Tribunal de grande instance de Paris

Jugement du 21 janvier 2014 n° 14/02000

21/01/2014

Renvoi partiel

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS

4ème chambre 2ème section

N°RG: 14/02000

N° MINUTE //5

Assignation du : 21 Janvier 2014

Expéditions exécutoires délivrées le :

JUGEMENT rendu le 15 Mai 2015

DEMANDERESSE

S.A.S. CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION

[adresse 1]

11000 CARCASSONNE

représentée par Maître Jean-Marie JOB de la SELARL JTTB AVOCATS, avocats au barreau de PARIS, avocats postulant, vestiaire #P0254

DÉFENDEURS

CONSEIL SUPERIEUR DES MESSAGERIES DE PRESSE

[adresse 2]

[LOCALITE 3]

représentée par Me Rémi SERMLER, avocat au barreau de PARIS, avocat postulant, vestiaire #P0298

Monsieur [A B]

[adresse 4]

[LOCALITE 5]

représenté par Me Romain FERLA et Me Stéfanie QUILES, avocats au barreau de PARIS, avocats postulants, vestiaire #L0132

S.A.S. ARIEGE ESPACE PRESSE

Parc Technologique Delta Sud

09340 VERNIOLLE

représenté par Me Romain FERLA et Me Stéfanie QUILES, avocats au barreau de PARIS, avocats postulants, vestiaire #L0132

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Mme STANKOFF, Vice-Président

Mme BERGER, Juge

Madame ROBIN, Juge

assistées dé Moinécha ALI, Greffier

DEBATS

A l’audience collégiale du 26 mars 2015 présidée par Mme STANKOFF, tenue en audience publique, après clôture des débats, avis a été donné aux avocats que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 15 Mai 2015.

JUGEMENT

Prononcé par mise à disposition par le greffe,

Contradictoire

en premier ressort

La loi n° 47-585 du 2 avril 1947 relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques, dite loi Bichet, a organisé la distribution de la presse au numéro, afin de garantir l’information pluraliste du public. Elle rappelle en son article premier que la diffusion de la presse imprimée est libre. Les éditeurs peuvent librement assurer la distribution de leurs titres vers les points de vente ainsi que vers leurs abonnés. Les autres éditeurs de presse doivent se regrouper dans des sociétés coopératives de presse qui, par le biais de mandats, assurent la distribution des titres.

La distribution de la presse au numéro est ainsi organisée en trois niveaux :

- Niveau 1 : les messageries de presse : trois sociétés coopératives de Presse dont le rôle est de réceptionner, trier et répartir les titres de presse de leurs adhérents (c’est à dire de tous les éditeurs qui ne diffusent pas directement leurs titres) auprès des dépositaires. La coopérative dénommée Messageries lyonnaises de presse (MLP) assure elle-même les opérations de groupage des titres et de transport vers les dépositaires de niveau 2. Les deux autres coopératives, dénommées Coopératives de distribution des quotidiens (CDQ) et Coopérative de distribution des magazines (CDM) ont confié ces opérations à une filiale commune dont elles détiennent la totalité du capital, la société PRESSTALIS (anciennement dénommée nouvelle messagerie des presses parisiennes).

- Niveau 2 : les dépositaires centraux de presse, qui assurent l’approvisionnement des diffuseurs (marchands de journaux) en quotidiens et en magazines et qui bénéficient d’une exclusivité sur leur zone géographique de desserte, il existait 128 plate formes au 1er janvier 2014. Us sont mandatés par les sociétés de messageries de presse. Chaque dépositaire de presse est donc lié à chacune des messageries de presse par un contrat de mandat lui assurant le monopole de la distribution des titres de presse des éditeurs adhérents à ces messageries sur la zone de desserte qui lui est confiée. Ces contrats sont révocables par les messageries de presse ad nutum sous réserve d’un délai de préavis.

- Niveau 3 : les diffuseurs finaux ou marchands de journaux qui assurent la vente au public des quotidiens et publications qui leur sont confiés.

Jusqu'en 2011, le système de distribution de la presse était "auto-régulé", sous l'autorité du Conseil Supérieur des Messageries de Presse, composé de représentants du secteur.

Un nouveau système de régulation du secteur reposant sur deux organismes a été instauré par la loi du n° 2011-852 du 20 juillet 2011 qui a modifié la loi Bichet : le Conseil supérieur des messageries de presse "rénové"(le CSMP ou le Conseil), chargé "d'assurer le bon fonctionnement du système coopératif de distribution de la presse et de son réseau", et l'Autorité de Régulation de la Distribution de la Presse (ci après l'ARDP) qui rend exécutoires les décisions de portée générale prises par le Conseil et arbitre les différends.

***

L'article 18-6 (4° et 6°) de la loi Bichet, tel qu’issu de la réforme de 2011, attribue formellement au CSMP le pouvoir de fixer le schéma directeur, les règles d'organisation et les missions du réseau des dépositaires centraux et des diffuseurs de presse répondant à l'efficience économique et l'efficacité commerciale, et donne mission au CSMP de déléguer à une commission spécialisée, la commission du réseau (ci-après CDR) composée d’éditeurs, le soin de décider de l'implantation des points de vente de presse et le pouvoir de nommer les dépositaires centraux de presse avec ou sans modification de la zone de chalandise.

L'équilibre économique du système de distribution de la presse étant menacé du fait de la crise du secteur, due notamment à la baisse des ventes de journaux et de magazines au numéro, des décisions ont été prises par le CSMP et homologuées par l'ARDP afin de restructurer l'ensemble du système de distribution et plus particulièrement, de réorganiser le réseau des dépositaires au niveau 2.

Ainsi, par décision n°2012-04 du 26 juillet 2012, le CSMP a adopté un nouveau schéma directeur des dépositaires centraux de presse pour la période 2012-2015. Le CSMP a décidé que, compte tenu des contraintes économiques, le nombre de dépositaires devait être réduit de 134 au 1CT janvier 2013 à 63 au 31 décembre 2014. Après avoir été précédée d’une consultation publique en application de l’article 18-7 de la loi, puis publiée, la décision a été rendue exécutoire par l’ARDP après une délibération n°2012-06 du 13 septembre 2012, conformément aux dispositions de l’article 18-13 de la loi.

Il était notamment prévu par le schéma directeur, pour la région 22, qu’un seul mandat serait confié à un seul dépositaire pour la gestion de trois plate-formes : [LOCALITE 6], [LOCALITE 7] et [LOCALITE 8].

Par ailleurs, le schéma directeur a prévu que la plate-forme de [LOCALITE 9], exploitée par la société ARIEGE ESPACE PRESSE, devait être éclatée et rattachée à celles de [LOCALITE 10], [LOCALITE 11], [LOCALITE 12] et [LOCALITE 13].

En application de la décision n°2012-04 du CSMP, la CDR a été chargée de recevoir toutes les propositions des dépositaires afin de réaliser les objectifs définis par le schéma directeur.

Concernant la région 22, la CDR a reçu deux propositions:

- la proposition du gérant de la société SAD TOULOUSE, monsieur [E], qui proposait le rattachement des dépôts de [LOCALITE 14], [LOCALITE 15], [LOCALITE 16], [LOCALITE 17] et [LOCALITE 18] au dépôt de [LOCALITE 19].

- la proposition de monsieur [B], gérant de la société ARIEGE ESPACE PRESSE qui proposait le rattachement des dépôts de [LOCALITE 20] et [LOCALITE 21] au dépôt de [LOCALITE 22] (exploité par la société ARIÈGE ESPACE PRESSE).

