Tribunal de grande instance de Bobigny

Ordonnance du 15 avril 2013 n° 13/00356

15/04/2013

Renvoi

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE BOBIGNY

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Chambre 1/Section 5

N° du dossier : 13/00356

ORDONNANCE DE RÉFÉRÉ DU 15 AVRIL 2013

TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

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Nous, Madame Béatrice PATRIE, Première Vice-Présidente, au Tribunal de Grande Instance de BOBIGNY, statuant en matière de référés, assistée de Madame Lina MORIN, greffier,

Après avoir entendu les parties à notre audience du 20 Mars 2013, avons mis l'affaire en délibéré et avons rendu ce jour, par mise à disposition au greffe de la juridiction en application des dispositions de l’article 450 du. Code de procédure civile, la décision dont la teneur suit :

ENTRE :

Société AIR FRANCE

Société anonyme dont le siège social est sis [adresse 1] - [LOCALITE 2], agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux

représentée par la SELAS ERNST & YOUNG SOCIETE D’AVOCATS, avocats au barreau des HAUTS-DE-SEINE, vestiaire : NAN 1733

ET :

SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CFTC (SNGAF CFTC)

dont le siège social est sis [adresse 3] - [LOCALITE 4], représenté par son Président en exercice Monsieur [A B]

représentée par Me Eric SLUPOWSKTI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : D0956

Par acte délivré le 25 février 2013, enregistré au répertoire général sous le numéro [...], la société AIR FRANCE a fait assigner le SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CFTC (SNGAF CET'O) en référé. Elle demande, au visa des articles 808 et 809 du code de procédure civile, de l’article L.2142-6 du code du travail, des dispositions de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, et de la loi n°88-19 du 5 janvier 1988 relative à la fraude informatique de :

Dire que la diffusion à destination des salariés de la société AIR FRANCE de messages électroniques de nature syndicale, en infraction avec les dispositions de l’article L.2142-6 du code du travail, les dispositions de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, et de la loi n°88-19 dù 5 janvier 1988 relative à la fraude informatique constitue un trouble manifestement illicite :

Constater la violation des dispositions du protocole d’accord collectif du 29 mars 2010 ;

Constater la violation des dispositions de la Charte d'utilisation du système d’information d’AIR FRANCE ;

Dire qu’il convient de prévenir un dommage imminent que constituerait le renouvellement de cette diffusion ;

En conséquence,

Ordonner la cessation et l’interdiction au SNGAF-CFTC de réitérer tout envoi similaire de message électronique à destination des salariés d’AIR FRANCE sous astreinte de 1.000 euros par infraction constatée ;

Dire que l’astreinte sera maintenue dans tous ses effets pendant trois mois et sera liquidée par la juridiction de céans en vertu de l’article 491 du code de procédure civile ;

Allouer à la société AIR FRANCE à titre de provision une somme de 30.000 euros au titre du préjudice non sérieusement contestable subi du fait des agissements du SNGAF-CFTC :

Dire que l’ordonnance sera exécutoire au seul vu de la minute :

En tout état de cause.

Condamner le SNGAF-CFTC au paiement d’une somme de 10.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile :

Condamner le SNGAF-CFTC aux entiers dépens en application de l’article 699 du code de procédure civile.

Au soutien de ses prétentions, la société AIR FRANCE expose que:

-Le SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CFTC (SNGAF CFTC) est une organisation syndicale de la société AIR FRANCE non représentative, ni au niveau de l’entreprise depuis les dernières élections professionnelles de mars 2011, ni au sein de l’établissement de droit syndical Exploitation Aérienne dans lequel est regroupé la quasi-totalité du personne] navigant commercial ;

-Par courriers électronique respectivement des 16,17 et 18 février 2013, le SNGAF-CFTC a adressé des messages de nature syndicale à l’ensemble du personnel navigant non commercial d’AIR FRANCE, à l’exception des cadres, représentant environ 15 000 salariés ;

-Ces messages envoyés de manière massive et répétée (14200 courriels reçus sur le réseau AIR FRANCE) n’ont pas été sollicités par leurs destinataires, pour la plupart nôn membres et/ou non abonnés aux lettres d’information du SNGAF-CFTC :

-Les adresses électroniques des salariés concernés ont été collectées par le SNGAF-CFTC par le biais de l’annuaire interne d’ AIR FRANCE accessible en ligne par les seuls salariés d’ AIR FRANCE, et ce, à leur insu et à l’insu d’AIR FRANCE ;

-Ces adresses ont été utilisées à des fins de diffusion de messages syndicaux sans que les salariés concernés d’AIR FRANCE aient été préalablement informés d’une telle utilisation de leurs adresses électroniques, de son objet et de leur droit d’accepter ou de refuser de telles communications syndicales électroniques ;

-Ces envois massifs non sollicités ont eu pour effet de ralentir considérablement le système informations d’AIR FRANCE et ont ainsi entravé le fonctionnement du système caractérisant le délit d’entrave à un système informatique prévu par le code pénal :

-De surcroît, le SNGAF à délibérément choisi de procéder à ces envois massifs dans le contexte d’une négociation syndicale menée depuis plusieurs mois avec les organisations syndicales représentant le personnel navigant commercial sur le point d'aboutir à un accord.

