Tribunal d'instance de Basse-Terre

Jugement du 27 février 2013 n° 17-12-000064

27/02/2013

Renvoi

RG n° 17-12-000064

Code Nature de l'affaire : 92Z

SOMAF

C/

LA DIRECTION REGIONALE DES DOUANES

JUGEMENT DU 27 Février 2013

T.1 DE BASSE-TERRE

TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ

DEMANDEUR(S) :

SA SOMAF [LOCALITE 1] BAIE-MAHAULT, représenté(e) par Me CARPENTIER Jean-Philippe, avocat au barreau de PARIS

DÉFENDEUR(S) :

LA DIRECTION REGIONALE DES DOUANES [adresse 2], [LOCALITE 3], représenté(e) par Me DI FRANCESCO Jean, avocat au barreau de PARIS

COMPOSITION DU TRIBUNAL :

Président : ALVARADE Mariane

Greffier : CLAMAN Jean-Claude présent aux plaidoiries, MONGAILLARD Siella présente au délibéré

DÉBATS :

Audience publique du :28 novembre 2012

Copie exécutoire délivrée le

à

Copie délivrée le

à

Suivant acte du 7 mars 2012, la Société par actions simplifiée (SAS) SOMAF a fait citer la DIRECTION REGIONALE DES DOUANES ET DES DROITS INDIRECTS DE GUADELOUPE (DRDDIG) devant le Tribunal d’Instance de Basse-Terre aux fins de:

- condamner la DRDDIG à lui verser les sommes de :

- 32.217.805,61 euros en remboursement de l’octroi de mer et de l’octroi de mer régional payés,

-9.781.713,04 euros en indemnisation de son préjudice, tous chefs confondus,

- 3.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile

- condamner la DRDDIG aux dépens,

- voir ordonner l’exécution provisoire de la décision à intervenir.

La SAS SOMAF expose qu’elle exerce son activité en [LOCALITE 4] et qu’elle s’acquitte des taxes, dénommées « octroi de mer » et « octroi de mer régional » à l’occasion de l’introduction de marchandises et de biens nécessaires à son exploitation. Se prévalant du caractère illicite des taxes en cause au regard du droit communautaire, de la convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, du droit constitutionnel et du droit interne, elle s’est rapprochée de la Direction Régionale des Douanes les 17 octobre et 23 décembre 2611 aux fins d’obtenir le remboursement des sommes acquittées ainsi que l’indemnisation du préjudice qu’elle estime avoir subi. En l’absence de réponse, elle s’est trouvée contrainte d’assigner l’ Administration des Douanes devant le Tribunal de céans.

Elle explique que l’octroi de mer et l’octroi de mer régional sont deux taxes autonomes qui découlent de la loi n°2004-639 du 2 juillet 2004, intervenue à la suite d’une décision du Conseil de l’Union européenne n°2004/162/CE du 10 février 2004, que cette loi avait pour finalité de créer une distorsion fiscale afin de protéger la production industrielle dans les départements français d’outre mer, rétablir la compétitivité et permettre le maintien d’activités génératrices d'emplois, notamment par la taxation différenciée de certains produits locaux, tout en respectant le principe de proportionnalité, que le conseil avait préconisé la remise à la Commission Européenne avant le 31 juillet 2008 d’un « rapport relatif à l’application de ce régime spécifique de taxation afin de vérifier l’incidence des mesures prises et leur contribution à la promotion ou au maintien des activités économiques locales, compte tenu des handicaps dont souffrent les régions ultrapériphériques »,.

Elle indique que la Commission avait relevé que les informations transmises par les autorités françaises ne permettaient pas d’avoir une vue complète sur l’impact qu’a eu, au niveau économique et social, sur la production locale dans les DOM, l'application d’une taxation différenciée à l’octroi de mer, mais qu’elle avait toutefois permis de maintenir une production capable d’occuper une part plus ou moins grande du marché local, que la Commission déplorait en outre l’absence d’éléments sur l’impact de ce régime différencié des produits sur le niveau général des prix dans les DOM,

- qu’en réalité, l’octroi de mer ne respecte pas le principe de proportionnalité et son but initial se trouve détourné, puisqu’il correspond plus à un impôt local destiné à financer les collectivités locales,