Par courrier du 24 octobre 2012, la société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION a indiqué à la CDR qu’elle souhaitait céder son mandat de dépositaire selon l’évaluation du cabinet [K], tout en conservant un contrat de prestation logistique sur le secteur prévu par le plan, étant rappelé que le dépôt de [LOCALITE 23], englobé dans le pôle [LOCALITE 24] n’était pas destiné à rester plate-forme logistique.

Le schéma approuvé a été celui de monsieur [B] ; ainsi, par une décision du 17 juillet 2013, la CDR a ordonné le rattachement du dépôt de presse de [LOCALITE 25], exploité par la société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION, au dépôt de [LOCALITE 26], exploité par la société ARIEGE ESPACE PRESSE. La CDR a également validé une partie des propositions de monsieur [E], et a donc décidé de rattacher le mandat de [LOCALITE 27], [LOCALITE 28] et [LOCALITE 29] au mandat de [LOCALITE 30].

Par conséquent, la CDR a décidé que, dans la régions 22, deux mandats seraient acceptés : le mandat du dépositaire de [LOCALITE 31], auquel seraient rattachées les plateformes de [LOCALITE 32], [LOCALITE 33] et [LOCALITE 34], et le mandat de [LOCALITE 35] auquel serait rattachée la plateforme de [LOCALITE 36].

Ainsi, monsieur [C], gérant de la société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION, qui avait signé un contrat avec les nouvelles messageries de presse parisiennes le 11 décembre 1995, et avec les messageries lyonnaises de presse le 11 juillet 2000, s’est vu retirer toute activité, puisque la décision prise par la CDR aboutissait à la disparition du dépôt de [LOCALITE 37].

***

Par ailleurs, l’article 18-6 (8°) de la loi Bichet énonce que le Conseil supérieur des messageries de presse homologue les contrats-types des agents de la vente de presse, après consultation de leurs organisations professionnelles.

En application de cette disposition, le CSMP a, par décision n°2013-06 du 3 octobre 2013, rendue exécutoire par l’ARMP le 31 octobre 2013, décidé :

“Il est inséré, dans tous les contrats conclus entre les messageries de presse et les dépositaires agrées par la Commission du Réseau, la clause-type suivante :

Le présent contrat sera, selon le cas, résilié ou modifié en exécution des décisions prises par la Commission du réseau du CONSEIL SUPERIEUR DES MESSAGERIES DE PRESSE. La réception par le dépositaire, titulaire du contrat, d'une notification par le Secrétariat permanent du CONSEIL SUPERIEUR DES MESSAGERIES DE PRESSE d'une décision de la Commission du réseau vaudra réception, selon le cas, d'un préavis de résiliation du contrat ou d’un préavis de modification du contrat, en conformité avec les dispositions de la décision notifiée. La date de prise d'effet de la résiliation du contrat ou de la modification du contrat sera la date de prise d’effet de la décision de la Commission du réseau, telle que définie par la décision n°2013-05 du CONSEIL SUPERIEUR DES MESSAGERIES DE PRESSE.

Dans tous les autres cas, le contrat pourra être résilié unilatéralement par une partie après que celle-ci aura adressé une notification écrite et motivée à l’autre partie. La résiliation prendra effet à l’expiration du délai indiqué dans la notification, lequel ne pourra être inférieur à six mois à compter de la date de réception de la notification par la partie qui en est destinataire. Toutefois, si la résiliation est motivée par la faute d'une partie, elle pourra prendre effet dès réception de cette notification.”

***

Par actes d’huissier de justice des 21 et 23 janvier 2014, la SAS CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION a assigné devant le tribunal de grande instance de Paris le CONSEIL SUPÉRIEUR DES MESSAGERIES DE PRESSE, Monsieur [B] et la société ARIÈGE ESPACE PRESSE, afin d’obtenir :

- le constat de la caducité de la décision de la CDR du 17 juillet 2013 acceptant sous condition la proposition dépositaire de monsieur [B],

- subsidiairement, l’annulation ou la réformation de la décision, et le refus de la proposition de monsieur [B].

***

Par mémoire du 20 novembre 2014, et par un dernier mémoire du 27 février 2015, la société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION a soulevé la question de la conformité des dispositions de l’article 18-6, 6° et 8® de la loi n°47-585 du 2 avril 1947 à la Constitution du 4 octobre 1958 et aux textes auxquels renvoie son préambule, notamment aux dispositions de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

La société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION fait valoir que les conditions de mise en oeuvre d’une question prioritaire de constitutionnalité sont satisfaites en ce que :

- l’article 18-6 6° et 8° est applicable au présent litige, dans la mesure où, d’abord, l’article 18-6 6° constitue le fondement de la décision de la CDR du 17 juillet 2013 qui est contestée dans le cadre du présent litige, et que, ensuite, l’article 18-6 8°constitue le fondement sur la base duquel le Conseil a pris la décision n°2013-06 du 3 octobre 2013, décision sur laquelle le Conseil se fonde dans ses écritures au fond pour affirmer que les décisions de la CDR prononçant un rattachement ont pour effet de résilier les contrats conclus par le dépositaire “rattaché” avec les messageries de presse ;

- les dispositions contestées n’ont jamais été déclarées conformes à la constitution ;

- la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux, dès lors que :

* la mise en oeuvre de l’article 18-6 de la loi Bichet permet à la CDR de décider le rattachement d’un dépôt de presse à un autre, ce qui entraîne la résiliation subséquente des contrats de mandat conclus entre les dépositaires de presse et les messageries de presse, sans l’accord des parties à ces conventions ; ainsi, une autorité administrative a le pouvoir de remettre en cause des contrats de droit privé conclus avant sa création ; par conséquent, le texte critiqué contrevient au principe de la protection de l’exécution des contrats, posé dans la décision du conseil constitutionnel n°98-401 du 10 juin 1998, aux termes duquel “le législateur ne saurait porter à l’économie des conventions et contrats légalement conclus une atteinte d’une gravité telle qu’elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de 1 ’article 4 de la Déclaration” ;

* le système antérieur, avant l’introduction de la loi n°2011 -852 du 20 juillet 2011, n’était pas identique à celui instauré par la loi nouvelle, puisque la Commission de l’organisation de la vente (COV) n’a jamais eu le pouvoir d’imposer une nomination ou une mutation aux messageries de presse, et qu’elle n’avait donc nullement le pouvoir de résilier ou porter atteinte à un contrat conclu entre une messagerie de presse et un dépositaire de presse qu’elle avait préalablement agrée ;

* si les contrats conclus entre une messagerie de presse et un dépositaire de presse sont révocables ad nutum, ils ne prévoient pas que la révocation peut être décidée par une commission ; ainsi la COV avait seulement le pouvoir d’entériner les décisions prises parles messageries de presse et n’avait aucun pouvoir de décision.

Par mémoires notifiés par voie électronique les 18 décembre 2014 puis 12 mars 2015, le CSMP conclut au rejet de la demande de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité.

Il soutient, d’abord, que la question relative à la constitutionnalité de l’article 18-6 6° de la loi Bichet est dépourvue de caractère sérieux dès lors que la situation des dépositaires de presse n’a nullement été modifiée par la loi du 20 juillet 2011. Ainsi, le Conseil expose qu’avant l’entrée en vigueur de cette loi ayant introduit les dispositions légales litigieuses, les nominations et les mutations des dépositaires de presse étaient soumises à l’examen d’une commission composée de représentants des éditeurs, et que les contrats conclus avec les messageries de presse rappelaient ainsi clairement les spécificités du secteur, et la possibilité d’une révocation ad nutum. Il ajoute que les messageries de presse concluent les contrats avec les dépositaires en qualité de mandataires des éditeurs, ce qui est rappelé par les contrats-types conclus avec NMPP devenu PRESSTALIS et les MLP, et que, dès lors, il est inexact de considérer que les éditeurs sont des tiers au contrat. Le conseil en conclut que les dépositaires se sont toujours trouvés dans une situation juridique précaire, de sorte que la loi du 20 juillet 2011 n’a pas pu porter atteinte à l’économie des contrats conclus avant son adoption par les dépositaires avec les messageries de presse.