Par conclusions visées par le greffe le 18 mars 13/00472,le SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CFTC (SNGAF CFTC) demande de :

Dire et juger le SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CFTC (SNGAF CFTC) bien fondé en toutes ses demandes, fins et conclusions ;

Rejeter toutes les demandes de la société AIR FRANCE :

Constater le trouble manifestement illicite commis par la société AIR FRANCE ;

En conséquence,

Ordonner la cessation et l’interdiction de toute mesure de censure et d’interception des courriels du SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CFTC et sympathisants et cela, sous astreinte de 1.000 euros par infraction constatée ;

Condamner la société AIR FRANCE à 5.000 euros à titre de provision de dommages et intérêts au profit du SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CETC ;

Condamner la société AIR FRANCE à 5.000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive au profit du SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CFTC ;

Condamner la société AIR FRANCE à 5.000 euros à titre de dommages et intérêts sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile au profit du SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CFTC et aux entiers dépens en application de l’article 699 du code de procédure civile.

Par mémoire séparé, enregistré le 18 mars 2013 sous le numéro de répertoire général 13/00472, le SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CFTC (SNGAF CFTC) demande de :

Prendre acte de la question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions de la rédaction de l’article L.2142-6 du Code du Travail pour violation de l’article 6 du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 et de l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ;

Constater que la question posée porte sur une disposition qui n’a pas déjà été déclarée conforme à la constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil Constitutionnel dans des circonstances identiques ;

Constater que la question posée présente un caractère sérieux :

Transmettre à la Cour de Cassation sans délai la question prioritaire de constitutionnalité soulevée afin que celle-ci procède à l’examen qui lui incombe en vue de sa transmission au Conseil Constitutionnel pour qu’il relève l’inconstitutionnalité de la disposition concernée, prononce son abrogation et fasse procéder à la publication qui en résultera.

Par avis rendu le 19 mars 2013, le ministère public conclut à ce qu’il plaise au Tribunal de refuser de transmettre à la Cour de Cassation la question prioritaire de constitutionnalité posée par le SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CFTC (SNGAF CFTC).

MOTIFS

Sur la jonction

Le moyen tiré d’une question prioritaire de constitutionnalité étant opposé à la demande initiale, et l’article 23-3 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil Constitutionnel disposant que la juridiction qui transmet une telle question doit surseoir à statuer sur la demande initiale, il y a lieu, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice et en application des dispositions de l’article 367 du code de procédure civile, d’ordonner la jonction entre l’instance principale et celle née du moyen d’inconstitutionnalité.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité

L'article 22-2 de l’ordonnance susvisée dispose qu’il appartient à une juridiction judiciaire saisie d’une question prioritaire de constitutionnalité de la transmettre à la Cour de Cassation dès lors que:

“1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil Constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux. ”

Au cas d’espèce, le SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CFTC (SNGAF-CFTC) s’interroge sur la conformité à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et à l’article 6 du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 de l’article L.2142 du code du travail qui dispose que : “Un accord d'entreprise peut autoriser la mise à disposition de tracts de nature syndicale, soit sur un site syndical mis en place sur l'internet de l’entreprise, soit par diffusion sur la messagerie électronique de l'entreprise. Dans ce dernier cas, cette diffusion doit être compatible avec les exigences du bon fonctionnement de l'entreprise et ne doit pas entraver l'accomplissement du travail. L'accord d'entreprise définit les modalités de cette mise à disposition ou de ce mode de diffusion, en précisant notamment les conditions d'accès des organisations et les règles techniques visant à préserver la liberté de choix des salariés d'accepter ou de refuser un message.”

Sur l’applicabilité de la disposition contestée au litige ou à la procédure

L'article L.2142-6 du code du travail est expressément visé dans le dispositif de l’assignation délivrée par la société AIR FRANCE au SYNDICAT NATIONAL GROUPE AIR FRANCE CFTC et se trouve applicable au litige dans la mesure où la demanderesse invoque ces dispositions pour justifier qu’elle subordonne la diffusion de tracts de nature syndicale sur [a messagerie électronique de l’entreprise à un accord collectif d'entreprise, signé le 29 mars 2010, entre la société AIR FRANCE et l’ensemble des organisations syndicales, relatif au cadre et aux moyens conventionnels d’exercice du droit syndical au sein de l’entreprise. Cet accord, produit aux débats, n’autorise pas la diffusion sur la messagerie électronique de l’entreprise de messages de nature syndicale, et pose des interdictions en matière de diffusion de messages syndicaux aux adresses professionnelles des salariés.

Par ailleurs, la disposition contestée n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans lés motifs et le dispositif d’une décision du Conseil Constitutionnel.

Sur le caractère sérieux de la question posée

L'article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que ‘La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi”.

L'article 6 du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 prescrit que: “Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l'action syndicale et adhérer à un syndicat de son choix”.

L'article L.2142-6 du code du travail a pour effet de subordonner l’envoi de messages dématérialisés aux salariés à un accord d’entreprise ou à l’accord de l’employeur.

