Tribunal d'instance d'Annemasse

Jugement du 7 juillet 2011, RG N°: 14-11-000034

07/07/2011

Renvoi

TRIBUNAL D'INSTANCE D'ANNEMASSE (Haute-Savoie)

Minute N° : 370/2011

RG N°: 14-11-000034

JUGEMENT DU 7 Juillet 2011

Dans l'affaire entre :

DEMANDEUR :

DIRECTION REGIONALE DOUANES & DROITS INDIRECTS Pôle Orientation & Contrôle-Bureau Contentieux [adresse 1], [LOCALITE 2], représenté(e) par M. [A-B C], muni(e) d’un mandat écrit

d'une part, et :

DÉFENDEUR :

Monsieur [G H] [adresse 3] , [LOCALITE 4] ([...]), représenté(e) par SCP PROUTEAU SIMOND), avocat du barreau de THONON LES BAINS

d'autre part ;

COMPOSITION DU TRIBUNAL :

Président : TREHUDIC Cyrille

Greffier : Magali GOUVILLE

DÉBATS :

Audience publique du : 5 juillet 2011

DÉCISION :

Contradictoire, insusceptible de recours indépendamment du jugement sur le fond, prononcée en audience publique le 7 Juillet 2011 par TREHUDIC Cyrille, Président assisté de Magali GOUVILLE, Greffier.

Copie délivrée le 7 juillet 2011:

- aux parties

- au Ministère Public

EXPOSE DU LITIGE

En application de l’article 61-1 de la Constitution, lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

En application de l’article 23-1 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, devant les juridictions relevant du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d’irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé.

En l’espèce, par requête reçue le 12 avril 2011 par les services du greffe du tribunal d’Annemasse, le directeur régional des douanes et droits indirects du LEMAN a sollicité l’autorisation de procéder à la vente aux enchères publiques du véhicule VOLKSWAGEN [Immatriculation 5] appartenant à Monsieur [G H] en application de l’article 389 du Code des douanes suite à la saisie douanière de ce véhicule réalisée le 27 mars 2011, en application de l’article 414 du Code des douanes, après le constat d’une détention par Monsieur [G H] de 101 grammes de cocaïne, fait pour lequel il est convoqué le 19 octobre 2011 devant le Tribunal correctionnel de THONON LES BAINS.

Par ordonnance exécutoire du 12 avril 2011, le Président du tribunal d’instance d’Annemasse a autorisé l’administration des douanes à vendre le véhicule VOLKSWAGEN [Immatriculation 6] avant jugement et à déposer le produit de cette vente auprès de la caisse de l’administration des douanes dans l’attente du jugement à intervenir.

Monsieur [G H], par l’intermédiaire de son conseil, a formé opposition à l’ordonnance du 12 avril 2011 par lettre recommandée avec accusé de réception émise le 12 mai 2011.

Les parties ont été régulièrement convoquées par les services du greffe pour l’audience du 7 juin 2011. L’affaire a été renvoyée au 5 juillet 2011 pour permettre à l’administration des douanes et à Monsieur le Procureur de la République de soumettre leurs observations sur la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Monsieur [G H].

Aux termes d’un mémoire reçu le 31 maï 2011 par les services du greffe, Monsieur [G H] représenté par Maître Pierre SIMOND), prétend que l’article 389 du Code des douanes porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, en ce que:

- d’une part, cet article porte atteinte au droit de propriété (consacré par la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la base des articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789) dès lors qu’il permet à l’administration des douanes de pouvoir disposer du bien d’autrui avant tout jugement définitif au fond sur les faits se rattachant à l’usage de ce véhicule,

- d’autre part, cet article constitue une atteinte aux droits de la défense consacrés par les Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République dans le préambule de la Constitution de 1946, les articles 7 à 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dès lors que l’ordonnance rendue par le juge d’instance ou le juge d’instruction, sur le fondement de l’alinéa 3 de l’article 389, est exécutoire malgré l’opposition ou l’appel formé par le propriétaire du moyen de transport saisi, de sorte que ce dernier est privé de tous moyens d’action dans le cadre d’un procès équitable pour empêcher l’administration des douanes de disposer du bien saisi, ce qui donne un caractère irreversible à la décision prononcée,

- enfin, cet article constitue une atteinte à la présomption d’innocence consacrée par l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’article 6 paragraphes 1 et 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 14-2 du Pacte des Nations unies sur les droits civiques et politiques dès lors que la faculté pour l’administration des douanes de vendre le bien saisi s’apparente à une sanction visant à déclarer le légitime propriétaire coupable des faits reprochés avant tout procès équitable ou jugement définitif.

