Tribunal de grande instance de Paris

Jugement du 24 octobre 2011 n° 11/00006

24/10/2011

Renvoi

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS

CHAMBRE DES EXPROPRIATIONS

N° RG : 11/00006

JUGEMENT DE TRANSMISSION D’UNE QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITE

DU 24 OCTOBRE 2011

DEMANDEURS

[A C]

[adresse 1]

[LOCALITE 2]

représenté par la SELARL DIDIER BERHÀULT, avocats au barreau de PARIS

[D C]

[adresse 3]

[LOCALITE 4]

représenté par la SELARL DIDIER BERHAULT, avocats au barreau de PARIS

DEFENDEURS

SOCIÉTÉ D’ECONOMIE MIXTE D'AMÉNAGEMENT DE LA VILLE DE PARIS (SEMAVIP)

[LOCALITE 5]

[adresse 6]

[LOCALITE 7]

représentée par la SELARL LE SOURD-DESFORGES, avocats au barreau de PARIS

* * *

OPÉRATION :

Immeuble sis [adresse 8] à [LOCALITE 9]

Nous, Claudine CLERISSE-RATTIER, Vice-Présidente, Juge au Tribunal de Grande Instance de PARIS, Juge de l’Expropriation, assistée de Aurore LAVASTRE, Greffier, désignés conformément aux dispositions des articles R 15-2 et R13-10 du Code de l’Expropriation.

* * *

Faits et procédure :

Par jugement en date du 4 octobre 2010, le juge de l’expropriation du tribunal de grande instance de Paris a fixé l’indemnité due par la SEMAVIP à M. [D C] et M. [A C], au titre de l’expropriation des lots [...], [...] et [...] de l’immeuble sis [adresse 10] à [LOCALITE 11], à la somme de 389.273 euros et condamné la S.I.E.M.P. à verser la somme de 4.000 euros au titre des frais exposés non compris dans les dépens.

La SEMAVIP a interjeté appel de ce jugement par déclaration en date du 12 janvier 2011.

L’instance devant la cour d’appel de Paris est pendante.

Suivant récépissé en date du 28 mars 2011, la SEMAVIP, faisant état du refus des expropriés de percevoir l’indemnité d’expropriation fixée par le jugement en date du 4 octobre 2010, a consigné entre les mains de la Caisse des dépôts et consignations, la somme de 393.273 euros.

Suivant assignation en date des 17 et 20 juin 2011, la SEMAVIP a fait citer M. [D C] et M. [A C] devant le juge de l’expropriation statuant en la forme des référés, aux fins de,

- voir constater que la SEMAVIP avait rempli les obligations que lui imposait la loi pour prendre possession des lieux situés à [LOCALITE 12] sis [adresse 13],

- le délai imparti par l’article L.15-1 du code de l’expropriation étant expiré, se voir autorisée à prendre possession et le cas échéant à faire procéder à l’expulsion de M. [D C] et M. [A C] et de tous occupants de leur chef, sous astreinte de 500 euros par jour de retard,

- voir juger que l’astreinte pourra être liquidée sur la somme consignée à la Caisse des dépôts et consignations,

- voir ordonner la séquestration des meubles et objets mobiliers garnissant les lieux,

- voir ordonner l’exécution provisoire,

- voir condamner les défendeurs à lui verser la somme de 1.500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

L'affaire a été appelée à l’audience du 27 juin 2011.

À cette audience, par un mémoire en date du 24 juin 2011, visé par le greffe à l’audience du 27 juin 2011, distinct de leur mémoire en défense, M. [D C] et M. [A C] ont demandé au juge de l’expropriation de transmettre à la Cour de cassation, une question prioritaire de constitutionnalité.

L'affaire a été renvoyée à l’audience du 5 septembre 2011, puis à celle du 26 septembre 2011 où elle a été retenue.

Mémoire de M. [D C] et M. [A C] :

À l’audience du 26 septembre 2011, M. [D C] et M. [A C] ont développé oralement les termes de leur mémoire visé le 27 juin 2011.

Ils soutiennent que les dispositions des articles L.15-1 et L.15-2 du code de l'expropriation, qui autorisent l’autorité expropriante, alors même qu’un appel est pendant, à prendre possession et à faire expulser les expropriés, dans le délai d’un mois suivant le paiement du montant de son offre initiale et la consignation du solde de l’indemnité telle que fixée par le jugement fixant l’indemnité, et qui interdisent de modifier ce délai d’un mois, même par autorité de justice, sont contraires aux droits garantis par la Constitution, savoir, d’une part, le principe de l’égalité devant la loi, réaffirmé par l’article premier de la constitution, ainsi que l’exigence d’une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties, et d’autre part, le droit de la propriété garanti par l’article 17 de la Déclaration des Droits de l' Homme et du Citoyen de 1789,

Ils font valoir que l’autorité expropriante peut ainsi prendre possession, en se contentant de verser une somme arbitrairement décidée par elle-même, qu’en l’espèce, une prise de possession en l’état, revient à les priver de près de la moitié de leurs locaux d’exploitation, jusqu’à ce la décision d’appel soit rendue, sans possibilité pour eux d’acquérir de nouveaux locaux, sans possibilité pour eux de poursuivre sans dommage leur exploitation commerciale.