Il convient de souligner préalablement qu’ initialement, le code du travail a entendu définir les modalités de la communication syndicale à l’époque où l’un des vecteurs privilégiés de l’expression de ces organisations consistait dans l’affichage de messages sur des panneaux réservés à cet usage, et la distribution de tracts “papiers” aux travailleurs de l’entreprise.

Force est de constater l’importance prise dans la vie économique et sociale par la communication électronique, venue supplanter très largement, de nos jours, la communication papier. Ce mode de communication apparaît d’autant plus opérationnel lorsqu'il s’agit de correspondre entre personnes ou entités géographiquement mobiles, comme c’est le cas pour les personnels navigants de l’entreprise AIR FRANCE qui, partant sans doute de ce constat, envisage de démanteler le système de “casiers” ou de boites aux lettres implanté à l’usage de ses salariés sur ses sites d'exploitation.

Or, il convient de souligner que si l’article 2142- 4 du code du travail ne subordonne la diffusion de tracts syndicaux dans l’enceinte de l’entreprise à aucune autre condition que celles qu’il édicte, à savoir la distribution aux heures d'entrée et de sortie du travail, affirmant ainsi que ce mode d'expression, considéré à l’époque de l’adoption de ce texte comme essentiel pour la liberté syndicale, ne peut être restreint que par les lois et règlements en vigueur et en aucun cas soumis au bon vouloir de l'employeur ou à des dispositions conventionnelles.

Il peut donc apparaître paradoxal d’affirmer, comme le fait l’article 2142- 4 du code du travail, le principe de liberté d'utilisation d’un vecteur de communication qui devient chaque jour plus accessoire, et de consacrer le principe d’autorisation prévu par l’article 2142 - 6 du code du travail s'agissant du vecteur indispensable à toute communication moderne et efficace.

De toute évidence, il peut être soutenu, comme ne manque pas de le faire le SNGAF-CEFTC, que pareille disposition donne toute faculté à l'employeur. en l’absence d’un accord d'entreprise qui ne constitue qu’une possibilité aux yeux de la loi, d'exercer une forme de censure à l’encontre de toute expression syndicale contestant sa politique sociale, alors qu’en revanche, aucune disposition ne vient restreindre, même pour des motifs techniques liés au format des systèmes d’exploitation informatique, sa faculté de communiquer avec ses salariés en leur adressant des messages électroniques individuels.

L'existence d’un accord d’entreprise, bien qu’applicable à l’ensemble des organisations syndicales présentes sur la structure, y compris les organisations syndicales non représentatives, comme c’est le cas au sein de la société AIR FRANCE, qui interdit de diffuser des messages syndicaux sur les adresses électroniques des salariés sans que soient d’ailleurs précisées les contraintes techniques ou organisationnelles justifiant cette mesure, introduit, de manière générale, un déséquilibre flagrant entre les moyens de communication de la direction de l’entreprise et ceux des syndicats, et prive ces derniers d’un outil peu onéreux, ce qui apparaît particulièrement pénalisant pour les syndicats non représentatifs ne bénéficiant pas des financements nécessaires au recours à des formes d'expression plus onéreuses telles que l’impression de journaux et de tracts.

Or, s’il est incontestable que l’encadrement d’une liberté ne peut être assimilé à une privation de cette liberté, encore faut-il que les modalités retenues n’aboutissent pas à une atteinte disproportionnée à l’exercice de cette liberté. En l’espèce, il n’apparaît pas illégitime ou infondé de se demander si le régime d'encadrement mis en place par l’article L.2142 du code du travail ne constitue pas une atteinte disproportionnée au droit d’adhérer à un syndicat de son choix, ou plus généralement au principe de la liberté syndicale consacré par l’article 6 du préambule de la constitution du 27 octobre 1946.

Il convient, en conséquence, de constater le caractère sérieux de la question prioritaire de constitutionnalité posée par le SNGAF-CFTC et de transmettre cette question à la Cour de Cassation afin que celle-ci procède à l'examen qui lui incombe en vue de sa transmission éventuelle au Conseil Constitutionnel.

Par ailleurs, il y a lieu de surseoir à statuer sur la demande principale jusqu’à la réception de la décision de la Cour de Cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil Constitutionnel.

PAR CES MOTIFS

Statuant publiquement, par ordonnance contradictoire mise à disposition au greffe, non susceptible de recours, de droit exécutoire par provision,

Vu la question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions de la rédaction de l’article L.2142-6 du Code du Travail pour violation de l’article 6 du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 et de l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen,

Ordonnons la jonction de l’instance enregistrée sous le numéro de répertoire général 13/00356 avec l’instance enregistrée sous le numéro 13/0047 ;

Ordonnons la transmission sans délai à la Cour de Cassation de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée afin que celle-ci procède à l’examen qui lui incombe en vue de sa transmission éventuelle au Conseil Constitutionnel :

Disons que la présente décision sera adressée à la Cour de Cassation dans les huit jours avec les mémoires ou conclusions des parties :

Réservons les dépens.

FAIT AU PALAIS DE JUSTICE DE BOBIGNY, LE 15 AVRIL 2013.

LE GREFFIER

LE PRESIDENT