- que ce financement desdites collectivités est subi par les importateurs et producteurs de biens à l’exclusion des prestataires de service, tels que les établissements bancaires ou les compagnies d’assurances, non visés par la loi du 2 juillet 2004, et ce, en violation du principe d’égalité devant l'impôt garanti par les textes communautaires et la Constitution,

- que l’octroi de mer ne respecte pas, tant dans sa nature que dans son fonctionnement, les prescriptions édictées par le Conseil de l’Europe et est en ce sens illégal, et l’octroi de mer régional, qui est une taxe autonome, prévue par l’article 37 de la loi du 2 juillet 2004, au surplus non validée par ce même Conseil, est tout aussi illégal,

- que cette loi a de plus introduit des pratiques discriminatoires entre les départements d’outre-mer, considérés entre eux comme territoires d'exportation,

Elle soutient que les taxes à l’octroi de mer sont illicites au regard du droit interne et des principes constitutionnels qui garantissent l’égalité entre tous les citoyens, métropolitains ou ultra marins, lesdits principes étant inscrits dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les constitutions du $ octobre 1958 et du 27 octobre 1946, aux articles 14 et 17 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et à l’article 1 du Protocole n°12 de l'ONU qui a posé un principe général d’interdiction des discriminations, que toutefois, imposer aux opérateurs de régler un octroi de mer revient à appliquer aux Antilles des règles différentes de celles applicables en Métropole et dans l’union européenne où la circulation des marchandises n’est soumise à aucune taxation, que c’est ainsi que le Conseil Constitutionnel a sanctionné des taxations abusives et affirmé le principe d’égalité devant la loi reconnu par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (décision n°73-51 du 27 décembre 1973) et que la Cour de Justice des Communautés Européennes a annulé des droits de douane déguisés (Décision n°168/78 du 27 février 1980).

* * *

En application de l’article 61-1 de la Constitution, lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction civile, 1l est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil Constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi de la Cour de Cassation qui se prononce sans délai.

En application de l’article 23-1 de l’Ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil Constitutionnel, devant les juridictions relevant de la Cour de Cassation, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est , à peine d’irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé.

Suivant conclusions du 28 novembre 2012, la SAS SOMAF demande, sur le fondement des dispositions précitées, que soit posée la question prioritaire de constitutionnalité suivante aux fins de transmission à la Cour de Cassation :

«La loi 2004-639 du 2 juillet 2004, en ce qu’elle n’est pas signée par les Ministres responsables, est-elle conforme aux dispositions des articles 13 et 19 de la Constitution et doit-elle, de ce fait être annulée ?

Par ailleurs, la loi 2004-639 du 2 juillet 2004 est-elle conforme à la Constitution et aux textes à valeur constitutionnelle suivants :

- A la constitution,

- Au préambule de la Constitution de 1958,

- Au préambule de la Constitution de 1946,

- À la Constitution elle-même, notamment aux articles 1, 34, 72, 72-1, 72-2, 72-3, 73, 72-4, 73, 74 et 74-1,

- Aux principes généraux d’égalité et de non discrimination, notamment celui d’égalité devant l’impôt,

- Au principe constitutionnellement garanti de sécurité juridique,

- A la liberté fondamentale de commerce et d’entreprise,

- À la liberté d’aller et de venir,

- À la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 et notamment aux articles 1, 2, 4, 6,7, 13, 14.

La SAS SOMAF explique qu’il existait une taxe d’octroi de mer qui était perçue à l’entrée des marchandises dans les villes de la métropole, qu’en ce qu’elle symbolisait une restriction injustifiée à la liberté d’aller et venir, elle était supprimée par une loi du 2 juillet 1943, que toutefois sous couvert de protection de la production locale, elle était réintroduite dans les départements d’outre mer sous deux formes, l’octroi de mer et l’octroi de mer régional, que cette situation est à l’origine de la cherté de la vie aux Antilles.

Elle observe que la nature de la taxe reste discutée, que cependant, assimilée à la taxe sur la valeur ajoutée, elle contrevient au principe de légalité édicté à l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, puisque la taxation finale d’une marchandise éligible, tva incluse, atteint 61,5%, alors que le taux maximum de la taxe sur la valeur ajoutée est de 8,5%, et qu’assimilée à un droit de douane, elle viole le principe de l’unicité territoriale de la République française,

- qu’elle contrevient encore aux droits des citoyens d’outre mer, lesquels sont garantis par les textes communautaires, les préambules des constitutions du 27 octobre 1946 et du 4 octobre 1958 et par la Constitution,

- que pour l’Outre-mer, la Constitution va bien au-delà de ces principes généraux, en y consacrant les articles 72,72-1,72-2,72-3,72-4,73, 74 et 74-1,

- que figure en outre au titre des droits garantis la liberté d’aller et de venir.

