Cour d'Appel de Paris

Arrêt du 13 avril 2015, N° Dossier : 2015/00985

13/04/2015

Renvoi

COUR D’APPEL DE PARIS

CHAMBRE DE L’'INSTRUCTION

N° Dossier :2015/00985

N° BO :P14079000218

Chambre 5 - Pôle 7

ARRÊT DE TRANSMISSION DE QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

Le treize avril deux mil quinze,

La Cour, en chambre du conseil, composée lors des débats, du délibéré et du prononcé de l'arrêt de

Monsieur BARTHOLIN président,

Monsieur VANDINGENE conseiller,

Madame HOURCADE conseiller

tous trois désignés en application des dispositions de l'article 191 du code de procédure pénale

GREFFIER :

Mme LECHAT, Greffier, lors des débats et de M. [B], lors du prononcé de l'arrêt.

MINISTÈRE PUBLIC :

Madame TRAVAILLOT, Avocat Général, lors des débats et lors du prononcé de l'arrêt.

Vu les articles 23-1 et suivants de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel :

Vu les articles KR. 49-21 à KR. 49-29 du Code de Procédure Pénale ;

Vu le dépôt de la question prioritaire de constitutionnalité à l’occasion de la procédure d’appel enregistrée au greffe de la chambre d’instruction de céans sous le numéro 2014/06508 pour laquelle M. Le Procureur Général a notifié le 18 février 2015 la date à laquelle l'affaire serait appelée à l'audience;

Vu la demande d’examen de la question prioritaire de constitutionnalité déposée par un écrit distinct et motivé le 13 février 2015 par ASSOCIATION COMMUNAUTE RWANDAIÏSE DE FRANCE, partie-civile, représentée par Maître BENOIT Nicolas et Maître GISAGARA Richard ;

Vu l'arrêt du 16 février 2015 renvoyant l’affaire au 9 mars pour examen de la question prioritaire de constitutionnalité sur laquelle le Parquet général n’avait pas été mis en mesure de requérir ;

Vu l'avis du ministère public en date du 24 février 2015

Vu lé mémoire déposé par les avocats de l’association Communauté Rwandaise de France au greffe de la Chambre de l’instruction le 06 mars 2015 à 16h55 :

À l’audience du 9 mars 2015 ont été entendus :

Madame HOURCADE, Président, en son rapport,

Madame [A], en ses réquisitions,

Me BENOIT et Me GISAGARA, avocats de l’association Communauté Rwandaise de France, lesquels ont eu la parole les derniers.

La décision de la cour a été mise en délibéré à son audience du 13 avril 2615 à 14 heures.

AU FOND :

L'association COMMUNAUTÉ RWANDAISE DE FRANCE (CRF) a fait appel d'une ordonnance en date du 26 septembre 2014 constatant l'irrecevabilité de sa plainte avec constitution de partie civile des chefs d'injure publique envers un particulier en raison de l'origine ou de l'appartenance à une ethnie, une nation ou une race, et d’apologie de crimes contre l'humanité.

À l'occasion de son appel devant la chambre de instruction, l'association COMMUNAUTE RWANDAISE DE FRANCE représentée par Maîtres BENOIT et GISAGARA a soulevé la question prioritaire de constitutionnalité suivante :

«L'application combinée des articles 48-2 et 24 alinéa 5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui, d'une part, limite l'exercice des droits reconnus à la partie civile aux seules associations qui se proposent, par leurs statuts, de défendre les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés et, d'autre part, limite cet exercice aux cas relatifs aux crimes contre l'humanité tels que définis juridiquement par l'article 6 du statut du Tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945, est-elle conforme aux articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789? »

Au soutien de sa requête, l’association COMMUNAUTÉ RWANDAISE DE FRANCE fait valoir que ces dispositions sont contraires au principe d'égalité des citoyens devant la justice et la loi qui découle de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, et du droit fondamental au recours à une juridiction consacré par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789.

° Sur la violation du principe constitutionnel d'égalité des citoyens devant la justice et la loi.

L'association CRF expose que, contrairement à l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, le bénéfice de l'article 48-2 de la loi du 29 juillet 1881, selon l'interprétation qu'en fait l'ordonnance dont appel est réservé aux seules associations se proposant de défendre la mémoire des déportés et résistants victimes du nazisme et l'article 24 alinéa 5 de la loi sur la presse aux seules apologies des crimes contre l'humanité commis pendant la seconde guerre mondiale.

