Cour d'Appel de Pau

Arrêt du 27 octobre 2011 n° 4812/11

27/10/2011

Renvoi

PPS/CD

Numéro 4812/ 11

COUR D'APPEL DE PAU

Chambre sociale

ARRÊT DU 27/10/2011

Dossier : 11/02310

Nature affaire : QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

ARRÊT

Prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour le 27 octobre 2011, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de Procédure Civile.

*****

Affaire :

[A B]

C/

SOCIÉTÉ DERICHEBOURG ATIS AÉRONAUTIQUE

APRES DÉBATS

à l’audience publique tenue le 12 Septembre 2011, devant :

Monsieur PUJO-SAUSSET, Président

Madame ROBERT, Conseiller

Madame PAGE, Conseiller

assistés de Madame HAUGUEL, Greffière.

Les magistrats du siège ayant assisté aux débats ont délibéré conformément à la loi.

Le dossier a été communiqué au Ministère Public le 23 juin 2011

dans l’affaire opposant :

APPELANT :

Monsieur [A B]

[adresse 1]

[LOCALITE 2]

Comparant, représenté par la SCP MARBOT-CRÉPIN, avoués à la Cour et assisté de Maître CABROL, avocat au barreau de TOULOUSE

INTIMÉE :

SOCIÉTÉ DERICHEBOURG ATIS AÉRONAUTIQUE

venant aux droits de la Société ATIS AVIATION

ZAC Aéroport

[adresse 3] [LOCALITE 4]

Représentée par Maître DUBOURDIEU de la Société d’avocats CAMILLE & Associés, avocat au barreau de TOULOUSE

sur appel de la décision

en date du 25 NOVEMBRE 2008

rendue par la COUR D'APPEL DE BORDEAUX

FAITS ET PROCÉDURE

Monsieur [A B] a été engagé par contrat à durée indéterminée en date du 12 février 2001 par la société ATIS AVIATION devenue depuis S.A.S. DERICHEBOURG ATIS AÉRONAUTIQUE, pour exercer les fonctions d’électricien chef d’équipe, affecté sur un chantier SOGERMA à [LOCALITE 5].

Par lettre recommandée avec demande d’avis de réception datée du 4 février 2002, l'employeur a notifié à Monsieur [A B] une mesure de licenciement pour motif économique, concernant 90 personnes ; un plan de sauvegarde de l’emploi a été organisé.

Au terme de son préavis, Monsieur [A B] a entrepris avec son collègue, Monsieur [C D], de saisir le Conseil de Prud'hommes de TOULOUSE le 9 juillet 2002, aux fins de contester son licenciement au motif que la nullité du plan de sauvegarde de l’emploi avait pour conséquence d’entrainer la nullité de son licenciement, et d’obtenir sa réintégration ainsi que des rappels de salaires et indemnités.

Par jugement du 17 janvier 2005, le Conseil de Prud’hommes de TOULOUSE présidé par le juge départiteur a prononcé la nullité du plan de sauvegarde de l’emploi en raison de l’insuffisance, voire de l’absence de mesure de reclassement interne, mais n’a pas prononcé la nullité du licenciement, le considérant sans cause réelle et sérieuse ; le Conseil de Prud'hommes a accordé à Monsieur [A B] la somme de 10.000 € à titre de dommages et intérêts et a ordonné avant dire droit au fond une expertise pour déterminer le montant des sommes dues au titre des heures supplémentaires et rappels de salaires.

Saisie par l’employeur d’un appel limité du jugement du 17 janvier 2005, la Cour d’Appel de TOULOUSE a, par arrêt du 15 septembre 2006, confirmé la décision du Conseil de Prud’hommes, en considérant que la nullité du plan de sauvegarde de l’emploi n’entrainait pas la nullité du licenciement.

Les deux parties ont formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt.

Par arrêt du 30 janvier 2008, la Cour de Cassation a cassé l’arrêt de la Cour d’Appel de TOULOUSE, considérant que l’insuffisance d’un plan de sauvegarde de l’emploi entraîne la nullité de la procédure de licenciement et des licenciements prononcés par l’employeur.