Elle ajoute qu’en application de l’article 34 de la Constitution qui précise que la loi détermine les principes fondamentaux, une loi de finances est nécessaire aux fins de déterminer les ressources et les charges de l’Etat dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique, que cette règle est bafouée, dès lors qu’une telle loi n’existe pas pour l’octroi de mer.

Se livrant à une analyse exhaustive de la loi du 2 juillet 2004, la SAS SOMAF soutient que l’intégralité de ses dispositions sont inconstitutionnelles, en ce qu’elles vont à l’encontre du principe fondamental d’égalité et qu’elles constituent une entrave à la libre circulation des marchandises, que cette inconstitutionnalité est caractérisée :

- quant à son champ d'application,

La SAS SOMAF indique que la loi crée une discrimination entre métropolitains et ultra-marins et entre ultra-marins entre eux, qu’ainsi certains territoires échappent à la loi ([LOCALITE 5], [LOCALITE 6]), les services en sont exclus et certaines entreprises sont exonérées d’octroi de mer à raison de leur taille, qu’elle a en outre accordé aux conseils régionaux un pouvoir d'exonération de importation de certaines marchandises, qu’un tel pouvoir qui leur permet de favoriser un opérateur économique au détriment d’un autre ainsi que de s’auto-octroyer des avantages en exonérant d’octroi de mer certains biens, va au-delà de celui prévu par l’article 72-2 de la Constitution, qui ne leur accorde que le seul pouvoir de moduler les impositions qu’elles reçoivent par l’assiette et le taux.

- quant à l’assiette de l'octroi de mer,

La SAS SOMAF observe qu’elle est déterminée en fonction d’une valeur en douane paradoxalement définie par la règlementation communautaire, alors que l’octroi de mer est perçu lors de l’importation des marchandises dans les départements d’outre mer, considérés comme territoires d’exportation

- quant au fait générateur et à l’exigibilité,

La SAS SOMAF relève la complexité des règles en la matière, observant que la loi discrimine les régions et départements d’outre mer, les biens et services et les opérateurs économiques guadeloupéens entre eux, que si généralement la taxe est exigible à l’entrée des marchandises sur les territoires d’outre mer, pour certains biens comme les produits pétroliers et assimilés, la taxe est exigible lors de la mise à la consommation à l’intérieur des ces territoires, ce qui n’est pas sans conséquence notamment quant à la liquidation de la taxe, qui se fait au moyen de déclarations en douane en cas d’exigibilité à l’importation ou de déclarations trimestrielles, dans les autres cas, ce premier mode de liquidation étant beaucoup moins favorable aux importateurs qui doivent s’acquitter de la taxe immédiatement au moment de l’entrée des marchandises,

- quant au régime de déduction,

La SAS SOMAF précise que si le principe de la déductibilité de l’octroi de mer a été posé, 1l est inapplicable compte tenu de son mode de liquidation, qu’en revanche les opérations exonérées ouvrent droit à déduction comme si elles étaient imposables, qu’en outre, la loi n’a pas prévu de droit au remboursement pour le surplus de taxe déductible, au contraire des opérations exonérées,

En ce qui concerne l’octroi de mer régional, la SAS SOMAF rappelle qu’il constitue une taxe distincte non autorisée par le Conseil de l’Europe, qu’il ne procède pas d’une loi organique mais de la seule volonté des conseils régionaux, lesquels n’ont pas la liberté d’en fixer l’assiette, pas plus que le taux.

Elle observe quant à l’affectation du produit de l’octroi de mer, que la loi du 2 juillet 2004 ne respecte pas le principe de la libre administration des collectivités territoriales, la taxe étant affectée de manière discriminatoire et en violation du principe d'égalité,

Suivant conclusions du 28 novembre 2012, la Direction Régionale des Douanes et Droits Indirects de Guadeloupe demande au Tribunal de dire n’y avoir lieu à transmettre à la Cour de Cassation la question prioritaire de constitutionnalité qui lui est soumise, au motif qu’elle est dépourvue de caractère sérieux, au sens de l’article 61-1 de la Constitution.

