Cour d'Appel de Colmar

Arrêt du 19 avril 2012, Minute N° 266/2012

19/04/2012

Renvoi

ID

MINUTE N° 266/2012

Copies à:

Maître CROVISIER

Maître SCHNEIDER

MINISTÈRE PUBLIC

Le 19 avril 2012

Le Greffier

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE COLMAR

DEUXIEME CHAMBRE CIVILE - SECTION À

ARRÊT AVANT DIRE DROIT DU 19 avril 2012

Numéro d'inscription au répertoire général : 2 A 10/05995

Décision déférée à la Cour : jugement du 25 octobre 2010 du

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE de STRASBOURG

APPELANTS :

- demandeur :

1 - Monsieur [A E]

demeurant [LOCALITE 1]

[LOCALITE 2]

- défenderesse :

2 - Madame [A-B E] épouse [C]

demeurant [adresse 3]

[LOCALITE 4]

représentés par Maître CROVISIER, avocat à COLMAR

plaidant : Maître AMIET, avocat à STRASBOURG

INTIMÉ et défendeur :

Monsieur [J E]

demeurant [adresse 5]

[LOCALITE 6]

représenté par Maître SCHNEIDER, avocat à COLMAR

plaidant : Maître KARM, avocat à STRASBOURG

COMPOSITION DE LA COUR :

L’affaire a été débattue le 01 mars 2012, en audience publique, devant la Cour composée de :

Monsieur Jean-Marie LITIQUE, Président de Chambre

Madame Martine CONTE, Conseiller

Madame Isabelle DIEPENBROEK., Conseiller

qui en ont délibéré.

Greffier, lors des débats : Madame Laurence VETTOR

MINISTÈRE PUBLIC auquel le dossier a été communiqué :

Monsieur Jacques SCHMELCK, Avocat Général

ARRÊT avant dire droit

- prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de Procédure Civile.

- signé par Monsieur Jean-Marie LITIQUE, Président et Madame Laurence VETTOR, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Ouï Madame Isabelle DIEPENBROEK, Conseiller en son rapport,

***

FAITS, PROCÉDURE et PRÉTENTIONS des PARTIES

A l’occasion du mariage de leur fils [J E], les époux [I E] et [F G] lui ont fait donation à titre de dot, par acte du 21 avril 1966, d’une exploitation agricole située à [LOCALITE 7] comportant des locaux d'habitation et à usage agricole ainsi que du cheptel et des immeubles à usage agricole. La donation était assortie d’une réserve d’usufruit sur un immeuble et de différentes Charges.

M. [I E] est décédé le [DateDécès 8] 1972, laissant pour lui succéder ses trois enfants [A], [J] et [A-B] ainsi que son épouse.

La procédure de partage judiciaire a été ouverte par ordonnance du tribunal d’instance de Brumath du 23 octobre 2002. Un procès-verbal de difficultés a été dressé le 22 octobre 2003 en suite duquel M. [A E] a saisi le tribunal de grande instance de Strasbourg aux fins de voir ordonner une expertise concernant la valeur des biens donnés à M. [J E].

Mme [F E] est décédée le [DateDécès 9] 2004 laissant pour lui succéder ses trois enfants.

Par Jugement en date du 25 octobre 2010, le tribunal à dit que la valeur de la donation reçue par M. [J E] serait déterminée en application de l’article 73 de la loi du 1° juin 1924.

M. [A E] et Mme [A-B C née E] ont interjeté appel de ce jugement.

Par écrits déposés le 20 janvier 2012, les appelants ont soulevé une question

prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article 73 de la loi du 1° juin 1924 et ont sollicité le sursis à statuer.

Ils soutiennent que le tribunal ayant fait application de ce texte, la disposition est donc incontestablement applicable au litige et que la disposition incriminée n’a jamais été soumise au contrôle du Conseil constitutionnel. Ils considèrent en effet que, quand bien même le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur le principe de l’existence d’un droit dérogatoire, il ne s’est pas pour autant prononcé sur chacune de ses dispositions spécifiques, lesquelles restent susceptibles de faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité.

Ils prétendent que la disposition incriminée porte atteinte au droit de propriété consacré par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et ainsi qu’au principe d'égalité des citoyens devant la loi consacré par les articles 6 de ladite Déclaration et 1er de la Constitution du 4 octobre 1958.

Ils soutiennent en effet que ce texte, qui, en matière de donation portant sur une exploitation agricole, impose l’évaluation de la récompense due aux cohéritiers sur la base du revenu net moyen de l’exploitation à l’époque de l’ouverture de la succession, conduit, dans certaines hypothèses à léser les cohéritiers qui ne percevront pas une juste indemnisation par rapport à la valeur des biens. Il en est ainsi notamment lorsque les biens ne sont plus exploités au jour de l’ouverture de la succession ou lorsqu'ils sont exploités par un tiers ou encore lorsque l'exploitation n’est pas rentable ou lorsque la valeur intrinsèque des terrains a notoirement augmenté.

Ils prétendent en outre que ce texte instaure des discriminations et une rupture d'égalité, d’une part en faveur de l’héritier donataire, alors que tous les héritiers sont de statut de droit local, et d’autre part entre les exploitations, puisqu'il s’agit de dispositions qui ne bénéficient qu’aux personnes originaires des trois départements d’Alsace-Moselle, quel que soit le lieu d’exploitation. Ils considèrent enfin qu’il porte atteinte à la réserve héréditaire.

Par conclusions des 25 janvier et 10 février 2012, M. [J E] conclut au rejet de la question prioritaire de constitutionnalité et sollicite une indemnité de procédure de 1500 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Il fait valoir que par une décision en date du 5 août 2011 le Conseil constitutionnel s’est prononcé en faveur de la constitutionnalité d’un droit local dérogatoire en ayant dégagé un nouveau principe fondamental reconnu par les lois de la République.