Is soutiennent encore que l’article 17 de la Convention des droits de l’homme et du citoyen de 1789 prévoit une juste indemnité en cas de privation de la propriété, que cette juste indemnité ne peut être que celle fixée par un Juge et non celle fixée arbitrairement par l’autorité expropriante.

Réponse de la SEMAVIP :

La SEMAVIP admet que le moyen tiré de l’inconstitutionnalité des dispositions des articles L.15-I et L.15-2 du code de l’expropriation, est recevable en la forme et qu’il n’a pas fait l’objet d’une précédente décision du Conseil constitutionnel.

En revanche, la SEMAVIP soutient que le moyen est dépourvu de caractère sérieux.

La SEMAVIP soutient que les expropriés ne peuvent prétendre à une rupture d’égalité constitutive d’une violation du droit à une procédure juste et équitable, dans la mesure où par principe, s’agissant d’une procédure dérogatoire au droit commun, les deux parties, autorité expropriante et exproprié, ne sont pas dans des situations comparables, l’exproprié n’ayant pas à vocation à prendre possession du bien, tandis que l’expropriante a la responsabilité de réaliser une opération d'utilité publique dans un délai imparti.

La SEMAVIP soutient encore que la consignation du solde de l’indemnité vaut paiement, de telle sorte que les intérêts de l’exproprié sont suffisamment protégés.

La SEMAVIP rappelle que l’exécution provisoire attachée au jugement fixant l'indemnité, n’est pas plus attentatoire aux droits garantis par la constitution, que l'exécution provisoire attachée à d’autres décisions, qu’il s’agisse d’une exécution de plein droit comme les ordonnances de référé, ou les décisions revêtues de l’exécution provisoire par décision du juge, les parties ayant la possibilité de demander, sur le fondement de l’article 524 du code de procédure civile, au premier président de la cour d’appel, la suspension ou l'aménagement de cette exécution provisoire.

Enfin, la SEMAVIP soutient que le droit de propriété n’est plus ici en cause, le transfert de propriété ayant été opéré par l’ordonnance d’expropriation à l’encontre de laquelle les expropriés pouvaient former un pourvoi en cassation, et sur le fondement de décisions administratives que les expropriés auraient pu contester devant les juridictions administratives.

La SEMAVIP demande que la question ne soit pas transmise à la Cour de cassation et réclame une indemnité de 2.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Avis du ministère public :

Par un avis en date du 23 septembré 2011, le ministère public considère que la question prioritaire de constitutionnalité est recevable en la forme et conclut qu’elle n’est pas dépourvue de caractère sérieux et mérite d’être transmise à la Cour de cassation.

Décision :

Rappel des dispositions applicables :

Aux termes de l’article 61-1 de la Constitution, introduit par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008

“Lorsque, à l'occasion d'une instance en cour devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé”.

La loi organique n°2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de 1 Constitution détermine les conditions d’application de cette réforme. À cet effet, elle complète l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.

Le décret d’application n°2010-48 du 16 février 2010 a complété ces dispositions, notamment, en créant les articles 126-1 à 126-7 du code de procédure civile.

Aux termes de l’article 23-1 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, modifiée par la loi du 10 décembre 2009,

" Devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un mémoire écrit distinct et motivé”.

L'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 précise les conditions de recevabilité de ce moyen :

“ 1° la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure ou constitue le fondement des poursuites,

2° elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances

3° la question n'est pas dépourvue de sérieux.”

Dispositions contestées :

Les dispositions contestées sont les suivantes :

“ Article L.15-1 du code de l’expropriation :

Dans le délai d'un mois, soit du paiement ou de la consignation de l'indemnité, soit de l'acceptation ou de la validation de l'offre d’un local de remplacement, les détenteurs sont tenus d'abandonner les lieux. Passé ce délai qui ne peut, en aucun cas, être modifié, même par autorité de justice, il peut être procédé à l'expulsion des occupants."

“Article L.15-2 du code de l’expropriation :

L'expropriant peut prendre possession, moyennant versement d'une indemnité au moins égale aux propositions faites par lui et consignation du surplus de l'indemnité fixée par le juge.”

Ces dispositions légales entrent dans le champ des dispositions susceptibles de faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité.

Sur la recevabilité au regard de la forme du mémoire :

M. [D C] et M. [A C] ont déposé un mémoire écrit et motivé, distinct de leur défense à la demande d’expulsion de la SEMAVIP.

Sur l’application des dispositions contestées au litige :

Les dispositions contestées, soit les articles L.15-1 et L.15-2 du code de l’expropriation, sont invoquées par la SEMA VIP à l’appui de sa demande prise de possession et d'expulsion.

Sur l’existence d’une décision de conformité par le Conseil constitutionnel:

Les articles L.15-1 et L.15-2 du code de l’expropriation n’ont pas déjà fait l’objet d’une déclaration de conformité par le Conseil constitutionnel.