La Cour d’Appel de BORDEAUX, désignée comme Cour de renvoi, a, par arrêt du 25 novembre 2008, ordonné la réintégration de Monsieur [A B] dans l’entreprise et lui a alloué 50.000 € à titre de dommages-intérêts.

À nouveau saisie, la Cour de Cassation, par arrêt du 19 janvier 2011, a cassé l’arrêt de la Cour d’Appel de BORDEAUX, relevant que celle-c1 avait méconnu les exigences de l’article 455 du Code de Procédure Civile, en statuant sans répondre aux conclusions de l'employeur qui soutenait que Monsieur [A B], n’ayant pas deux ans d'ancienneté, les conséquences de son licenciement illicite étaient régies par l’article L. 122-14-5 devenu L. 1235-14 du Code du Travail qui exclut la nullité du licenciement en cas de méconnaissance par l’employeur de ses obligations en matière de plan social.

La Cour de Cassation a cassé et annulé l’arrêt de la Cour d’Appel de BORDEAUX, mais seulement en ce qu’elle a dit nul le licenciement de Monsieur [A B], ordonné sa réintégration au sein de la société ATIS Aviation devenue la S.A.S. DERICHEBOURG ATIS AERONAUTIQUE et condamné cette dernière à l’indemniser au titre du préjudice résultant de la perte de salaire subie entre son licenciement et le 30 novembre 2008 et de la perte d’une chance dans le déroulement de sa carrière ;

La cause et les parties ont été remises dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et renvoyé devant la Cour d’Appel de PAU.

La présente Cour a été régulièrement saisie par déclaration en date du 23 février 2011.

Avant tout débat au fond, Monsieur [A B] représenté et assisté par son avocat, a déposé et développé oralement un mémoire tendant au renvoi pour examen par la Cour de Cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité, en application de l’article 61-1 de la Constitution.

Par conclusions écrites, reprises oralement, auxquelles il convient de se référer, Monsieur [A B] demande à la Cour :

Vu l’article 61-1 de la Constitution ;

Vu l’article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- de prendre acte de la question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article L. 1235-14 1° du Code du Travail, pour violation du principe d'égalité et du droit à l’emploi garanti par le bloc de constitutionnalité ;

- de constater que la question soulevée est applicable au litige ;

- de constater que la question soulevée porte sur une disposition qui n’a pas été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel dans des circonstances identiques ;

- de constater que la demande présente un caractère sérieux ;

- de transmettre à la Cour de Cassation la question prioritaire de constitutionnalité soulevée, afin que celle-ci procède à l'examen qui lui échoit en vue de sa transmission au Conseil Constitutionnel, pour qu'il relève l’inconstitutionnalité de la disposition contestée, prononce son abrogation et qu’il fasse procéder à la publication qui en résultera.

Il soutient :

- que l’inconstitutionnalité est encourue au regard du principe d’égalité posé par l’article 1° de la Déclaration des Droits de L'homme et du Citoyen intégrée au bloc de constitutionnalité ;

- que l’article L. 1235-14 1° du Code du Travail critiqué, en écartant et en privant certains salariés du bénéfice de la nullité de leur licenciement et du droit à la poursuite de leurs contrats de travail, ceux qui ont moins de deux ans d’ancienneté - car ceux qui travaillent pour l’employeur de moins de 11 salariés ne sont pas touchés en réalité, puisque les entreprises de cette catégorie ne sont pas concernées par un plan de sauvegarde de l’emploi - contrevient aux principes d’égalité précité ;

- que l’article critiqué crée, à partir d’un même fait générateur - celui d’un plan de sauvegarde de l’emploi nul - une distinction et une différence de régime juridique au plan de la sanction applicable et de ses conséquences, entre les salariés, suivant qu’ils ont moins ou plus de deux ans d’ancienneté ; ainsi ceux-c1 voient leur licenciement annulé etse voient, s’ils le souhaitent, réintégrés, leur droit au maintien dans l’emploï est assuré, alors que ceux-là perdent définitivement leur emploi et n’ont droit qu’à une indemnisation, laquelle n’est d’ailleurs pas exclue pour les premiers ; que la différence de traitement est une différence de nature, d’ordre substantiel, surtout dans le contexte économique actuel est celui du marché de l’emploi ;