Elle soutient que la question de la conformité de la loi du 2 juillet 2004 relative à l’octroi de mer aux articles 14 et 17 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et à l’article 1” du Protocole n°12 de ladite convention manque de pertinence, l’article 61-I ne permettant d'examiner que la seule conformité de dispositions légales aux principes à valeur constitutionnelle.

Elle soutient encore que le principe de la libre circulation des marchandises est un principe de droit communautaire, qui échappe également à la compétence du Conseil Constitutionnel.

Elle fait valoir que les différences de traitement reposent sur le principe constitutionnel de spécificité des régions d’outre mer, qu’en l’espèce, aucune rupture d’égalité n’est caractérisée, la loi du 2 juillet 2004 mettant en œuvre des situations différentes, que le législateur peut également, en application des articles 34 et 72-2 de la Constitution, assujettir les collectivités à des obligations ou les soumettre à des interdictions répondant à des objectifs d’intérêt général,

Elle rappelle que le Conseil Constitutionnel a affirmé que « les recettes fiscales qui entrent dans la catégorie des ressources propres des collectivités s’entendent du produit des impositions de toute nature, notamment lorsque la loi les autorise à en fixer l’assiette, le taux ou le tarif, mais encore lorsqu’elle en détermine par collectivité, le taux ou une part locale d’assiette » (décision du 29 juillet 2004) et précisé qu’il appartenait au législateur sur le fondement des articles précités de déterminer les limites à l’intérieur desquelles une collectivité territoriale peut être habilitée à fixer elle-même le taux d’une imposition en vue de pourvoir à ses dépenses, sans toutefois que les règles posées par la loi n’aient pour effet de restreindre ses ressources fiscales au point d’entraver la libre administration, que c’est ainsi qu’en vertu du principe de libre administration des collectivités territoriales que la loi fixe les conditions d’application de l’octroi de mer en Guadeloupe, Guyane, Martinique et à la Réunion.

Elle ajoute que la constitution autorise une règlementation fiscale différente dans les régions d’outre mer, ce traitement fiscal différencié se justifiant au regard de l’économie de ces régions, de leur situation géographique, de la faiblesse de leurs ressources et de la faible taille de leur marché,

- que si l’article 13 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen impose une répartition équitable de la contribution commune en raison des facultés de chaque citoyen, 1l n’impose pas de définir des règles d’établissement de cette contribution s’appliquant uniformément à toutes les collectivités,

- qu'ont ainsi été légitimées la création de zones prioritaires de développement faisant l’objet de mesures d’incitations fiscales (Décision du 26 janvier 2003) et la différence de traitement appliquée au département de la Corse, eu égard à ses caractéristiques géographiques, économiques et à son statut particulier, dès lors que n’étaient pas en cause les conditions essentielles de mise en œuvre des libertés publiques (Décision du 17 janvier 2002),

- que si l’article 73 énonce que dans les départements et régions d’outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit, ils peuvent faire l’objet d’adaptations en raison du particularisme de ces collectivités,

- que c’est donc la Constitution elle-même qui prévoit la possibilité d’adapter les lois et règlements dans les régions d’outre-mer et qui permet un traitement fiscal adapté à leur situation.

Elle soutient que le champ d’application de l'octroi de mer et les conditions de la taxation sont clairement délimités par la loi du 2 juillet 2004, ainsi que l’exige l’article 72-2 de la Constitution, qui dispose que la loi peut autoriser les collectivités territoriales à fixer l’assiette et le taux des impositions « dans les limites qu’elle détermine »,

- que la taxe contestée, particulièrement encadrée par la loi, permet à la Région de [LOCALITE 7] de jouir d’une autonomie financière par des ressources fiscales propres,

- qu’ainsi, le produit de l’octroi de mer est affecté à une dotation globale répartie entre les Communes, le solde de la taxe alimentant un fonds régional pour le développement et l’emploi, ce qui permet de rétablir un équilibre entre les collectivités,

- que c’est en application de l’article 72-2 de la Constitution que les Conseils Régionaux peuvent mettre en place un octroi de mer régional et en fixer le taux,

- que plus généralement, le principe d’égalité ne fait pas obstacle à l’octroi d'avantages fiscaux ou à l'application d’impositions spécifiques dès lors que le législateur fonde son appréciation sur des critères objectifs et rationnels,

- que le Conseil Constitutionnel a ainsi a eu l’occasion de préciser que la taille de l’entreprise constituait un critère objectif justifiant un traitement différencié (CC 29 décembre 1998 — 28 décembre 2000 CC et 29 décembre 2009).