Sur la condition posée quant au caractère sérieux de la question :

Les consorts [C] soutiennent que les dispositions contestées portent atteinte aux droits garantis par la constitution suivants,

- les dispositions de l’article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 aux termes desquelles :

“La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité”

- le principe de légalité de tous les citoyens devant la loi rappelé par l’article premier de la constitution,

- résultant de la construction jurisprudentielle du Conseil constitutionnel, le principe des droits à la défense impliquant “existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties”.

La question soulevée par les consorts [C] n’est pas dépourvue de sérieux en ce que,

- les dispositions contestées autorisent une prise de possession et l'expulsion de l’exproprié, alors même que le jugement fixant l’indemnité fait l’objet d’un recours, sans que l’autorité expropriante soit tenue de verser à l’exproprié, une somme supérieure à l’offre initiale : or cette offre initiale est fixée arbitrairement par l’autorité expropriante, la seule limite étant une limite supérieure, savoir le montant fixé par l’administration des domaines ; ainsi l’autorité expropriante peut prendre possession d’un bien au prix fixé parcelle, et empêcher l’exproprié, durant le délai d’attente de la décision d’appel, de retrouver une situation similaire à celle qu’il a perdu du fait de l’expropriation, lui causant ainsi éventuellement un préjudice supplémentaire ; la loi ne prévoit aucune protection de l’exproprié à l’encontre d’une prise de possession après paiement de l'offre initiale, lorsque celle-ci est symbolique,

- dans le cas d’espèce, la SEMAVIP demande aux expropriés de libérer des locaux qui sont nécessaires à la poursuite normale de leur activité de boucherie (les locaux expropriés constituant les chambres froides de la boucherie) ; cette prise de possession, sans contre-partie financière immédiate, est de nature à mettre en péril l’entreprise commerciale dans son entier, alors que l’indemnité fixé par le juge n’a réparé que l’atteinte apportée à la dépossession partielle des locaux ;

- la SEMAVIP ne peut éluder la question en soutenant que la consignation vaut paiement au sens de l’article L.15-1 du code de l’expropriation alors qu’il s’agit justement de la disposition contestée,

- la SEMAVIP ne peut prétendre que les expropriés ont la possibilité de s'adresser au premier président pour s'opposer à la demande de prise de possession, alors que les dispositions de l’article 524 du code de procédure civile ne permettent, lorsque l’exécution provisoire est de droit, ce qui est le cas ici, qu’un aménagement et non une suspension de l’exécution provisoire, cet aménagement prenant le plus souvent la forme de la consignation d’ores et déjà opérée par l’autorité expropriante,

- la SEMAVIP ne peut encore prétendre que le droit inviolable et sacré de la propriété n’est plus ici en cause au motif que l’ordonnance d’expropriation ayant opéré le transfert de propriété n’a pas été attaquée, ni les actes administratifs lui servant de base légale, alors que la prise de possession par l’autorité expropriante, relève toujours de la procédure de l’expropriation, et qu’au surplus, dans le cadre d’une exploitation commerciale, cette prise de possession est de nature à générer un préjudice non pris en compte par le juge de l’expropriation lors de la fixation de l’indemnité.

Il convient de recevoir le moyen soulevé par M. [D C] et M. [A C] et de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation.

L'urgence caractérise l’instance introduite par la SEMAVIP, devant le juge de l expropriation statuant comme en matière de référé : pour autant, il n’est pas demandé au juge de l’expropriation, quelle que soit l'issue de la demande de transmission de la question, de statuer immédiatement sur la demande.

Il est dès lors sursis à statuer sur la demande de prise de possession et d’expulsion.

La demande de la SEMAVIP au titre de l’article 700 du code de procédure civile est rejetée.

PAR CES MOTIFS :

Statuant en audience publique, en la forme des référés, par décision non susceptible de recours, mise à la disposition au greffe,

Déclare recevable la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. [D C] et M. [A C], portant sur la conformité des articles L.15-I et L.15-2 du code de l’expropriation avec l’article premier de la constitution, l’article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, et avec les principes constitutionnels d’égalité et de droit à une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties,

Ordonne la transmission de la question à la Cour de cassation,

Sursoit à statuer sur la demande introduite par la SEMAVIP dans l’attente de la solution apportée à la question,

Dit n’y avoir lieu à condamnation sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,

Dit que le greffe avisera la SEMAVIP, M. [D C] et M. [A C], le commissaire du gouvernement et le ministère public, conformément aux dispositions de l’article 126-7 du code de procédure civile,

Dit que la question est transmise avec en annexe,

- le mémoire à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité de M. [D C] et M. [A C] en date du 24 juin 201 L, visé par le greffe le 27 juin 2011,

- le mémoire de la SEMAVIP visé par le greffe le 2 août 2011,

- le mémoire du ministère public en date du 23 septembre 2011, visé par le greffe le 23 septembre 2011.

Fait à PARIS, le vingt-quatre octobre deux mille onze .