoire fixée sous forme d'une rente ;

Que si le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, c'est toutefois à la condition que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ;

Que la disposition contestée, qui déroge au principe d'égalité, pourrait ne pas répondre à ces exigences constitutionnelles ;

Que d'autre part, la disposition litigieuse, telle qu'interprétée par la jurisprudence, pourrait porter atteinte au droit de mener une vie familiale normale dans la mesure où le débiteur d'une indemnité exceptionnelle fixée sous forme d'une rente, dans l'impossibilité de pouvoir s'en acquitter en raison d'une diminution importante de ses ressources, ne peut pas en demander la suppression ou la révision ;

Considérant en conséquence qu'il y a lieu de transmettre à la Cour de cassation la question suivante: l'article 280-l'ancien du Code civil porte-t-il atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 1, 2, 6, 13 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 et les 10ème et 11ème alinéas du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et garantis par la Constitution ;

Sur les autres demandes des parties et les dépens :

Considérant qu'en application des dispositions de l’article 23-3 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, lorsqu'une question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu’à réception de la décision de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil constitutionnel ;

Que le cours de l'instruction n’est pas suspendu et que la juridiction peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires ;

Qu'en outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d’entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives pour les droits d’une partie, la juridiction qui décide de transmettre la question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement tranchés.

Considérant qu'en l’espèce, aucun élément ne rend nécessaire que soient ordonnées des mesures provisoires où conservatoires, n1 que des points du litige soient immédiatement tranchés ;

Qu'il sera donc sursis à statuer sur l’ensemble des demandes des parties, et que les dépens seront réservés ;

PAR CES MOTIFS :

La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire, insusceptible de recours indépendamment de l'arrêt sur le fond,

ORDONNE la transmission à la Cour de cassation de la question suivante: l'article 260-1 ancien du Code civil porte-t-il atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 1, 2, 6, 13 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 et les 10ème et 11ème alinéas du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et garantis par la Constitution,

DIT que le présent jugement sera adressé à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité,

DIT que les parties et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision,

SURSOIT à statuer sur les demandes des parties,

Renvoie l'affaire devant le conseiller de la mise en état, à l'audience du 1er juillet 2015 à 11 heures, pour le suivi de la procédure,

RESERVE les dépens.

LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT,