Tribunal de grande instance de Strasbourg

Jugement du 1er février 2012 n° 11/05195

01/02/2012

Renvoi

R.G.: 11/05195

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS !

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE STRASBOURG

II° CHAMBRE CIVILE

CHAMBRE DU CONSEIL

*************

JUGEMENT du 01 Février 2012

TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

DEMANDEUR :

Monsieur [D E]

Profession : Technicien

né le [DateNaissance 1] 1970 à [LOCALITE 2] ([...])

[adresse 3]

[LOCALITE 4]

représenté par Me Patrick BALMITGÈRE, avocat au barreau de STRASBOURG,

vestiaire : 51

DEFENDEUR :

Monsieur Le PROCUREUR DE LA RÉPUBLIQUE PRÈS T.G.I. STRASBOURG

Quai Finkmatt

67000 STRASBOURG

COMPOSITION DU TRIBUNAL LORS DES DEBATS :

Karine FAESSEL, Présidente,

Julien SEITZ, Juge,

Stanislas MASSONIE, Vice-Président placé, affecté au Tribunal de Grande Instance de STRASBOURG selon ordonnance du 3 décembre 2010 de Monsieur le Premier Président de la Cour d’Appel de COLMAR

COMPOSITION DU TRIBUNAL LORS DU DÉLIBÉRÉ :

Karine FAESSEL, Présidente,

Audrey AGNEL, Juge,

Véronique BASTOS, Juge

MINISTÈRE PUBLIC :

Jean HAEFFELE, Vice-Procureur

GREFFIER LORS DES DÉBATS ET DU PRONONCÉ :

Florence PFLEGER

DEBATS :

À l'audience en Chambre du Conseil du 4 janvier 2012.

JUGEMENT :

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 01 Février 2012

Contradictoire, non susceptible de recours.

Signé par Karine FAESSEL, Première Vice-Présidente et par Florence PFLEGER, Greffier

* * * * *

EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

En application de l'article 61-1 de la Constitution lorsque, à l'occasion d'une instance au cours devant une juridiction, une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du conseil d'Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

En application de l'article 23-1 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, devant une juridiction relevant du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garanties par [a Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé.

En l'espèce M. [D E] a par application de l'article 177 du code civil sollicité la main levée de l’opposition formée par le Procureur de la République à son mariage avec [A B C] née le [DateNaissance 5] 1980 à [LOCALITE 6], de nationalité malgache, sans profession qui, après avoir été retenue au Centre de rétention administrative de [LOCALITE 7] a été expulsée vers [LOCALITE 8].

Les parties avaient prévu de se marier devant le maire de [LOCALITE 9] lorsqu'elles ont été destinataires d'une opposition à leur mariage dénoncée par huissier le 13 juin 2008 émanant du Procureur de la République au motif que le mariage envisagé n'aurait pour but que de maintenir [A C] sur le territoire français et ne correspondrait pas à une véritable relation entre les futurs époux.

Le Ministère public relevait que des discordances avaient été constatées quant à la composition familiale ainsi qu'à la date de la rencontre.

Le Ministère public a indiqué :

- que l'enquête permettait de dire que [A C] n'était arrivée en France que fin décembre 2007,

- que [A C] ne pouvait résider chez Monsieur M. [D E] en novembre 2007,

- que [A C] était venue en France avec un visa falsifié en vue de rencontrer un homme à épouser en l'occurrence M. [D E],

- que celui-ci, lors de l'enquête de police, sans doute ébranlé par les révélations qui lui avaient été faites au cours de la celle ci, déclarait vouloir retirer son dossier.

Le demandeur a présenté une question prioritaire de constitutionnalité : il prétend que les articles 175-1 et 180 du code civil méconnaissent les articles 1 et 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 et le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, notamment en ce qu'il permet au Ministère public de s'immiscer dans le libre exercice du droit au mariage par l'homme et la femme, réputés égaux.

