Tribunal de grande instance de Paris

Ordonnance du 11 mai 2012, N° RG 11/13039

11/05/2012

Renvoi

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS

3ème chambre 3ème section

N°RG: 11/13039

N° MINUTE : 3

Assignation du : 07 Septembre 2011

ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ETAT

rendue le 11 Mai 2012

DEMANDERESSE

LA FONDATION HANS HARTUNG ET ANNA EVA BERGMAN

Le Champ des Oliviers

173 Chemin du Valbosquet

06600 ANTIBES

représentée par Me Dominique DE LEUSSE DE SYON, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C2129, & Me Jean WEÏIL, Avocat au barreau de Paris vestiaire T06,

DEFENDERESSE

SOCIETE DES AUTEURS DANS LES ARTS GRAPHIQUES ET PLASTIQUES

11 rue Berryer

75008 PARIS

représentée par Me Hélène DUPIN, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #D1370

MAGISTRAT DE LA MISE EN ETAT

Marie SALORD, Vice-Présidente

assistée de Marie-Aline PIGNOLET, Greffier

DEBATS

A l’audience du 13 Mars 2012 , avis a été donné aux avocats que l’ordonnance serait rendue le 11 Mai 2012.

ORDONNANCE

Prononcée par remise de la décision au greffe

Contradictoire

en premier ressort

[G H I] est une peintre d’origine norvégienne, née en 1909 et décédée le [DateDécès 1] 1987 à [LOCALITE 2]. Elle a désigné à titre de légataire universel la Fondation de France pour ses biens situés en France.

Le peintre [D L] a été naturalisé français en 1945 et a résidé en [LOCALITE 3]. Il est décédé le [DateDécès 4] 1989 sans laisser d’héritiers réservataires et a désigné à titre de légataire universel la Fondation de France pour l’ensemble de ses biens situés en France.

Par ordonnance du 18 mars 1994, le président du tribunal de grande instance de Grasses a autorisé la Fondation de France à recueillir le legs universel consenti par les artistes [D L] et [G H I] afin de le transmettre à la fondation [D L] et [G H I], qui a été autorisée à recueillir ces legs par décret du 16 février 1994.

Le 5 décembre 1994, la fondation [D L] et [G H I] a adhéré à la société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques- l ADAGP- qui a reçu mandat d’assurer l’application et la gestion de ses droits d’auteur sur l’oeuvre des artistes, pour tous pays.

Les héritiers légaux de [D L] avaient également adhéré à l’ADAGP et notamment :

- Madame [A B C] épouse [M], sa nièce, 31 décembre 1989,

- Madame [J F], le 7 juillet 2008,

- et Monsieur [D-E F], le 21 septembre 2008.

Le 4 janvier 2011, la Fondation a adressé un courrier à l’ADAGP afin qu’elle lui verse les droits de suite perçus dans les pays accordant son bénéfice aux personnes morales. Par courrier du 11 janvier 2011, l’ADAGP lui a répondu qu’il lui appartenait de saisir les juridictions pour savoir si les légataires exclus dans la loi française peuvent ou non bénéficier du droit de suite dans les pays étrangers. Le 5 mai 2011, elle a ajouté qu’elle considérait que le droit de suite concernant les oeuvres vendues à l’étranger ne pouvait être versé tant qu’une décision judiciaire dans chacun des pays concernés n’aura été rendue pour établir le droit applicable dans chaque pays.

C’est dans ces conditions que par acte d’huissier délivré le 7 septembre 2011, la fondation [D L] et [G H I] a assigné devant le tribunal de grande instance de Paris l’ADAGP aux fins de, sous le bénéfice de l’exécution provisoire :

- dire et juger que l’ADAGP a commis une faute dans la gestion du mandat qu’elle lui a confié en ne lui versant pas les sommes collectées au titre du droit de suite relatif aux ventes d’oeuvres de [D L] et [G H I] dans les pays dans lesquels le bénéfice de ce droit est reconnu aux personnes morales,

En conséquence,

- condamner l’ADAGP à lui verser à titre provisionnel la somme de 60.000 euros à parfaire au vu des relevés des droits de suite qui seront communiqués par l’'ADAGP,

- ordonner à l’ADAGP de lui communiquer l’ensemble des relevés de droit de suite relatifs aux ventes d’oeuvres de [D L] et [G H I] depuis l’année 2001, sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard, 15 jours après le prononcé de la décision à intervenir,

- condamner l’ADAGP à lui verser la somme de 10.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

- condamner l’ADAGP aux entiers dépens.