Elle ajoute que si la loi permet aux Conseils Régionaux d’exonérer de l’octroi de mer l’importation de certains biens et marchandises, il s’agit d’une simple faculté et que s’agissant des modalités de liquidation de la taxe et de son régime de déduction, le conseil constitutionnel a à plusieurs reprises affirmé la conformité des différences d’application du régime de déduction au principe d’égalité.

Elle précise en outre que l’argument tiré de l’absence de signature des Ministres responsables manque de pertinence dès lors que l’article 19 de la Constitution de 1958 dispose que les actes du Président de la République autres que ceux prévus aux article 8 alinéa 1, 11,12,16,18,54,56 et 61 sont contresignés par le Premier Ministre et, le ces échéant par les Ministres responsables et que la loi du 2 juillet 2004, n'ayant pas vocation à s’appliquer en dehors du territoire national, n1 le Ministre des affaires étrangères, n1 le Secrétaire d’Etat aux affaires européennes, ne sont responsables de son application et de sa mise en œuvre.

* En réplique aux arguments développés par l’Administration des douanes, la SAS SOMAF précise dans ses conclusions du 28 novembre 2012 (pages 33 et suivantes) qu’il n’est pas demandé au Conseil Constitutionnel de se prononcer sur la compatibilité de la loi avec les engagements internationaux et européens de la France mais qu’il s’agissait de mettre en évidence que la violation de principes constitutionnellement garantis.

Elle observe que s’il exact que des ruptures d’égalité peuvent se justifier par des différences de situation, la Direction des Douanes ne démontre ni une différence de situation des départements d’outre-mer en rapport direct avec l’objet de la loi contestée, ni l’existence d’une raison d’intérêt général en rapport avec ladite loi.

Elle indique que le pouvoir d’habilitation des collectivités territoriales prévu à l’article 73 de la Constitution est limité à un double titre, cette adaptation devant s’exercer dans le domaine de compétences des autorités concernées, ce qui n’est pas le cas des produits soumis à l’octroi de mer, avec en outre l’autorisation du parlement ou de l’autorité règlementaire, que la loi du 2 juillet 2004 n’emprunte pas la voie de l’habilitation, que de plus, le Conseil Constitutionnel a affirmé que ces adaptations qui se traduisent par un aménagement limité des compétences des régions et départements d’outre-mer par rapport aux autres régions et départements, restent subordonnées à l’existence d’une situation différente de celle de la Métropole ou d’un motif d’intérêt général.

Elle précise que c’est le principe général d’égalité qui est bafoué, l’octroi de mer créant une rupture d’égalité entre les opérateurs dans la formation des prix et qu’en ce qui concerne l’égalité devant l’impôt, aucun critère objectif et rationnel ne vient justifier que telle marchandise soit taxée plutôt qu’une autre, qu’il n’existe donc pas de véritable sécurité juridique, qu’ainsi la taxe n’est pas effectivement récupérable et la variation des taux en fonction des marchandises et des départements est laissée à l’appréciation des Conseils Régionaux.

Elle ajoute que la Direction des Douanes ne peut se retrancher derrière le principe de la libre administration des collectivités locales, qu’elle ne conteste pas au demeurant, que si l’existence de ressources propres est nécessaire au fonctionnement desdites collectivités, le législateur ne peut instituer un octroi de mer et un octroi de mer régional, sans méconnaître le principe d’égalité entre les collectivités qui implique que l’assiette, le taux ou les règles de recouvrement d’une imposition soient les mêmes pour tous, que par ailleurs, l’article 73 de la Constitution n’autorise que des mesures d’adaptation nécessitées par des situations particulières, sans pour autant conférer aux collectivités concernées une organisation particulière, que s’agissant du statut de la [LOCALITE 8], le Conseil Constitutionnel a souligné que l’accompagnement par l’Etat était justifié par un motif d’intérêt général consistant dans la relance de l’agriculture corse et ne résultait pas dans son insularité.