Le conseil soutient, ensuite, que l’article 18-6 8° de la loi Bichet n’est pas applicable au litige dans la mesure où la société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION conteste en réalité le contenu de la décision n°2013-06 qui est de nature réglementaire et dont la contestation relève de la compétence de la Cour d’appel de Paris en application de l’article 18-13 de la loi.

Par mémoires des 17 décembre 2014 et 4 février 2015, monsieur [B] et la société ARIÈGE ESPACE PRESSE concluent au rejet de la demande de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité.

Ils rappellent en premier lieu que les dépositaires et les diffuseurs interviennent en tant que mandataires pour la distribution de quotidiens et magazines qui restent la propriété des éditeurs, et qu’il est donc impératif que les dépositaires obtiennent un agrément de la CDR - et indirectement des éditeurs - qui est personnel et qui autorise ensuite les dépositaires à conclure des contrats de distribution avec les messageries de presse. Ils ajoutent qu’en conséquence, les dépositaires ne bénéficient pas d’un droit acquis au maintien de leur agrément, et donc de leur contrat de mandat. Ils font donc valoir que le retrait de l’agrément entraîne automatiquement la résiliation du mandat, sans que le consentement des intéressés soient nécessaires, et que ce système existait dès l’adoption de la loi du 2 avril 1947.

En second lieu, ils soutiennent que si le tribunal devait considérer que les dispositions en cause portent atteinte à la liberté d’entreprendre, il faudrait alors constater que cette atteinte est justifiée à la fois par l’intérêt général et par les exigences constitutionnelles, et que les dispositions critiquées sont proportionnées aux objectifs poursuivis.

Enfin, dans son avis du 12 février 2015, le ministère public requiert le rejet de la demande de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité. Il fait valoir, d’une part, que la question de la constitutionnalité de l’article 18-6 6° est dépourvue de sérieux, en ce que la loi du 20 juillet 2011 n’a pas modifié les principes fondamentaux gouvernant le système de distribution de la presse depuis l'après guerre. Il considère ainsi que la loi du 20 juillet 2011 n’a pas porté atteinte au contrat en cours conclu par la société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION dans la mesure où le contrat dont elle se prévaut était révocable ad nutum, et que la situation juridique des dépositaires est, compte tenu de la spécificité de la distribution de la presse, précaire.

Le ministère public expose, d’autre part, que la question de la constitutionnalité de l’article 18-6 8° est irrecevable dans la mesure où la société demanderesse conteste en réalité le contenu de la décision n°2013-06 qui n’est pas de nature législative.

L’affaire a été débattue lors de l’audience collégiale du tribunal du 26 mars 2015, après renvoi de l'audience du29 janvier 2015 à la demande du ministère public, le juge de la mise en état ayant fait application de l’article 126-3 du code de procédure civile, et renvoyé l’affaire devant la formation de jugement, sans clore l’instruction, pour qu’elle statue sur la transmission de la question.

MOTIFS

En application de l’article 61-1 de la Constitution, lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

En application de l’article 23-1 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, devant les juridictions relevant du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d’irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé.

1. Sur la recevabilité du moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution

Le moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution a été présenté le 20 novembre 2014 dans un écrit distinct des conclusions de la SAS CARCASONNE PRESSE DIFFUSION, et motivé. Il est donc recevable.

2. Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation

L’article 23-2 de l’ordonnance précitée dispose que la juridiction transmet sans délai la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies:

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

A titre liminaire, le tribunal relève que les dispositions critiquées issues de la loi n°2011-852 du 20 juillet 2011 ayant modifié la loi n°47-585 du 2 avril 1947 n’ont jamais été déclarées conformes à la constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel.