Les autres crimes contre l'humanité commis depuis la seconde guerre mondiale ne sont dès lors pas concernés et ce sans aucune justification objective et raisonnable.

Pourtant le dispositif législatif français reconnaît d'autres crimes contre l'humanité commis depuis la seconde guerre mondiale, notamment ceux commis au [LOCALITE 1] et constituant la toile de fond des propos incriminés.

En effet, par effet de la Loi n° 96-432 du 22 mai 1996 portant adaptation de la législation française aux dispositions de la résolution 955 du Conseil de sécurité des Nations unies, Île dispositif législatif français reconnaît le décisions de Tribunal Pénal International pour le Kwanda, juridiction internationale et par Voie de conséquence, le constat judiciaire des crimes contre l'humanité commis au [LOCALITE 2] qui ressort de l'arrêt n° ICTR-98-44-AR73(C) du 16 juin 2006, affaire Procureur c/Karemera.

Sur le plan national, l'arrêt de la Cour d'Assises de Paris a fait le même constat, dans des termes sans équivoque (Arrêt SIMBIKANGWA, CA de Paris, 14 mars 2014).

Ainsi donc les crimes contre l'humanité commis au Rwanda en 1994 et donc après la seconde guerre mondiale ne sauraient être ignorés.

Par ailleurs, l'application combinée des articles 48-2 et 24 alinéa 5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse limite cet exercice aux cas relatifs aux crimes contre l'humanité tels que définis juridiquement par l'article 6 du statut du Tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 privant ainsi la jouissance des bénéfices similaires de la loi aux victimes d'autres crimes reconnus comme exposé ci haut, après la seconde mondiale ainsi qu'aux associations, telle l'Association CRF qui se proposent d'« honorer le devoir de mémoire» et de « combattre l'impunité, le négationnisme, le révisionnisme, la banalisation de tels crimes.»

Cette rupture d'égalité n'est manifestement dictée par aucun but légitime, et aucune proportionnalité n'existe entre ce dernier et les moyens employés, dans la mesure où l'association CRE n'est privée de son droit d'ester en justice sur le fondement de l'article 24 alinéa 5 précité qu'en raison de l'origine ou du groupe social auquel appartiennent les victimes dont elle défend les intérêts.

La violation du principe de non-discrimination qui ressort de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 est dès lors constituée en l'espèce.

° Sur la violation du droit fondamental au recours effectif devant une juridiction

Aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ».

La Cour Constitutionnelle a eu à rappeler que les restrictions excessives apportées par une loi au droit des victimes d'un délit de presse d'exercer un recours devant une juridiction méconnaissent les exigences de la disposition ci-dessus exposée (Décision n° 2013-350 QPC du 25 octobre 2013).

L'effectivité du droit d'accès suppose qu'un individu jouisse d'une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits.

De manière générale, le droit d'accès à un tribunal se trouve atteint dans sa substance lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente,

Il se déduit donc des dispositions de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qu'il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction.

Or, en l'espèce, l'accès au juge est restreint par la loi du 29 juillet 1881 et par l'application qui en est faite dans la présente affaire, puisque son article 48-2 est interprété comme ne visant que les associations se proposant de défendre la mémoire des déportés et résistants victimes du nazisme, et n'est applicable qu'aux crimes contre l'humanité tels que définis juridiquement par l'article 6 du statut du Tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945.

En outre, la restriction posée par le législateur ne poursuit visiblement aucun but légitime, et la disproportion entre ce dernier et les moyens employés apparaît manifeste.

Par observations écrites en date du 24 février 2015, Madame l’Avocat Général émet un avis défavorable à la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité faisant remarquer que {a question soulevée a déjà été tranchée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 28 février 2012 sur la constitutionnalité d'une loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, qu’en outre, l'application combinée des articles 48-2 et 24 alinéa 5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne serait contraire au principe constitutionnel de l'article 16 de la déclaration des droits de l'homme relatif au recours effectif devant [a justice dans la mesure où l'absence d'accès à la justice invoquée par l'association Communauté Rwandaise de FRANCE (CRE) n'est pas exclusive du recours ouvert à la victime directe des faits dans le cadre du litige dont elle fait état, de sorte qu'elle ne prive pas celle-ci du droit d'accès au Juge.