Elle indique en outre que les collectivités locales ne peuvent rompre l'égalité par la détermination de redevables ou de modalités d'imposition différenciées, que l’institution d’un impôt suppose ja prise en compte par le législateur des facultés contributives de chacun et qu’en ce qui concerne la liberté d’aller et venir sur le territoire national, elle est entravée par un déséquilibre manifeste, les flux de marchandises n’étant taxés que dans un seul sens, et les taxations dépendant du département d’outre-mer de destination.

*Le dossier a régulièrement été transmis au Ministère Public qui n’a formulé aucune observation.

L'affaire a été plaidée à l’audience du 28 novembre 2012 et mise en délibéré au 27 février 2013.

MOTIFS

Attendu qu’il n’est pas contestable que la question posée par la société demanderesse a été formulée dans un écrit distinct et motivé dans le cadre d’une instance en cours ; qu’elle est donc recevable ;

Qu’en application des articles 23-1 de l’Ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 issus de la loi organique du 10 décembre 2009, la juridiction devant laquelle est soulevé un moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution statue sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’Etat ou à la Cour de Cassation ;

Qu'il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont réunies :

1° la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure ou constitue le fondement des poursuites,

2°elle n’a pas été déjà déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil Constitutionnel, sauf changement de circonstances,

3°la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux ;

Qu’en l’espèce, la disposition contestée est applicable au litige ; qu’elle constitue le fondement même des poursuites initiées par la société demanderesse ;

Qu’elle n’a par ailleurs pas été déclarée conforme à la Constitution, le Conseil Constitutionnel n’ayant jamais été saisi de ce texte ;

Qu'il importe dès lors de se prononcer sur le caractère sérieux ou non de la question posée :

* Attendu que selon la société demanderesse, la loi n°2004-639 du 2 juillet 2004 n’est pas conforme à la Constitution, en ce que, si à l’origine, elle avait pour finalité de préserver la production industrielle dans les départements français d’outre mer par l’application d’une taxation différenciée à l’octroi de mer et à l’octroi de mer régional, elle a été détournée de cet objectif puisqu’elle contribue en définitive au financement des collectivités locales, sans que ce financement ait un lien quelconque avec l’économie et le développement des productions locales ;

* Qu’elle soutient qu’en ce que la double taxation qu’elle institue affecte les marchandises venant de France, elle introduit des inégalités entre la France métropolitaine et la [LOCALITE 9], les marchandises expédiées en France métropolitaine ne subissant aucune taxation, contribuant par la même à augmenter le coût de la vie,

- que la loi du 2 juillet 2004 introduit une inégalité entre les producteurs et importateurs de biens qui financent la taxe et les prestataires de services qui en sont exonérés, mettant à leur seule charge le financement des collectivités locales,

- qu’elle créée encore des inégalités entre le citoyen ultra-marin et le citoyen métropolitain, dont les droits sont pourtant pareillement garantis, qu’ainsi, l’égalité de tous devant la loi et l’indivisibilité du territoire de la République sont garantis par la Constitution, ces principes étant particulièrement affirmés pour l’outre mer par les préambules des Constitutions du 27 octobre 1946 et du 4 octobre 1958, lesquels font référence à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui énonce que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » (article 1), que « la loi est l'expression de la volonté générale » (article 6), que l’impôt « doit être également réparti entre tous les citoyens en raison de leurs facultés » (article 13), et que chaque citoyen a le droit « de constater …la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. » (article 14), que cette égalité est également préservée par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui pose en son article 14 le principe de l’interdiction des discriminations,

- qu’elle viole la liberté d’aller et venir et la liberté de commerce qui figurent également au nom des droits constitutionnellement garantis,

* que la société demanderesse ajoute que si l’article 72 de la Constitution pose le principe de l’autonomie des collectivités territoriales d’outre-mer et l’article 73 dispose que les lois et règlements peuvent faire l’objet d’adaptations en raison du particularisme des départements d’outre-mer, l’application de ces textes est subordonnée au respect des « droits constitutionnellement garantis» et des «conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti », l’article 72-2 rappelant le caractère fondamental du principe d’égalité auquel il ne peut être dérogé ;

