Tribunal de grande instance de Pau

Jugement du 3 octobre 2014, Dossier : 14/00003

03/10/2014

Renvoi

JURIDICTION DEPARTEMENTALE DE L’EXPROPRIATION

DE PAU

64034 PAU CEDEX

Chambre 4 Cabinet 3

JUGEMENT DU 03/10/2014

TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ

DOSSIER : 14/00003

N° Minute : A4/42

Demandeur à la question prioritaire :

EARL FERME LARREA

Maison Larréa

[LOCALITE 1]

Représentée par Me Vincent DELPECH, avocat au barreau de BAYONNE

Défendeur :

Société AUTOROUTES DU SUD DE LA FRANCE (ASF) représentée par M. [A B], directeur d’opérations [...] demeurant [adresse 2]

[adresse 3]

[LOCALITE 4]

Représentée par Maître Tadjdine BAKARI-BAROINI loco Maître Rajess RAMDENTIE de la SCP GRANGE MARTIN RAMDENIE, avocats au barreau de PARIS

COMPOSITION :

Hervé DUPEN, Président

assisté de Marc CASTILLON, greffier placé

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Vu l’article 23-1 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil Constitutionnel et les articles suivants,

Vu les articles 126-1 et suivants du Code de Procédure Civile,

Vu la demande d’examen de la question prioritaire de constitutionnalité déposée par un écrit distinct et motivé le 23 juin 2014 par l’'EARL Ferme LARREA,

Vu les observations formulées le 4 août 2014 par la Société des Autoroutes du Sud de la France,

Vu l’avis du ministère public en date du 22 août 2014 aux termes duquel celui-ci déclare n’avoir pas d’observation à formuler ;

En l’espèce, l’EARL Ferme LARREA affirme que les articles L 15-1 et L 15-2 du Code de Expropriation, dans leur rédaction issue de la loi n° 2013 - 431 du 28 mai 2013 portent atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, en ce que notamment :

- ces dispositions introduisent, par leur nouvelle formulation textuelle, un critère manifestement aléatoire et éminemment subjectif tiré de l’existence « d’indices sérieux »,

- le critère d’application de cet « indice sérieux » aboutit à créer un système discriminatoire d’irrationalité juridique fondé en réalité sur la surface financière des expropriés,

- le principe d’égalité consacré par l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 est mis en péril dans la mesure où la faculté de consigner offerte à l’autorité expropriante par ces dispositions légales instaure une différence de traitement qui n’est pas fondée, en l’espèce, sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec les effets de la loi,

- en outre, le principe de l’exigence de clarté de la loi n’est pas davantage respecté dans la mesure où les critères d’application des « indice sérieux » laissent en suspens une appréciation qui tient soit au comportement du bénéficiaire de l’indemnité, soit à ses facultés financières identifiées ou présumées, ouvrant ainsi un risque d’appréciation discrétionnaire des dispositions en cause.

Elle demande en conséquence de prendre acte de la question prioritaire de constitutionnalité qu’elle a posée, de constater que celle-ci présente un caractère sérieux et de la transmettre à la Cour de Cassation afin que celle-ci procède à son examen.

En réponse, la Société des Autoroutes du Sud de la France soutient notamment que :

- les dispositions critiquées sont en parfaite adéquation avec les termes de la décision rendue le 6 avril 2012 par le Conseil Constitutionnel dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité posée précisément à propos de l’ancienne rédaction de ces mêmes articles,

- l'initiative prise par l’expropriée, dans le cadre de la présente instance, est mal fondée dans la mesure où la loi du 28 mai 2013 à l’origine de ces nouvelles dispositions n’a pas même été contestée par les parlementaires de telle sorte que sa constitutionnalité ne peut être sérieusement contestée,

- les dispositions en cause répondent à un impératif de bon usage des deniers publics, principe auquel le Conseil Constitutionnel a déjà eu l’objet de rappeler son attachement à plusieurs reprises, en précisant en outre que cet impératif autorise une dérogation au principe de l’égalité, en organisant des différences de traitement entre des situations de fait et de droit elles- mêmes différentes, dans un but en rapport direct avec l’objet de la loi,

- cet impératif est ici parfaitement concilié avec le caractère préalable de la consignation de l’indemnité d’expropriation dont l’assimilation à un paiement est en tout état de cause du domaine d’appréciation du législateur,