2.1 Sur la question de la constitutionnalité de l’article 18-6 8° de la loi n° 47-585 du 2 avril 1947 relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques

L’article 18-6 (8°) de la loi Bichet énonce que le Conseil supérieur des messageries de presse homologue les contrats-types des agents de la vente de presse, après consultation de leurs organisations professionnelles.

En application de cette disposition, le CSMP a, par décision n°2013-06 du 3 octobre 2013, rendue exécutoire par l’ARMP le 31 octobre 2013, décidé :

“il est inséré, dans tous les contrats conclus entre les messageries de presse et les dépositaires agrées par la Commission du Réseau, la clause-type suivantes :

Le présent contrat sera, selon le cas, résilié ou modifié en exécution des décisions prises par la Commission du réseau du CONSEIL SUPERIEUR DES MESSAGERIES DE PRESSE. La réception par le dépositaire, titulaire du contrat, d'une notification par le Secrétariat permanent du CONSEIL SUPERIEUR DES MESSAGERIES DE PRESSE d’une décision de la Commission du réseau vaudra réception, selon le cas, d'un préavis de résiliation du contrat ou d’un préavis de modification du contrat, en conformité avec les dispositions de la décision notifiée. La date de prise d'effet de la résiliation du contrat ou de la modification du contrat sera la date de prise d'effet de la décision de la Commission du réseau, telle que définie par la décision n°2013-05 du CONSEIL SUPERIEUR DES MESSAGERIES DE PRESSE.

Dans tous les autres cas, le contrat pourra être résilié unilatéralement par une partie après que celle-ci aura adressé une notification écrite et motivée à l'autre partie. La résiliation prendra effet à l'expiration du délai indiqué dans la notification, lequel ne pourra être inférieur à six mois à compter de la date de réception de la notification par la partie qui en est destinataire. Toutefois, si la résiliation est motivée par la faute d’une partie, elle pourra prendre effet dès réception de cette notification."

Le tribunal constate que, dans ses écritures notifiées par voie électronique, le 22 octobre 2014, le CSMP invoque cette décision prise en application de l’article 18-68° de la loi Bichet. Néanmoins, le CSMP ne prétend pas que cette même décision est immédiatement applicable aux contrats conclus antérieurement par la société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION avec les messageries de presse. Il apparaît ainsi. que la clause-type reproduite ci-dessus n’a vocation à s’appliquer qu’aux contrats conclus entre les messageries de presse et les dépositaires agrées par la Commission du Réseau postérieurement à l’entrée en vigueur de la décision.

Par conséquent, l’article 18-6 8° n’est pas une disposition applicable au présent litige et il n’y a pas lieu de transmettre la question de constitutionnalité posée par la société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION.

2.2. Sur la question de la constitutionnalité de l'article 18-6 6° de la loin0 47-585 du 2 avril 1947 relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques

C’est en application de l’article 18-6 6° de la loi du 2 avril 1947 que la CDR a décidé, le 17 juillet 2013, d’ordonner le rattachement du dépôt de presse de [LOCALITE 38], exploité par la société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION, au dépôt de [LOCALITE 39], exploité par la société ARIEGE ESPACE PRESSE. Or, la société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION demande au tribunal de constater la caducité de la décision du 17 juillet 2013, et demande subsidiairement au tribunal de prononcer son annulation. Dès lors, il convient de constater que l’article 18-6 6° de la loi du 2 avril 1947 est applicable au présent litige.

Par ailleurs, la décision du 17 juillet 2013 a pour conséquence la perte de toute l’activité de la société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION, puisqu’en effet elle prévoit le rattachement de la plateforme de [LOCALITE 40] à celle de [LOCALITE 41].

Or, aucune disposition des contrats conclus les 11 décembre 1995 et 11 juillet 2000 entre la société CARCASSONNE PRESSE DIFFUSION ou son gérant, et les messageries de presse, ne prévoit expressément la résiliation de plein droit du contrat en exécution d’une décision prise par la CDR.