- que le Conseil, Constitutionnel a posé, par décision du 20 au 3 juillet 1996 (n° 96-380 DC) que le principe d'égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte, soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit ; que le principe d'égalité implique que la différence de traitement obéisse à des critères objectifs et rationnels que l’on cherche ici et que l’on peine à entrevoir ;

- que le préambule de la Constitution de 1946 prévoit que chacun a le droit de travailler et le droit d’obtenir un emploi ; que ce droit implique que le législateur pose des règles propres à assurer le droit pour chacun d’obtenir un emploi, tout en permettant l'exercice de ce droit dans le plus grand nombre et, au regard de ce principe, concernait ici, l’égalité entre les citoyens et plus que jamais de mise ;

- que l’application de l’article L. 1235-14 1° implique que le salarié ayant plus de deux ans d’ancienneté bénéficie de la nullité du licenciement et donc de la faculté d’être réintégré, son droit à l’emploi est assuré, alors qu’il est dénié à celui qui a moins de deux ans d’ancienneté qui à défaut de nullité de son licenciement, ne peut obtenir de réintégration, perdant ainsi définitivement son emploi.

Par conclusions écrites, reprises oralement, auxquelles il convient de se référer, la S.A.S. DERICHEBOURG ATIS AERONAUTIQUE demande au contraire de rejeter la question prioritaire de constitutionnalité.

Elle fait valoir :

- que Monsieur [A B] n’invoque pas en quoi le droit à l’emploi se verrait mis à mal par les dispositions de l’article L. 1235-14 du Code du Travail ; que le principe d’égalité n’a pas non plus de caractère absolu ;

- qu’en droit du travail, l’ancienneté d’un salarié dans une entreprise est créatrice de droit et constitue un critère objectif de différence de traitement ;

- que la question posée par Monsieur [A B] n’est pas une question sérieuse, la différence entre le droit tiré de l’ancien article L. 122- 4-4 et ceux tirés de l’ancien article L. 122-14-5 devenu l’article L. 1235-14, sont basés sur une différence objective de situation, à savoir une ancienneté supérieure ou inférieure à deux ans ; qu’octroyer aux salariés disposant d’une ancienneté inférieure à deux ans, des droits identiques en matière de nullité du licenciement qu’à ceux disposant d’une ancienneté supérieure, aboutirait en pratique, a des conséquences disproportionnées, voire à pervertir l’esprit de la loi.

Le MINISTÈRE PUBLIC conclut qu’il plaise à la juridiction de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité estimant que celle-ci est recevable,

MOTIFS DE LA DECISION

Sur le moyen tiré de l’atteinte portée aux droits et libertés garantie par la Constitution par l’article L. 1235-14 1° du Code du Travail :

Sur la recevabilité du moyen :

Attendu que le moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garanties par la constitution a été présenté à l’audience dans un écrit distinct par Monsieur [A B] :

Qu’il est donc recevable en la forme :

Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de Cassation :

Attendu que lorsqu'elle est saisie de moyens contestant la conformité d’une disposition législative, aux droits et libertés garantis par la Constitution, la Cour, avant de saisir le cas échéant la Cour de Cassation, doit rechercher, conformément aux dispositions de l’article 23-2 de l’ordonnance numéro 58-1067 du 7 novembre 1958, tel que créé par l’article 1° de la loi organique numéro 2009-1523 du 10 novembre 2009, si :

- la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites :

- elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil Constitutionnel, sauf changement de circonstances ;

- la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux ;

Attendu que l’article L. 1235-14 du Code du Travail dispose que :

ne sont pas applicables au licenciement d'un salarié de moins de deux ans d'ancienneté dans l’entreprise du licenciement opéré par un employeur employant habituellement moins de 11 salariés, les dispositions relatives à la sanction :

1° de la nullité du licenciement, prévues à l'article L. 1235-11...

