Tribunal de grande instance de Paris

Ordonnance du 27 juin 2013, N° RG : 13/08835

27/06/2013

Renvoi

\TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS

1/2/1 nationalité A

N° RG : 13/08835

N° Minute :

R.L.G.

ORDONNANCE DE TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ

Demandeur à la question prioritaire :

Madame [F A] agissant en qualité de représentante légale de sa fille mineure [A B C]

[adresse 1]

[LOCALITE 2]

représentée et assistée par Me Bruno POULAIN , avocat au barreau de Paris, vestiaire C1028

Défendeur :

LE PROCUREUR DE LA REPUBLIQUE

Parquet 01 Nationalités

4 Boulevard du Palais

75055 PARIS

Madame Christine TEIXIDO, Vice-Procureure

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Le 27 Juin 2013,

Nous, Rozenn LE GOFF, Vice-Présidente, assistée de Nicole TRISTANT, Greffier ;

EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

Par acte du 28 mars 2011, le procureur de la République a fait assigner Mme [F A], ès qualités de représentante légale de sa fille mineure [B C A], qui s’est vu délivrer un certificat de nationalité française par le greffier en chef du tribunal d’instance d’Ivry-sur- Seine le 31 juillet 2003, afin de voir juger que [B C A], née le [DateNaissance 3] 2001 à [LOCALITE 4] d’une mère née le [DateNaissance 5] 1969 à [LOCALITE 6] ([LOCALITE 7]), de nationalité congolaise, n’est pas française dès lors que la reconnaissance de paternité souscrite à son profit le [...] 2002 par M. [D E], né le [DateNaissance 8] 1954 à [LOCALITE 9], de nationalité française, a été annulée par le tribunal de grande instance de Lille suivant jugement du 3 juillet 2007, comme étant frauduleuse .

Suivant mémoire régulièrement notifié par voie électronique le 5 avril 2013, Mme [F A], ès qualités de représentante légale de sa fille mineure, [B C A], a soulevé une question prioritaire de constitutionnalité relative à l’article 29-3 du Code civil.

En application de l’article 61-1 de la Constitution, lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. En application de l’article 23-1 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d’irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé .

Devant une juridiction relevant de la Cour de cassation, lorsque le ministère public n’est pas partie à l’instance, l’affaire lui est communiquée dès que le moyen est soulevé afin qu’il puisse faire connaître son avis.

En l’espèce, Mme [F A], ès qualités de représentante légale de sa fille mineure [B C A] prétend que l’article 29-3 du Code civil porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, en ce qu’il accorde au ministère public un droit d’action imprescriptible en matière de négation de la nationalité française.

Mme [F A], ès qualités de représentante légale de sa fille mineure [B, C A] soutient que l’article 29-3 du Code civil méconnaît les dispositions constitutionnelles françaises en ne respectant pas l'égalité devant la loi de tous les citoyens puisqu'elle permet de traiter moins favorablement une enfant mineure à laquelle aucune faute ne peut être directement reprochée, qu’une personne ayant acquis la nationalité française par un mariage de complaisance, ou que l’auteur d’infractions pénales graves ayant acquis la nationalité française depuis plus de 10 ans.

La demanderesse soutient également que l’absence de conditions précises imposées par l’article 29-3 du Code civil prive de toute garantie d'identité sociale les citoyens ayant acquis la nationalité française par filiation, méconnaissant le droit au respect de la vie privée que protège le préambule de la Constitution.

Suivant mémoire régulièrement notifié par voie électronique le 13 mai 2013, le procureur de la République s’associe à demande de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité, soutenant que le caractère imprescriptible de son action négatoire de nationalité française à l’égard des individus ayant acquis cette nationalité par filiation induit une inégalité au regard de la situation des individus ayant acquis la nationalité française par déclaration ; que s’agissant de l’atteinte à la vie privée, le caractère imprescriptible de l’action ouverte au ministère public sur le fondement de l’article 29-3 du Code civil est toutefois tempéré par des dispositions de l’article 21-13 du même code qui dispose que « peuvent réclamer la nationalité française par déclaration souscrite conformément aux articles 26 et suivants, les personnes qui ont joui d'une façon constante, de la possession d'état de français, pendant les 10 années précédant leur déclaration. » ; que si l’action négatoire du ministère public n’entraîne pas, en tant que telle, une atteinte disproportionnée à la vie privée, au regard du trouble à l’ordre public causé par les fraudes massives à l’état civil dans le but d'obtenir indûment la nationalité française, son caractère imprescriptible peut par contre justifier la transmission de la question posée à la Cour de Cassation.