- que la loi relative à l’octroi de mer est inconstitutionnelle dans toutes ses dispositions, tant quant à son champ d’application, puisqu'elle discrimine non seulement les métropolitains et les ultra- marins mais aussi les ultra-marins entre eux, certains départements d’outre-mer étant exclus du dispositif et certaines entreprises exonérées en raison de leur taille, et un pouvoir exorbitant d’exonération étant attribué aux Conseils Régionaux qui peuvent être tentés de favoriser tel opérateur économique au détriment de tel autre, que quant à ses modalités de déclaration et de déduction, puisque producteurs et importateurs sont tenus d’acquitter la taxe dès l’entrée de la marchandise dans le département sans pour autant pouvoir la déduire immédiatement,

* Qu’elle indique encore que contrairement à ce qui est soutenu par l’ Administration des Douanes, il n’est aucunement rapporté la preuve d’une différence de situation entre la France métropolitaine et les départements d’outre-mer en lien direct avec l’objet de la loi ni de l’existence d’un motif d’intérêt général, que c’est précisément cette situation différenciée ou ce motif d’intérêt général qui permettent d’encadrer le pouvoir d’habilitation des collectivités territoriales ;

Attendu que pour expliciter la question posée de la conformité de la loi du 2 juillet 2004 aux dispositions des articles 13 et 19 de la Constitution, la société demanderesse maintient que les signatures du Ministre des Affaires étrangères et du Secrétaire d'Etat aux Affaires européennes sont indispensables, dès lors que la loi vise les importations communautaires et extra-communautaires qui subissent l’octroi de mer dès leur entrée en [LOCALITE 10].

Attendu qu’il n’appartient pas au juge du fond de juger si le raisonnement de la SAS SOMAF est fondé ; qu’il sera seulement admis qu’un tel raisonnement n’est pas dépourvu de caractère sérieux ;

Qu'il conviendra donc de transmettre à la Cour de Cassation la question suivante :

«La loi 2004-639 du 2 juillet 2004, en ce qu’elle n’est pas signée par les Ministres responsables, est-elle conforme aux dispositions des articles 13 et 19 de la Constitution et doit-elle, de ce fait être annulée ?

Par ailleurs, la loi 2004-639 du 2 juillet 2004 est-elle conforme à la Constitution et aux textes à valeur constitutionnelle suivants :

- À la constitution,

- Au préambule de la Constitution de 1958,

- Au préambule de la Constitution de 1946,

- À la Constitution elle-même, notamment aux articles 1, 34, 72, 72-1, 72-2, 72-3, 73, 72-4, 73,74 et 74-1,

- Aux principes généraux d’égalité et de non discrimination, notamment celui d’égalité devant l'impôt,

- Au principe constitutionnellement garanti de sécurité juridique,

- A la liberté fondamentale de commerce et d’entreprise,

- A la liberté d’aller et de venir,

- À la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 et notamment aux articles 1, 2, 4, 6,7, 13, 14.

PAR CES MOTIFS

Le Tribunal, statuant par jugement contradictoire insusceptible de recours indépendamment du jugement sur le fond,

ORDONNE la transmission à la Cour de Cassation de la question suivante :

«La loi 2004-639 du 2 juillet 2004, en ce qu’elle n’est pas signée par les Ministres responsables, est-elle conforme aux dispositions des articles 13 et 19 de la Constitution et doit-elle, de ce fait être annulée ?

Par ailleurs, la loi 2004-639 du 2 juillet 2004 est-elle conforme à la Constitution et aux textes à valeur constitutionnelle suivants :

- À Ja constitution,

- Au préambule de la Constitution de 1958,

- Au préambule de la Constitution de 1946,

- À la Constitution elle-même, notamment aux articles 1, 34, 72, 72-1, 72-2, 72-3, 73, 72-4, 73, 74 et 74-1,

- Aux principes généraux d’égalité et de non discrimination, notamment celui d'égalité devant l'impôt,

- Au principe constitutionnellement garanti de sécurité juridique,

- À la liberté fondamentale de commerce et d’entreprise,

- A la liberté d’aller et de venir,

- À la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 et notamment aux articles 1, 2, 4, 6,7, 13, 14.

DIT que le présent jugement sera adressé à la Cour de Cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité ;

DIT que les parties et le Ministère Public seront avisés par tout moyen de la présente décision ;

SURSOIT à statuer sur les demandes des parties ;

DIT que l’affaire sera rappelée à l’audience du 5 juin 2013 à 8H;

Fait et jugé à Basse-Terre, le 27 février 2013,

Le Greffier