Attendu que la Cour constate que les critères de l’article 23-2 de l’ordonnance numéro 58-1067 du 7 novembre 1958 sont remplis puisque :

- l’article L 1235-14 1° du Code du Travail est applicable à la procédure ; que la Cour de Cassation se fonde en effet, sur cet article pour casser l’arrêt de la Cour d'Appel de BORDEAUX du 25 novembre 2008 qui a prononcé la nullité du licenciement de Monsieur [A B] et par la suite ordonné sa réintégration et l’a indemnisé de son préjudice ;

- l’examen à ce jour de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel montre que l’article L. 1235-14 1° du Code du Travail n’a pas été déclaré conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil Constitutionnel ; en tout état de cause, le tableau répertoriant les dispositions déclarées conforme à la Constitution ne mentionne pas ce texte ;

- la question n’est manifestement pas dépourvue de caractère sérieux, puisqu'elle pose la question de la conformité d’un texte législatif aux principes constitutionnels d’égalité et du droit à l’emploi ; les éléments de la cause ne démontrent qu’il ne s’agit pas d’une procédure dilatoire de la part de Monsieur [A B] ;

Qu'il résulte des recherches effectuées par la Cour que cette question de la conformité des dispositions de l’article L 1235-14 1° du Code du Travail n’a pas encore été soumise à la Cour de Cassation en vue de la saisine éventuelle du Conseil Constitutionnel ;

Qu’en conséquence, la question prioritaire de constitutionnalité, telle qu’elle est posée dans le mémoire de l’avocat de Monsieur [A B], en ce qu'il invoque une atteinte aux droits et libertés que garantit la constitution, sera transmise à la Cour de Cassation, conformément aux dispositions des articles 23-2 et 23-3 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ; que dans l’attente, la Cour surseoira à statuer jusqu’à réception de la décision de la Cour de Cassation ou, s’il était saisi, du Conseil Constitutionnel ;

Attendu qu’il y a lieu de préciser :

- que lorsqu'une question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu’à la réception de la décision de la Cour de Cassation ou s’il en a été saisi du Conseil Constitutionnel ;

- que le cours de l'instruction n’est pas suspendu et la juridiction peut prendre des mesures provisoires ou conservatoire nécessaires ; qu’en outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d’entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives pour les droits d’une partie, la juridiction qui décide de transmettre la question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement tranchés ;

Qu'en l’espèce, aucun élément ne rend nécessaire que soient ordonnées des mesures provisoires ou conservatoires, ni que des points du litige soient immédiatement tranchés :

Qu'il sera donc sursis à statuer sur l’ensemble des demandes des parties, et les dépens seront réservés;

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Statuant publiquement, par arrêt contradictoire, insusceptible de recours indépendamment de l’arrêt sur le fond ;

Ordonne de la transmission à la Cour de Cassation de la question suivante : les dispositions prévues par l'article L. 1235 -14 1° du Code du Travail portent-elles atteintes aux droits et libertés de la personne garantis par la Constitution, et notamment, aux principes constitutionnels d'égalité, et du droit à l'emploi ;

Dit que la présente décision sera adressée par le greffe à la Cour de Cassation dans les huit Jours de son prononcé, avec les mémoires ou conclusions des parties relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité remis à l’audience du 12 septembre 2011 ;

Dit que les parties et le Ministère Public seront avisés par tout moyen de la présente décision ;

Sursoit à statuer sur les demandes de Monsieur [A B] ;

Dit que l’affaire sera rappelée à l’audience du jeudi 14 mai 2012 à 14 heures 10 si la question prioritaire de constitutionnalité est transmise au Conseil constitutionnel ou à l’audience du jeudi 13 février 2012 à 14 heures 10 dans le cas contraire ;

Réserve les dépens.

Arrêt signé par Monsieur PUJO-SAUSSET, Président, et par Madame HAUGUEL, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

LA GREFFIERE, LE PRÉSIDENT,