MOTIFS DE LA DECISION :

*Sur la recevabilité du moyen tiré de l'atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution :

En l’espèce, le.moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution a été présenté le 4 avril 2013 dans un écrit distinct dés conclusions de Mme [F A], ès qualités de représentante légale de sa fille mineure [B C A], et motivé. Il est donc recevable.

*Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation:

L’article 23-2 de l’ordonnance précitée du 7 novembre 1958 dispose que la juridiction transmet sans délai et dans la limite de deux mois la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies :

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances :

3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

En l’espèce, la disposition contestée est applicable à la procédure, puisqu'elle fonde l’action du procureur de la République, et n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel.

En outre, la question de la constitutionnalité de l’article 29-3 du Code civil n’est pas dépourvue de caractère sérieux, en ce que ce texte permet au ministère public d’agir en négation de la nationalité française reconnue à un individu à un moment donné sur le fondement de la filiation, du double droit du sol, de Î’effet collectif d’une déclaration ou d’un décret, sans soumettre cette action aucune prescription. Tandis que, parallèlement, l’action du ministère public en contestation d’une déclaration acquisitive de nationalité française enregistrée en application des articles 26 et suivants du Code civil, est limitée par le délai biennal édicté par l’article 26-4 du Code civil.

Cette différence affectant le régime de l’action publique selon le mode d'attribution ou d’acquisition de la nationalité française, peut aboutir à rompre l’égalité des citoyens face à une même situation, en cas de fraude par exemple, en fonction du fondement sur lequel leur a été reconnue la nationalité française. Or l’égalité de tous les citoyens devant la loi, sans distinction d’origine, est un principe garanti par le premier article de la Constitution.

Par ailleurs, la nationalité constitue un aspect de l’identité sociale et partant, de la vie privée de l’individu. Or le droit au respect de la vie privée est protégé par la Constitution dès lors que des méconnaissances graves de ce droit sont de nature à porter atteinte à la liberté individuelle.

Certes, cette liberté ne peut conduire à bafouer la compétence que le législateur tient de l’article 34 de la Constitution pour fixer les règles concernant la nationalité.

De plus, l’ingérence du ministère public dans la vie privée apparaît légitime en cas de fraude à l’état civil, le trouble causé à l’ordre public justifiant alors son action en contestation de la filiation puis en contestation de la nationalité obtenue par filiation.

La question peut toutefois se poser de savoir si le caractère imprescriptible de l’action en négation de [a nationalité française, que le ministère public tient de l’article 29 -3 du Code civil, ne rend pas, dans certaines circonstances, son pouvoir d’ingérence disproportionné au regard du trouble causé à l’ordre public et excessif quant à la gravité de ses conséquences sur la vie privée des intéressés, s’agissant notamment des enfants mineurs.

Il y a donc lieu de transmettre à la Cour de cassation la question suivante :

L'article 29-3 du Code civil porte-t-il atteinte aux droits et libertés garanties par l’article er de la Constitution ainsi que par les articles 2 et 6 de la Déclaration Universelle des Droits de l’ Homme inscrite au préambule de la Constitution ?

PAR CES MOTIFS :

Statuant publiquement par ordonnance mise à disposition.au greffe de la juridiction, rendue contradictoirement et insusceptible de recours,

ORDONNONS la transmission à la Cour de cassation de la question suivante :

L'article 29-3 du Code civil porte-t-il atteinte aux droits et libertés garanties par l’article Ier de la Constitution ainsi que par les articles 2 et 6 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme inscrite au préambule de la Constitution ?

DISONS que la présente ordonnance sera adressée à la Cour de cassation dans les huit Jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties ;

DISONS que les parties et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision ;

DISONS que l'affaire sera rappelée à l’audience de mise en état du 15 mai 2014 à 14 heures (salle d'audience de la chambre du conseil de la 1ère chambre du tribunal) ;

RÉSERVONS les dépens et frais irrépétibles de l’incident ;

LE GREFFIER

N. TRISTANT

LA VICE-PRESIDENTE