- des garanties suffisantes sont de toute façon apportées aux expropriés, à plusieurs niveaux de la procédure d’expropriation, fût-elle d'urgence,

- l’autorisation que l’article L 15-2 du Code de l’Expropriation impose de demander au juge judiciaire avant toute opération de consignation est de nature à garantir le droit de propriété de l’exproprié,

- la notion « d’indices sérieux » ne peut être considérée comme un critère aléatoire et subjectif alors surtout qu’il est utilisé dans de nombreuses circonstances et qu’il revient au juge d’en fixer l’application,

- au surplus, le Conseil Constitutionnel a déjà été amené à se prononcer sur cette même notion « d’indices sérieux » en la validant, notamment dans une décision du 9 décembre 2006 relative au mariage,

- la question en réalité soulevée par l’expropriée porte plus sur l’appréciation qui pourrait être faite des indices sérieux que sur cette notion elle-même, ce qui reste du domaine du seul juge judiciaire et aucunement du Conseil Constitutionnel,

- aucun grief tiré du défaut de clarté de la loi n’est recevable dans la mesure où on ne peut exiger du législateur qu’il soit exhaustif et alors surtout que le Conseil Constitutionnel a déjà admis le recours à un dispositif de « faisceau d’indices sérieux ».

Elle a donc demandé de constater que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l’'EARL Ferme LARREA ne présente aucun caractère sérieux et de rejeter celle-ci.

Par mémoire déposé le 2 septembre 2014, le Commissaire du Gouvernement a invité la juridiction saisie à surseoir à statuer dans la mesure où l’appel formé par la Société des Autoroutes du Sud de la France à l’encontre du jugement de première instance du 10 janvier 2014 ayant fixé le montant des indemnités de dépossession revenant à l’'EARL Ferme LARREA doit être examiné au fond devant la Cour d’ Appel de Pau le 9 octobre 2014, et qu’il n’existe donc plus d’urgence à apprécier si les conditions de consignation sont réunies dans la mesure où la Cour d’ Appel va très prochainement statuer sur les indemnités de dépossession revenant à l’exproprié.

Subsidiairement, 1l a demandé à la juridiction saisie d’accepter cette consignation ou, à défaut, de subordonner le paiement de l’intégralité des indemnités mises à la charge de l’expropriant à la fourniture par l’'EARL Ferme LARREA d’une caution bancaire à hauteur de ce même montant.

Après clôture des débats qui se sont tenus à l’audience du 12 septembre 2014, la décision a été placée en délibéré au 3 octobre 2014, ce dont les parties ont été régulièrement avisées.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

Sur la recevabilité de la demande d'examen de la question prioritaire de constitutionnalité

En l’espèce, le moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution a été présenté dans un écrit distinct et motivé.

La demande est donc recevable en la forme.

Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de Cassation

Il convient d’examiner les moyens développés par les parties au regard des dispositions de l’article 23-2 de l’ordonnance précitée.

En premier lieu, il convient d’observer que les dispositions contestées sont applicables au litige, puisqu’ elles sont relatives aux conditions dans lesquelles l’expropriant peut être autorisé par le juge à consigner tout ou partie du montant de l’indemnité supérieur à ce qu’il avait proposé afin de prendre possession du bien objet de l’ expropriation, en cas d'appel du jugement fixant l'indemnité, lorsqu'il existe des indices sérieux laissant présumer qu’en cas d’infirmation, l’expropriant ne pourrait recouvrer tout ou partie des sommes qui lui seraient dues en restitution. En effet, 1l convient de rappeler qu’à l’origine, la présente juridiction a été saisie par la Société des Autoroutes du Sud de la France d’un mémoire aux termes duquel celle-ci demandait, à titre principal, à être autorisée à consigner une somme d’un montant de 915 930 € auprès de la Caisse des Dépôts et Consignations ou, à titre subsidiaire, à voir subordonner la poursuite du paiement des indemnités d’éviction fixées par le jugement du 10 janvier 2014 à la fourniture d’une caution bancaire à hauteur d’une même somme afin d’en garantir la restitution.