Par mémoire en réponse aux réquisitoire du parquet général, la défense faisait observer que la décision du Conseil constitutionnel du 28 février 2012 ne visait ni les mêmes textes ni les mêmes fondements juridiques que ceux soulevés dans la présente instance.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

Sur la recevabilité de la demande d’examen de la question prioritaire de constitutionnalité :

Considérant qu’en l'espèce, le moyen tiré de l'application combinée des articles 48-2 et 24 alinéa 5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui serait contraire à la constitution, et notamment au principe constitutionnel relatif à l'égalité des citoyens devant la justice (article 6 de la déclaration des droits de l'homme) et celui relatif à la violation du droit fondamental au recours effectif devant une juridiction (article 6 de la déclaration des droits de l’homme) garantis par la Constitution a été présenté dans un écrit distinct et motivé ; que la demande est donc recevable en la forme.

Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation :

Considérant que conformément à l'article 23-2 de l'ordonnance précitée, il ressort de la procédure que les dispositions contestées sont applicables au litige puisqu'elles sont relatives aux motifs de l’ordonnance d’irrecevabilité de la constitution de partie civile relevée par le juge d’instruction dans sa décision du 26 septembre 2014 dont la partie requérante a fait appel ;

Considérant qu’est mise en cause la constitutionnalité de l'application combinée des articles 48-2 et 24 alinéa 5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui serait contraire à la constitution, et notamment au principe constitutionnel relatif à l'égalité des citoyens devant la justice (article 6 de la déclaration des droits de l'homme) et celui relatif à la violation du droit fondamental au recours effectif devant une juridiction (article 16 de la déclaration des droits de l'homme) au motif qu'elle imposerait une double limitation :

* celle de l'exercice des droits reconnus à la partie civile aux seules associations qui se proposent par leurs statuts, de défendre les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés en cas d’apologie des crimes de guerre et crimes contre l’humanité et

* celle de cet exercice aux cas relatifs aux crimes contre l'humanité tels que définis juridiquement par l'article 6 du statut du Tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945.

Considérant que la question posée présente un caractère sérieux dans la mesure où l'incrimination critiquée se réfère à des textes régulièrement introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise le principe constitutionnel relatif à l'égalité des citoyens devant la justice (article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen) et du droit fondamental au recours effectif devant la juridiction (article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen) ;

Considérant que les débats parlementaires de l'époque révèlent que le législateur a entendu restreindre la constitution de partie civile aux seules associations défendant les intérêts moraux et l'honneur de la résistance ou des déportés (article 48-2 de [a loi du 29 juillet 1881) ;

Considérant que ces dispositions n’ont pas fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité;

Considérant qu'au regard de ia recherche historique des génocides d'avant 1945 et du débat scientifique portant sur les génocides plus récents, la restriction appliquée au cas d'espèce, peut apparaître comme excessive au regard de la jurisprudence existante du Conseil constitutionnel (Décision Conseil constitutionnel n°2011-131 QPC du 20 mai 2011); que ne pas reconnaître la constitution de partie civile à l'association CRF serait assimilable à une discrimination de fait sous les effets d'une restriction excessive ; que ces dispositions sont susceptibles de méconnaître les articles 6 et 16 de la déclaration de 1789 ; qu'il y a lieu en conséquence de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité à {a Cour de cassation ;

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant en chambre du conseil, par décision contradictoire à signifier, non susceptible de recours:

Ordonne la transmission à la Cour de Cassation de la question prioritaire de constitutionnalité suivante :

«L'application combinée des articles 48-2 et 24 alinéa 5 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui, d'une part, limite l'exercice des droits reconnus à la partie civile aux seules associations qui se proposent, par leurs statuts, de défendre les intérêts moraux et” l'honneur de la Résistance ou des déportés et, d'autre part, limite cet exercice aux cas relatifs aux crimes contre l'humanité tels que définis juridiquement par l'article 6 du statut du Tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945, est-elle conforme aux articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789? »

Dit que la présente décision sera adressée à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les observations du Ministère public :

Dit y avoir lieu à statuer sur l’appel des parties civiles à l’encontre de l’ordonnance du juge d’instruction ;

Dit que l’affaire sera rappelée à l'audience ultérieurement , lorsque la Cour de Cassation ou le Conseil constitutionnel auront informé la Chambre de l'instruction de leur décision :

Dit que les parties et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision;

LE PRÉSIDENT

LE GREFFIER