Dans son assignation, la fondation [D L] et [G H I]

fait valoir que l’exclusion par le droit français du droit de suite des légataires au seul profit des héritiers constitue une discrimination entre ceux-ci et qu’en prenant l’initiative de l’écarter du droit de suite l'ADAGP méconnaît les termes de son mandat et commet une faute qu’elle doit réparer.

Par conclusions du 5 janvier 2012, la fondation [D L] et [G H I] a saisi le juge de la mise en état de la question prioritaire de constitutionnalité suivante : “les dispositions de l’article L. 123-7 du code de la propriété intellectuelle en ce qu’elles excluent du bénéfice du droit de suite les légataires contreviennent-elles au principe d'égalité consacré par l’article 8 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? ”.

L’article L.123-7 du code de la propriété intellectuelle dispose que “après le décès de l’auteur, le droit de suite mentionné à l’article L.122- 8 subsiste au profit de ses héritiers et, pour l’usufruit prévu à l’article L. 123-6 de son conjoint, à l’exclusion de tous légataires et ayants cause, pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années suivantes”.

La fondation [D L] et [G H I] soutient que cette disposition en établissant une distinction entre les héritiers ab intestat et légataires et excluant les seconds du bénéfice du droit de suite engendre une différence de traitement entre ces deux catégories d’héritiers qui n’est pas justifiée, si bien qu’elle viole le principe d'égalité. Elle indique que cette violation résulte du fait que sont traitées de façon différente des personnes placées dans une situation identique, sans que cette différence soit fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec l’objet de la loi.

Elle fait valoir que la double nature du droit de suite, droit alimentaire et patrimonial, s’oppose à toute distinction entre héritiers et légataires, que la limitation mise en place ne repose sur aucun motif d’intérêt général, est exceptionnellement restrictive par rapport aux droits d’auteur et méconnaît la volonté de l’artiste défunt en dérogeant à ses volontés.

Dans ses conclusions du 9 mars 2012, l’ADAGP demande au juge de la mise en état de :

- [a déclarer recevable et bien fondée,

En conséquence,

- déclarer la FONDATION [D L] ET [G H I] irrecevable en ses demandes pour défaut d'intérêt et de qualité à agir en application de l’article 122 du code de procédure civile,

- la débouter de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions, Sur la recevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité,

- constater que la question prioritaire de constitutionnalité relative à l’article L 123-7 du code de la propriété intellectuelle soulevée par la FONDATION [D L] ET [G H I] n’est pas applicable au litige dont le tribunal est saisi,

- déclarer la question prioritaire de constitutionnalité déposée par la FONDATION [D L] ET [G H I] irrecevable,

- renvoyer l’affaire devant le tribunal pour statuer sur ses demandes reconventionnelles.

Elle fait valoir que pour apprécier si la question soulevée est applicable au litige, 1l convient de se prononcer sur la recevabilité de la demande de la fondation et que celle-ci n’a recueilli que les biens des artistes détenus en France, si bien qu’elle ne peut bénéficier des droits de suite perçus à l’étranger sur les oeuvres qui y sont vendues. Elle en conclut que n'étant pas titulaire des droits invoqués, la demanderesse n’a ni qualité, ni intérêt pour agir.

Elle ajoute que la question prioritaire de constitutionnalité ne porte que sur l’application de l’article L. 123-7 du code de la propriété intellectuelle et que comme elle n’a pas eu dans le cadre de son mandat à se prononcer en faveur de la fondation pour les droits perçus à l'étranger, 1l ne lui être reproché d’avoir versé lesdits droits aux héritiers légaux de [D L]. Elle estime que la demande principale dont est saisi le tribunal n’est pas fondée sur l’application de l’article L 123-7 dudit code au litige mais sur la responsabilité du mandataire prévue par l’article 1992 du code civil, si bien que la disposition n’est pas directement applicable au litige.

Le ministère public a été avisé de la question prioritaire de constitutionnalité le 9 janvier 2012. Dans son avis du 12 mars 2012, il conclut que la question prioritaire de constitutionnalité est recevable, que les principes constitutionnels invoqués sont adaptés au litige et que la question revêt un caractère sérieux qui justifie sa transmission à la Cour de cassation.

Il fait valoir que la loi de 1957 qui a limité les effets du droit de suite n’a pas répondu à un motif d’intérêt général suffisant en excluant de

- son bénéfice les légataires qui peuvent être des personnes morales ou des personnes physiques, compagnon ou compagne et que les travaux préparatoires de la loi n’apportant aucune explication. Il estime que la disposition législative est contraire au principe d’égalité entre les héritiers garanti par la loi.