Au vu de cette demande l'ordonnance de clôture du 10 mai 2011 a été révoquée le 05 octobre 2011.

Les débats ont été ré-ouverts et l'affaire a été renvoyée à l'audience du 4 janvier 2012.

Le Ministère public a dans un avis daté du 18 octobre 2011 soulevé l'irrecevabilité du moyen d'inconstitutionnalité soulevé par M. [E].

Il fait valoir que le Conseil constitutionnel s'est déjà prononcé en faveur de la conformité à la constitution des articles 171-1 et suivants du Code civil relatif à la validité des mariages célébrés à l'étranger (décision n° 2006 542 DC du 9 11 2006). Il a été jugé que le droit de se marier et de fonder une famille est considéré comme un droit fondamental de la personne. Il a été jugé que cette liberté ne fait pas obstacle à ce que le législateur prenne des mesures de prévention et de lutte contre les mariages contractés à des fins étrangères à l'union matrimoniale dès lors qu'ils prévoient des procédures mettant en place des délais adaptés ainsi que des recours juridictionnels effectifs.

Il ajoute que l'article 175 -2 du Code civil édicte des règles similaires à l'articlel71-4 du même code jugé conforme à la constitutionnalité. Ainsi il apparaît que l'action du Ministère public défini par les articles contestés s'inscrit dans le cadre de dispositions dont le principe a été validé par le Conseil constitutionnel.

Dans des conclusions en réponse datées du 29 novembre 2011, M. [D E] maintient sa demande de transmission de la question priorité de constitutionnel à la Cour de cassation et demande qu'il soit sursis à statuer.

Il met en avant les différences entre les dispositions relatives à la validité du mariage célébré à l'étranger et celles relatives à la validité des mariages célébrés sur le territoire national et rappelle qu'en tout état de cause dans le cadre du contrôle des mariages célébrés à l'étranger la liberté des époux est relativement sauvegardée puisque ces derniers demeurent valablement mariés malgré une éventuelle opposition formelle par le Ministère public.

À l'audience du 4 janvier 2012, le demandeur a repris sa demande et le Ministère public a conclu au refus de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation en raison de l'absence de caractère sérieux de la question.

MOTIFS DE LA DÉCISION

SUR LE MOYEN TIRE DE L'ATTEINTE PORTÉ AUX DROITS ET LIBERTÉS GARANTIT PAR LA CONSTITUTIONNALITÉ :

* Sur la recevabilité du moyen tiré de l'atteinte aux droits et libertés garantis par la constitutionnalité

En l'espèce le moyen tiré de l'atteinte aux droits et libertés garantis par la constitution a été présenté le 4 octobre 2011 dans un écrit distinct des conclusions de M. [D E] et motivé. Il est donc recevable.

* Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la cour de Cassation

L'article 23-2 de l'ordonnance précitée dispose que la juridiction transmet sans délai après les débats contradictoires la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation, si les conditions suivantes sont remplies :

1. La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure ou constitue le fondement des poursuites,

2. Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel sauf changement des circonstances,

3. La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

En l'espèce, la disposition contestée est applicable au litige, les articles1 75-1et 180 du code civil traitant des pouvoirs du ministère public en matière d'opposition à mariage.

En outre, elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

* Le demandeur fait valoir qu'au sens strict, la disposition contestée n'a pas déjà été déclarée conforme à la constitution puisque le Conseil constitutionnel ne s'est prononcé que sur la conformité à la constitution des articles 171-let suivants du code civil relatifs à la validité des mariages célébrés à l'étranger.

S'il est exact que la procédure d'opposition instaurée par ce texte est inspirée de celle prévue pour le mariage célébré en France, il n'en demeure pas moins qu'elle s'en distingue de façon essentielle.

Premièrement en ce qui concerne la compétence du Procureur de la République : la seule autorité compétente dans le cas des mariages célébrés à l'étranger est le Procureur de la République du Tribunal de Grande Instance où est établi le service central de l'état civil du ministère des affaires étrangères.