Il en déduit que le grief de violation du principe d’égalité ne peut donc plus être retenu et que la question prioritaire de constitutionnalité est irrecevable sur ce fondement quelle que soit la disposition de droit local critiquée.

Il considère qu’il n’y a pas d’atteinte au droit de propriété, seule la propriété acquise étant protégée et non un droit de propriété futur ; or le décès n’opère pas transfert de propriété mais seulement ouverture de droits pour les héritiers. Il estime que la question est dépourvue de caractère sérieux, l’évaluation en cas de cessation d’activité devant se faire par rapport à une exploitation de structure équivalente à la date d’ouverture de la succession, observant que cette évaluation n’est pas nécessairement défavorable pour les co-héritiers. Il conteste toute atteinte à la réserve, la disposition critiquée ne concernant que la réduction des libéralités.

Par conclusions du 14 février 2012, le Procureur Général a conclu à l’irrecevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité comme ayant été tranchée par le Conseil constitutionnel qui a déclaré le droit local conforme à la constitution.

MOTIFS

Le moyen tiré de l’atteinte portée aux droits et libertés garantis par la Constitution ayant été présenté dans un écrit motivé, distinct des conclusions, conformément à l’article 23-1 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, est recevable.

L'article 23-2 de l’ordonnance précitée dispose que la juridiction transmet sans délai la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation s1 les conditions suivantes sont réunies :

- la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure ou constitue le fondement des poursuites,

- elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil Constitutionnel, sauf changement de circonstances,

- elle n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

En l’espèce, le tribunal a retenu que l’article 73 de la loi d'introduction du 1er juin 1924 est applicable au litige et il n’est pas discuté qu’il s’agit de la réduction d’une libéralité, portant sur une exploitation agricole, consentie à un successible en ligne directe, par des donateurs ayant le statut d'[LOCALITE 10] comme étant respectivement nés les [DateNaissance 11] 1911 et [DateNaissance 12] 1917 à [LOCALITE 13] ([LOCALITE 14]).

Il est en outre constant que cette dispositions spécifique n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil Constitutionnel.

Si dans sa décision en date du 5 août 2011, le Conseil Constitutionnel a dégagé un nouveau principe fondamental des lois de la République et s’est prononcé en faveur de la valeur constitutionnelle du principe de l’existence d’un droit local dérogatoire, il en résulte que les règles de droit local ne peuvent plus être critiquées sur le fondement du principe constitutionnel d’égalité des citoyens devant la loi, mais il n’en demeure pas moins que chacune des dispositions spécifiques de droit local peut faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité par rapport à d’autres principes constitutionnels.

M. [A E] et Mme [A-B C] invoquent de manière inopérante une rupture d’égalité entre héritiers de statut local, alors que les articles 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et 1er de la constitution du 4 octobre 1958 garantissent l'égalité des citoyens devant la loi et non pas l’égalité entre héritiers.

Pour le surplus, ils critiquent la règle d’évaluation spécifique posée par l’alinéa 3 de l’article 73 comme portant atteinte au droit de propriété consacré par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en ce qu’elle ne garantirait pas une juste indemnisation des co-héritiers du donataire en rapport avec la valeur réelle des biens.

C’est à tort que l’intimé soutient que les appelants ne pourraient se prévaloir d’une atteinte à leur droit de propriété alors que,.conformément à l’article 724 du code civil, les héritiers désignés par la loi sont saisis de plein droit des biens, droits et actions du défunt.

La question présente en outre un caractère sérieux en ce qu’il convient d’apprécier si l’article 73 alinéa 3 de la loi du 1er juin 1924 qui impose pour le calcul de l’indemnité de réduction une méthode d’évaluation de l’exploitation agricole se référant au seul revenu net moyen de l'exploitation à l'époque de l'ouverture de la succession, permet une juste indemnisation des cohéritiers du gratifié, dès lors qu’il n’est pas tenu compte de la valeur réelle des biens, notamment des immeubles, la composant

Il y a donc lieu de transmettre à la Cour de cassation la question suivante : l’article 73 de la loi du 1er juin 1924 porte-il atteinte au droit de propriété garanti par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en ce qu’il prévoit que l'estimation d'une exploitation agricole se fait à dire d'experts, sur la base du revenu net moyen de l' exploitation ë à l'époque de l'ouverture de la succession ?

L’article 23-3 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 dispose que, lorsqu’ une question est transmise, la juridiction saisie doit surseoir à statuer jusqu’à transmission de la décision de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil constitutionnel.

Il y a donc lieu de surseoir à statuer sur les autres demandes des parties, y compris sur les dépens et demandes sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

ORDONNE la transmission à la Cour de cassation de la question suivante : l’article 73 de la loi du 1er juin 1924 porte-il atteinte au droit de propriété garanti par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en ce qu’il prévoit que l'estimation d'une exploitation agricole se fait à dire d'experts, sur la base du revenu net moyen de l'exploitation à l'époque de l'ouverture de la : succession ?

DIT que le présent arrêt sera adressé à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties relatifs à à la question prioritaire de constitutionnalité ;

SURSOIT à statuer sur les demandes des parties, y compris sur celles formées sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, jusqu’à transmission de la décision de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil constitutionnel ;

DIT que l’affaire sera rappelée à l’audience sur incidents de mise en état du jeudi 27 septembre 2012 à 8 heures 30, au siège de la Cour salle n° 10 ;

RÉSERVE les dépens :

DIT que le Ministère Public et les parties seront avisés par tout moyen de la présente décision.

Le Greffier Le Président