En effet, ces contrats prévoient uniquement une possibilité de résiliation sans motif offerte aux co-contractants du dépositaire, savoir les messageries de presse. En aucun cas, il est prévu qu’un tiers au contrat, même s’il dispose de pouvoirs d’organisation du réseau de distribution, a la faculté de prendre une décision ayant pour effet la résiliation automatique de la convention.

En outre, il convient de constater qu’avant l’introduction de la loi n°20U-852 du 20 juillet 2011, la loi n°47-585 du 2 avril 1947 ne prévoyait pas que le Conseil supérieur des messageries de presse ou l’une de ses émanations pouvait prendre des décisions ayant pour effet de résilier les contrats conclus entre les dépositaires et les messageries de presse.

Certes, dans la pratique, une commission permanente appelée COV (commission d’organisation de la vente), composée de représentants des éditeurs, était chargée, avant la réforme du 20 juillet 2011, de procéder à l’examen des propositions faites par les entreprises commerciales de messageries de presse, mandataires des sociétés coopératives, pour les nominations ou les mutations de dépositaires centraux.

Néanmoins, l’examen du système légal antérieur ne permet pas de considérer qu’avant l’entrée en vigueur de la loi n°2011-852 du 20 juillet 2011, les décisions prises par la COV entraînaient automatiquement la résiliation des contrats conclus entre les dépositaires et les messageries de presse ou leur représentant, sans l’accord des co-contractants.

Dès lors, le tribunal constate que la loi n°2011-852 du 20 juillet 2011 ayant créé l’article 18-6 6° de la loi Bichet est de nature à modifier les conditions d’exécution et de résiliation des contrats conclus avant son entrée en vigueur entre les dépositaires de presse et les messageries de presse.

Or, il convient de rappeler que le législateur ne saurait porter à l’économie des conventions et contrats légalement conclus une atteinte d’une gravité telle qu’elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Par conséquent la question posée par la société CARCASSONNE PRESSE n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

Il y a donc lieu de transmettre à la Cour de cassation la question suivante:

L'article 18-6 6° de la loi n° 47-585 du 2 avril 1947 relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques porte-t-il atteinte aux droits et libertés garantis par l'article 4 de la déclaration des droits de l'homme ?

3. Sur les autres demandes des parties et les dépens

En application des dispositions de l’article 23-3 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, lorsqu’une question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu’ à réception de la décision de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil constitutionnel.

Le cours de l’instruction n’est pas suspendu et la juridiction peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires. En outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d’entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives pour les droits d’une partie, la juridiction qui décide de transmettre la question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement tranchés.

En l'espèce, aucun élément ne rend nécessaire que soient ordonnées des mesures provisoires ou conservatoires, ni que des points du litige soient immédiatement tranchés.

Il sera donc sursis à statuer sur l’ensemble des demandes des parties, et les dépens seront réservés.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement, par jugement contradictoire, insusceptible de recours indépendamment du jugement sur le fond,

DIT n’y avoir lieu à transmettre à la Cour de cassation la question de la constitutionnalité de l’article 18-6^-de la loi n° 47-585 du2 avril 1947 relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques ;

ORDONNE la transmission à la Cour de cassation de la question suivante;

L'article 18-6 6° de la loi n° 47-585 du 2 avril 1947 relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques porte-t-il atteinte aux droits et libertés garantis par l'article 4 de la déclaration des droits de l'homme ?

DIT que le présent jugement sera adressé à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité ;

DIT que les parties et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision ;

SURSOIT à statuer sur les demandes des parties ;

DIT que l’affaire sera rappelée à l’audience du vendredi 6 novembre 2015 à 13h30, les parties devant informer le juge de la mise en état de la décision rendue par la Cour de cassation ;

RESERVE les dépens.

Fait et jugé à Paris le 15 Mai 2015

Le Greffier

Le Président