En deuxième lieu en ce qui concerne le champ d'application de la saisine du Procureur de la République, il se trouve être beaucoup plus large dans le cadre du nouveau texte, que dans celui de l'article 175-2. Sa saisine interviendra en effet non plus uniquement en cas d'indices sérieux laissant présumer une absence ou un vice de consentement au mariage au sens des articles 146 et 180 du code civil, mais à chaque fois que le dossier de mariage laissera présumer une nullité,

En troisième lieu en ce qui concerne la procédure elle-même qui par rapport à celle prévue à l'article 175-2 est simplifiée dès lors que le Procureur de la République dispose dans le cadre de l'article 171-4 du code civil de 2 mois à compter de sa saisine par l'autorité diplomatique ou consulaire compétente pour former opposition au mariage par acte motivé. Ici il dispose de quinze jours pour faire opposition tout en se réservant la possibilité de surseoir à la célébration pendant un mois, renouvelable une fois, afin de diligenter une enquête.

En quatrième lieu, s'agissant du caractère de la saisine du Procureur de la République, elle est simplement facultative dans le cadre de l'article 175-2 alors qu'elle sera obligatoire dans le cadre de l'article 171-4.

Enfin et surtout, le régime de contrôle du mariage célébré à l'étranger par une autorité étrangère entre deux français ou en français et un étranger, répond à d'autres impératifs à partir du moment où le mariage est par principe reconnu comme valable par les autorités françaises, alors qu'il n'est pas célébré par ces mêmes autorités.

Alors que l'article 171-1 pose le principe de la validité du mariage célébré par les autorités étrangères ou par les autorités diplomatiques ou consulaires françaises, l'article 175 -1 du code civil a pour objet d'empêcher la célébration du mariage.

Le souci de législateur est donc sans commune mesure avec les dispositions régissant le mariage célébré par les autorités françaises et sur le territoire français.

En l'espèce, la question prioritaire de constitutionnalité posée porte sur des dispositions autorisant le Ministère public à s'opposer à un mariage célébré sur le territoire français, ce qui signifie que c'est la liberté de se marier qui est susceptible d'être remise en cause.

Enfin une analyse des motifs de la décision du conseil constitutionnel du 9 novembre 2006 permet de s'assurer qu'elle ne peut pas préjuger de la constitutionnalité des dispositions législatives, objet de la présente question prioritaire de constitutionnalité.

Ce qui a guidé de la décision du Conseil constitutionnel c'est qu'in fine les dispositions relatives au contrôle du mariage des Français à l'étranger n'ont pas d'effet quant à la validité même du mariage et notamment de ses effets entre les époux. Les dites dispositions sont uniquement comme un obstacle à la transcription sur les registres de l'état civil français du mariage célébré à l'étranger par une autorité étrangère. En pareille circonstance la liberté des époux est relativement sauvegardée puisque ces derniers demeurent valablement mariés malgré une éventuelle opposition formée par le Ministère publique. En revanche lorsque le Procureur de la République décide de former opposition à mariage sur la base de l'article 175- 1 du code civil, par définition avant même la célébration du mariage, ladite opposition a pour effet essentiel d'empêcher la célébration même du mariage.

Il est donc argué par le demandeur que l'article 175-1du code civil constitue une atteinte majeure à la liberté du mariage composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

* A l'appui de sa question prioritaire de constitutionnalité, le demandeur fait également valoir que le Ministère public ne remet pas en cause la qualité du consentement des époux au moment du mariage qui par hypothèse n'a pas pu avoir lieu, mais prétend que les futurs époux poursuivent un but totalement étranger au mariage.

Ce faisant le Ministère public s'intéresse non pas à la liberté du consentement des futurs époux mais aux motivations qui les animent.