En réplique, selon un mémoire reçu le 4 juillet 2011 par les services du greffe, l’ Administration des douanes, direction régionale des douanes du LEMAN, représentée par son directeur régional Monsieur [D-E F]), soutient qu’il n’y a pas lieu de transmettre la question soulevée par Monsieur [G H] à la Cour de cassation à défaut de tout caractère sérieux de celle-ci.

Elle expose que l’article 389 du Code des douanes a pour seul objet d’aménager la saisie conservatoire prévue à l’article 323.2 du même code et d’éviter ainsi une trop forte dépréciation du véhicule saisi dans l’attente de la décision de la juridiction pénale, et qu'aucune atteinte au droit de propriété ne peut être retenue dès lors que le produit de la vente du véhicule saisi est consigné et que l’ordonnance de vente est prononcée par le juge judiciaire, gardien et protecteur du droit de ‘propriété. Elle conteste également toute atteinte aux droits de la défense dans la mesure où le propriétaire des biens ou des moyens de transport dont la vente est autorisée par l’autorité judiciaire dispose de voies de recours pour contester cette décision ainsi que toute atteinte à la présomption d’innocence dès lors que l’article discuté ne répond qu’à des considérations matérielles.

Selon un mémoire complémentaire reçu le 4 juillet 2011, Monsieur [G H], par l’intermédiaire de son conseil, a précisé les termes de la question à soumettre à la Cour de cassation, à savoir: l’article 389 du Code des douanes porte t-il atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et plus précisément aux articles 2, 9 et 17 de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789, aux Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République dans le préambule de la Constitution de 1946, aux articles 7 à 11 de la Déclaration universelle des Droits de l’homme, à l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à l’article 6 paragraphe 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, à l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, à l’article 14-2 du Pacte des Nations Unies sur les droits civiques et politiques ?

La présente affaire a été communiquée au ministère public le 7 juin 2011 qui a fait connaître son avis le 28 juin 2011. Monsieur le Procureur de la République près le tribunal de grande instance de THONON LES BAINS soutient que, sous réserve d’une formulation de la question par Monsieur [G H], il y a lieu de transmettre celle-ci à la Cour de cassation et de surseoir à statuer sur les demandes des parties.

L’avis du ministère public a été adressé à chacune des parties par télécopie du 4 juillet 2011.

L'affaire a été retenue à l’audience publique du 5 juillet 2011.

Monsieur [G H], représenté par Maître SIMOND, a repris et maintenu les termes des deux mémoires produits.

L’Administration des douanes, direction régionale des douanes du LEMAN, dont le directeur régional Monsieur [D-E F] était représenté par Monsieur [A-B C], selon pouvoir remis à l’audience, a maintenu les termes de son mémoire.

L’avis du ministère public a été lu au cours de l’audience.

Au terme de l’audience du 5 juillet 2011, les parties ont été avisées que la décision serait prononcée le 7 juillet 2011 à 14 heures, et qu’il leur appartiendrait le cas échéant de se conformer aux dispositions de l’article 126-9 du Code de procédure civile

MOTIFS DE LA DECISION :

Sur le moyen tiré de l'atteinte portée aux droits et libertés garantis par la Constitution par l’article 389 du code des douanes

Sur la recevabilité du moyen tiré de l'atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution:

Le moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution a été présenté à l’audience dans un écrit distinct des autres observations de Monsieur [G H] sur la base d’une motivation détaillée.

Il est donc recevable.

Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation:

L’article 23-2 de l’ordonnance précitée dispose que la juridiction transmet sans délai la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies:

1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2° Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

3° La question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

D'une part, la disposition contestée est applicable à la procédure, puisqu'elle est relative aux conditions dans lesquelles le véhicule de Monsieur [G H] a été saisi par l’administration des douanes, puis a fait l’objet d’une autorisation de vente aux enchères par ordonnance du 12 avril 2011, laquelle est précisément critiquée par le requérant aux termes de son opposition en date du 12 mai 2011.