Il ajoute que L 123-7 s’applique au litige qui porte sur le fait que sur le fondement de cette disposition, l’ADAGP ne verse pas à la fondation [D L] et [G H I] les sommes collectées au titre du droit de suite à l’étranger.

L’avis du ministère public ayant été adressé au juge de la mise en état postérieurement à l’audience, le juge de la mise en état a autorisé les parties à faire connaître leurs observations sur cet avis par note en délibéré.

Dans sa note du 10 avril 2012, la fondation demanderesse fait siens les arguments du ministère public portant sur l’application de l’article L.123-7 du code de la propriété intellectuelle au litige.

Par note en délibéré du 12 avril 2012, l’ADAGP rappelle que, selon elle, l’article L123-7 n’est pas applicable au litige qui porte sur la responsabilité éventuelle du mandataire une fois que le tribunal aura tranché la question de la recevabilité de l’action et de la détermination du mandat qui lui a été confié.

MOTIFS

Vu l’article 61-1 de la Constitution, les articles 23-1 et 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et les articles 126-1 et suivants du code de procédure civile,

La question de constitutionnalité, qui a été présentée dans un écrit distinct et motivé, est recevable.

L'article L.123-7 du code de la propriété intellectuelle dispose que "après le décès de l’auteur, le droit de suite mentionné à l’article L.122- 8 subsiste au profit de ses héritiers et, pour l’usufruit prévu à l’article L. 123-6 de son conjoint, à l’exclusion de tous légataires et ayants cause, pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années suivantes”.

La disposition contestée n’a pas été déclarée conforme à la Constitution.

Pour que la question de constitutionnalité soit transmise à la Cour de cassation, il faut que la disposition contestée soit applicable au litige.

L’ADAGP soulève l’absence de qualité et d’intérêt pour agir de la demanderesse. L’examen de cette fin de non-recevoir ne ressort pas de la compétence du juge de la mise en état et, en tout état de cause, si la fondation [D L] et [G H I] n’est titulaire que des droits d’auteur des oeuvres situées sur le territoire français au moment du décès des artistes, ces oeuvres peuvent par la suite être vendues par leur propriétaire à l'étranger, ce qui implique que se pose nécessairement la question de la répartition du droit de suite entre héritiers et légataires.

Si la demanderesse fonde ses demandes sur une faute de l’ADAGP en sa qualité de mandataire sur le fondement de l’article 1992 du code civil, cette faute est selon elle caractérisée par l’application que fait la défenderesse de l’article L. 123-7 du code de la propriété intellectuelle. En effet, la demanderesse fait grief à l’AGADP de ne pas lui verser les sommes récoltées au titre du droit de suite dans les pays accordant aux personnes morales son bénéfice et de lui opposer à ce titre les dispositions de cet article. Dès lors, l’article L. 123-7 du code de la propriété intellectuelle a un lien réel avec l’instance en cours et son application conditionne la solution du litige.

La question prioritaire de constitutionnalité ne peut être soumise à la Cour de cassation que si elle n’est pas dépourvue de caractère sérieux. Au sens des travaux parlementaires, cette condition vise à écarter les questions fantaisistes dont l’objet n’a qu’un caractère dilatoire.

En l’espèce, il est constant que l’article L. 123-7 du code de la propriété intellectuelle crée une différence de traitement entre les héritiers et les légataires, qui sont exclus du bénéfice du droit de suite, sans qu’un motif d’ordre général évident explique cette différence.

Le fait de savoir si cette distinction viole le principe d’égalité énoncé dans l’article 8 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen n'apparaît donc pas dépourvu de caractère sérieux.

Au vu de l’ensemble de ces éléments, il convient de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation.

PAR CES MOTIFS

Le juge de la mise, statuant publiquement, par ordonnance mise à disposition au greffe, contradictoire et insusceptible de recours,

Ordonnons la transmission à la Cour de cassation de la question suivante : “les dispositions de l’article L. 123-7 du code de la propriété intellectuelle en ce qu’elles excluent du bénéfice du droit de suite les légataires contreviennent-elles au principe d’égalité consacré par l’article 8 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ?”,

Disons que la présente ordonnance sera adressée à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les conclusions des parties,

Disons que les parties et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision,

Disons que l’affaire sera rappelée à l’audience de mise en état du 4 septembre 2012 à 14h,

Réservons les dépens de l’incident.

Fait et rendue à Paris le 11 Mai 2012

Le Greffier

Le Juge de la mise en état