C'est la jurisprudence qui considère que le consentement doit s'analyser à l'aune des buts ou des motivations des époux puisque celle-ci se fonde sur l'article 146 pour dire que le mariage est le résultat d'une simulation. Or il est impossible d'une part d'isoler une seule motivation d'un individu et d'autre part cela revient à hiérarchiser les motivations des futurs époux, sans aucune référence légale ni même constitutionnelle.

La liberté individuelle qui comprend la liberté de se marier doit s'entendre de façon radicale de telle sorte que n'importe quel individu doit pouvoir se marier s'il y consent librement sans que les pouvoirs publics ne s'immiscent dans 1 ‘esprit de cet individu.

Enfin le demandeur soutient que pour que le Procureur de la république puisse former opposition au mariage, il lui faut rapporter la preuve de ce que l'un des futurs époux n'a pour unique motivation que celle de l'obtention d'un titre de séjour. Or Ià aussi il est impossible de rapporter la preuve de l'existence d'une intention matrimoniale avant la célébration du mariage, sauf à interpréter des faits antérieurs ou postérieurs à la célébration du mariage. Cela revient à ajouter une condition au mariage que même la loi ne prévoit pas.

Il est donc allégué que ce courant jurisprudentiel est inconstitutionnel puisqu'il existe déjà un régime de nullité du mariage permettant au Ministère public de sanctionner les mariages simulés en se fondant sur des éléments objectifs postérieurs à la célébration du mariage.

L'existence de ce régime de nullité est amplement suffisant et suffisamment attentatoire aux libertés pour qu'il ne soit pas nécessaire d'instituer encore un autre au régime dit des Oppositions à un mariage.

Il s'ensuit que la question posée n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

Par conséquent il y a lieu de transmettre à la cour de cassation la question suivante :

“Les articles 175-1, 146 et 180 du code civil ainsi que la jurisprudence de la Cour de cassation tendant à considérer de façon constante que :

- d'une part, le consentement donné par les époux est assimilable à leurs motivations,

- d'autre part, qu'il n'y a pas simulation si le but recherché comme le droit au séjour n'est pas exclusif de la volonté des futurs époux de vivre une véritable union matrimoniale sans éluder les conséquences légales du mariage, méconnaissent-ils les articles 1, 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et le préambule de la Constitution du 27 novembre 1946 notamment en ce qu'ils permettent au Ministère public de s'immiscer dans le libre exercice du droit au mariage par l'homme et la femme réputés égaux ?”

SUR LES DÉPENS

Les dépens sont réservés.

PAR CES MOTIFS

LE TRIBUNAL STATUANT PUBLIQUEMENT, PAR JUGEMENT MIS À DISPOSITION À DISPOSITION AU GREFFE DE LA JURIDICTION, RENDU CONTRADICTOIREMENT ET NON SUSCEPTIBLE DE RECOURS,

ORDONNE la transmission à la Cour de cassation de la question suivante :

“Les articles 175-1, 146 et 180 du code civil ainsi que la jurisprudence de la Cour de cassation tendant à considérer de façon constante que :

- d'une part, le consentement donné par les époux est assimilable à leurs motivations,

- d'autre part, qu'il n'y a pas simulation si le but recherché comme le droit au séjour n'est pas exclusif de la volonté des futurs époux de vivre une véritable union matrimoniale sans éluder les conséquences légales du mariage, méconnaissent-ils les articles 1, 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et le préambule de la Constitution du 27 novembre 1946 notamment en ce qu'ils permettent au Ministère public de s'immiscer dans le libre exercice du droit au mariage par l'homme et la femme réputés égaux ?”

DIT que le présent jugement sera adressé à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties ;

DIT que le Ministère Public et les parties seront avisés par tout moyen de la présente décision ;

DIT que l'affaire au fond sera rappelée à l'audience du 04 avril 2012, à 8h30, salle 36, à l’annexe du Tribunal de Grande Instance de Strasbourg, place d’Islande ;

RÉSERVE les dépens.

LE GREFFIER

Florence PFLEGER

LA PRÉSIDENTE

Karine FAESSEL