D'autre part, cette disposition n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel.

En outre, elle n’est pas dépourvue de caractère sérieux, en ce que:

- d’une part, si la seule saisie d’un moyen de transport n’est pas constitutive d’une atteinte au droit de propriété, mais seulement à son usage, il s’avère que la vente aux enchères de ce même bien, sollicitée par l’administration des douanes et autorisée par le juge d’instance ou le juge d’instruction, conduit nécessairement à une modification de ce droit de propriété, et ce avant même qu’il ne soit statué “en définitive par le tribunal chargé de se prononcer sur la saisie”; si l’objectif d’éviter une trop forte dépréciation du véhicule saisi dans l’attente de la décision de la juridiction pénale est parfaitement recevable et compréhensible, il induit néanmoins et nécessairement un transfert du droit de propriété relatif à l’objet saisi;

-d’autre part, si effectivement l’ordonnance prononcée par le juge d’instance ou le juge d’instruction portant autorisation de procéder à la vente par enchères des biens saisis peut faire l’objet de voies de recours, opposition ou appel,'il s’avère qu’en raison du caractère exécutoire de cette ordonnance, le titulaire de l’objet saisi ne dispose pas de moyens juridiques pour empêcher la réalisation de la vente éventuelle du bien saisi lorsqu'il exerce un tel recours de sorte que les droits dont il dispose dans ce type de procédure s’avèrent réduits ou à tout le moins limités par ce caractère exécutoire;

- enfin, s’il ne peut pas se déduire de l’article 389 du code des douanes que la faculté pour l’administration des douanes de vendre le bien saisi s’apparente à une sanction visant à déclarer le légitime propriétaire coupable des faits reprochés avant tout procès équitable ou jugement définitif, il n’en demeure pas moins que la conversion de l’objet saisi en sa Valeur financière, au terme de la procédure de mise en vente, se veut protectrice des droits tant du propriétaire de l’objet saisi que de l’administration des douanes comme le souligne cette dernière dans son mémoire, et qu’à ce dernier titre, cette disposition conduit à organiser, avant toute décision du tribunal chargé de se prononcer sur la saisie, les modalités de paiement d’une éventuelle sanction à prononcer à l’encontre du propriétaire de l’objet saisi; que la mise en oeuvre préalable de telles modalités peut dès lors s’apparenter à une atteinte à la présomption d’innocence;

Il y a donc lieu de transmettre à la Cour de cassation la question suivante:

L'article 389 du Code des douanes porte t-il atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, à savoir au droit de propriété résultant des articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, au respect des droits de la défense résultant des Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République dans le Préambule de la Constitution de 1946, des articles 7 à 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et à la présomption d’innocence résultant de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, de l’article 6, 1° et 2° de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de l’article 14-2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ? :

Sur les autres demandes des parties et les dépens:

En application des dispositions de l’article 23-3 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, lorsqu'une question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu’à réception de la décision de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil constitutionnel.

Les parties n’ont formé aucune autre demande en application de ces dispositions.

Il sera donc sursis à statuer sur l’ensemble des demandes des parties, et les dépens seront réservés.

PAR CES MOTIFS:

Le tribunal, statuant publiquement, par jugement contradictoire, insusceptible de recours indépendamment du jugement sur le fond,

ORDONNE la transmission à la Cour de cassation de la question suivante:

L'article 389 du Code des douanes porte t-il atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, à savoir au droit de propriété résultant des articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, au respect des droits de la défense résultant des Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République dans le Préambule de la Constitution de 1946, des articles 7 à 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et à la présomption d’innocence résultant de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, de l’article 6, 1° et 2° de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de l’article 14-2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ?

DIT que le présent jugement sera adressé à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité remis à l’audience du 5 juillet 2011;

DIT que les parties et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision;

SURSOIT à statuer sur les demandes des parties ;

DIT que l’affaire sera rappelée aux termes d’une nouvelle convocation adressée par les services du greffe aux parties, et ce à l’issue de examen de la question prioritaire de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel, ou par la Cour de cassation dans le cas contraire;

RESERVE les dépens ;

Ainsi jugé et prononcé en audience publique le 7 juillet 2011 par Cyrille TREHUDIC, Président assisté de Magali GOUVILLE, Greffier

Le Greffier

Le Président