Il est par ailleurs constant que la décision de première instance ayant fixé le montant des indemnités de dépossession revenant à l’'EARL Ferme LARREA dans le cadre de la procédure d’expropriation d’urgence entreprise et poursuivie par la Société des Autoroutes du Sud de la France a été frappée d’appel.

En outre, les dispositions critiquées n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une précédente décision du Conseil Constitutionnel.

Enfin, la demande de question prioritaire de constitutionnalité n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

En effet, en l’état du caractère récent des dispositions en cause, donc jusqu’ici peu appelées à être mises en oeuvre, la notion « d’indices sérieux » ne peut être ni clairement ni objectivement définie, alors que les parties au litige ne donnent pas à la juridiction saisie les moyens d’en apprécier réellement le contenu.

Par ailleurs, la circonstance selon laquelle le Conseil Constitutionnel a déjà pu se prononcer sur la notion de « faisceau d’indices sérieux » en admettant la pertinence de celle-ci, notamment dans le cadre d’une loi relative au contrôle de la validité des mariages, n’empêche pas qu’une question de même nature puisse de nouveau se poser dans un champ législatiftotalement différent. En effet, la présente procédure concerne les conditions dans lesquelles il peut être procédé, au nom de l'utilité publique, à une mesure de dépossession immobilière avant que le propriétaire ainsi privé de son bien ne soit indemnisé et celle-ci est bien susceptible dé porter atteinte au principe d’inviolabilité de la propriété consacrée notamment par l’article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789. L’exigence de l’indemnité préalable en cas de privation de la propriété pour cause de nécessité publique consacrée par cette même disposition est également susceptible d’être mise en cause dans le cadre de l’instance en cours.

En outre, l’incidence de l’application des dispositions critiquées sur le principe d’égalité fixé par l’article 6 de la Déclaration de 1789, telle qu’elle est invoquée est soutenue par l’'EARL Ferme LARREA, doit nécessairement être appréciée au regard des différences de traitement qu’elle implique, lesquelles doivent être fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec les effets de la loi elle-même, notamment en ce que cette application de la loi implique une appréciation de la situation économique et des facultés contributives de l’exproprié.

Enfin, en l’état, il importe de pouvoir apprécier si la notion « d’indices sérieux » repris par le législateur répond aux critères définis par le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 6 avril 2012 en ce que celle-ci admettait que « le législateur peut déterminer les circonstances particulières dans lesquelles la consignation vaut paiement au regard des exigences de l’article 17 de la Déclaration de 1789 ». En d’autres termes, il est indispensable de savoir si l’option retenue par le législateur dans le cadre de la nouvelle rédaction des dispositions contestées répond à la condition des « circonstances particulières » énoncées par le Conseil Constitutionnel.

Il y a donc lieu de transmettre à la Cour de Cassation la question suivante :

« Les article L 15-1 et L 15-2 du Code de l’Expropriation, dans leur rédaction issue de la loi n° 2013 - 431 du 28 mai 2013, portent-t-ils atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 6 et 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ?»

Sur les autres demandes

L’article 23-3 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 précitée prévoit que, lorsque la question prioritaire de constitutionnalité est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu’à la réception de la décision du Conseil d’État ou de la Cour de Cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil Constitutionnel.

En raison des motifs ci-dessus exprimés, il convient donc de surseoir à statuer sur les demandes au fond des parties.

PAR CES MOTIFS

La juridiction départementale de l’expropriation, statuant publiquement, par décision contradictoire, non susceptible de recours. ;

Ordonne la transmission à la Cour de Cassation de la question suivante : les articles L 15-1 et L 15-2 du Code de l’Expropriation, dans leur rédaction issue de la loi n° 2013 - 431 du 28 mai 2013, portent-t-ils atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 6 et 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 ?

Dit que la présente décision sera adressée à la Cour de Cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions présentées, par un écrit distinct et motivé, des parties relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité ;

Dit que les parties comparantes et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision ;

Rappelle que les parties disposent d’un délai d’un mois à compter de la présente décision de transmission pour faire connaître leurs éventuelles observations et ceci conformément aux dispositions de l’article 126 - 9 du Code de Procédure Civile,

Sursoit à statuer sur les demandes des parties jusqu’à ce qu’il ait été statué par la Cour de Cassation ou, s’1l a été saisi, par le Conseil Constitutionnel ;

Réserve les dépens.

Le Greffier Le Président