Cour d'Appel de Paris

Arrêt du 27 mai 2011, N° BO : P021283901/5

27/05/2011

Renvoi

COUR D'APPEL DE PARIS

7 rue de Harlay

75055 PARIS LOUVRE SP

N° Dossier : 2011/03266

N° BO : P021283901/5

Chambre 1 - Pôle 7

N° de minute : 1

ARRÊT DE TRANSMISSION DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ

Le 19 mai 2011, la Cour, composée lors des débats, du délibéré et du prononcé de l'arrêt rendu le 27 mai 2011 de :

M. LIBERGE, Président

Mme FRANCOIS, Conseiller

Mme MAGNIN, Conseiller

tous trois désignés en application des dispositions de l'article 191 du code de procédure pénale

Melle THUILLIER, greffier, lors des débats et du prononcé de l'arrêt

M. PACCALIN, Avocat Général, lors des débats et lors du prononcé de l'arrêt;

Vu les articles 23-1 et suivants de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel :

Vu les articles R. 49-21 à R. 49-29 du Code de Procédure Pénale

Vu la demande d'examen de la question prioritaire de constitutionnalité déposée par un écrit distinct et motivé le 27 avril 2011 au greffe du Juge d’instruction, transmis au greffe de la chambre de l’instruction, par Me MORICE au nom des parties civiles :

[O P] épouse [CCCC], [BBBB CCCC], représenté par [O P] épouse [CCCC], [XXX YYY], [RR SS], [V SS], [SSSS SS], [TTTT SS], [UUUU SS], [LL FFF], épouse [BB], [UUU BB], épouse [SS], [MM BB], [AAA BB] épouse [V-BB], [H I], [N I], [ZZZZ I], [EEEEE FFFFF], représenté par Madame [ZZZZ I], [LL I], [AA I], représentée par Monsieur [LL I], [AAA SSS], épouse [I], [FFFF Y], [AAA Y], [W X-Y], représenté par [AAA Y], [VVVV Y], épouse [U-V], [T U-V] représenté par [VVVV Y], épouse [U V], [MMM NN], [MM NN], [LL NN]

élisant domicile au cabinet de leur conseil, Me Oliver MORICE, avocat au barreau de Paris, [adresse 1]

Vu les avis adressés aux avocats des parties à la procédure et à Mme [QQQQ BB] (sans avocat) le 10 mai 2011 :

Vu l’avis du ministère public en date du 9 mai 2011 concluant à la non-transmission de la question prioritaire de constitutionnalité;

Vu les mémoires déposés les 16 et 18 mai 2011, au Greffe de la Chambre de l’instruction visés par le Greffier, communiqués au Ministère Public et classés au dossier, respectivement par Me MORICE, Me MOYNE,Me DEMONTBRIAL et Me CHABERT

Préalablement aux débats

- Me MORICE ainsi que Me MONTBRIAL ont sollicité la publicité de l’audience ;

- Le ministère public s’y est opposé ;

Par arrêt distinct, la chambre a rejeté la demande de publicité des débats puis ordonné la comparution de Mesdames [Y FFFF] et [BB LL], parties civiles, afin d'assister aux débats.

Débats :

Vu les observations formulées oralement à l’audience en chambre du conseil le 19 mai 2011 par :

- Me MORICE, avocat des parties civiles requérantes susmentionnées,

- Me DE MONTBRIAL, avocat de [QQQQ QQQ], [PPP QQQ], [T QQQ], [BBB CCC DDD], [LLL HH], [TT HH], [WW HH], [C HH], [GGGG HHHH], [II JJ], [PP JJ], [C JJ], [FFFF EEEE], [DDDD EEEE], [ZZZZ EEEE], [WWWW EEEE],

- Me MOYNE, avocat de la SA DCN INTERNATIONAL, et substituant Me BOURGATCHEV, également avocat de la SA DCN INTERNATIONAL

- Me THEVENIN substituant Me CHABERT, avocat de l’agent judiciaire du Trésor

- Me SIMON substituant Me LECLERC, avocat de la Fédération des établissements et arsenaux de l'Etat

- Le ministère public,

- Me HOLLEAUX, avocat de [J-R S], [VVV S], [AAAAA BBBBB], [XX HH], [LL HH], [W HH], [VVVV HH C D], [R D], [QQQ ZZ], [YYYY ZZ], [UUUU ZZ], [QQQ ZZ], [ZZZ R], [E-OO L M], [J K L M], [E-F R], [UUU R], [NNN LL], [JJJJ FF], [ZZZZ FF], [EE FF], [BB L CC DD], [HHH T], [ZZZ MMMM], [NNNN MMMM], [E-RRR SSS]

- Me TESSONNIERE, avocat du Syndicat des travailleurs réunis de la Marine bien que régulièrement avisés de la date d’audience ne se sont pas présentés

****

En l'espèce, les requérants ci-dessus énumérés et représentés par leur conseil, exposent qu’ils se sont constitués parties civiles dans le cadre d'une information ouverte des chefs d'assassinats, tentative d'assassinats, complicité en relation avec une entreprise terroriste dont est saisi Monsieur Marc TREVIDIC, Juge d'Instruction, dans l'affaire dite de « l'Attentat de Karachi » ; qu’ils se sont également constitués parties civiles dans le cadre d'une information ouverte des chefs d'entrave à la justice, corruption active et passive, abus de biens sociaux, faux témoignage, extorsion en bande organisée et recel aggravé dont est saisi Monsieur Renaud VAN RUYMBEKE, Juge d'Instruction ; que dans le cadre de ces deux informations, les Juges d'Instruction se sont vus opposer le secret défense sur le fondement des articles 413-9 à 413-172 du Code pénal, et L2311-1 à L2312-8 du Code de la défense ; qu’ils considèrent que ces dispositions sont contraires à notre Constitution en ce qu'elles méconnaissent le droit à un procès équitable qui implique non seulement le droit à un tribunal de pleine juridiction, mais aussi le respect du principe de la séparation des pouvoirs.

Les requérants exposent qu’ils ont déposé le 27 avril 201 I une demande d'actes tendant à ce que :

- le magistrat instructeur puisse perquisitionner les locaux de la DGSE, de la DPSD et de tous locaux qu'il jugerait utile sans solliciter l'autorisation du pouvoir exécutif à cette fin,

- le magistrat instructeur puisse perquisitionner et saisir tous les documents qui sont en possession de la Commission Consultative du Secret de la Défense Nationale et qui n'ont pas été déclassifiés.

Les requérants soulignent que la présente question prioritaire relative à la constitutionnalité des articles 413-9 à 413-12 du Code pénal, et L 231 1-1 à L2312-8 du Code de la défense remplit ces conditions des articles 23-1 et 23-2 de la loi organique du 10 décembre 2009 en ce que :

D'une part la disposition critiquée est applicable au litige ou à la procédure ; il est indiqué qu'il résulte en effet des pièces de la procédure que le secret défense a été opposé aux Juges d'instruction par différents Ministres : le [C JJJ]. plusieurs Ministres de la Défense successifs et le Ministre du Budget.; que malgré plusieurs demandes, quatre pour le Juge TREVIDIC et trois pour le Juge VAN RUYMBEKE, de nombreux documents demandés n'ont pas été soit soumis à l'examen de la Commission consultative du secret de la défense nationale, soit déclassifiés en totalité ou partiellement. En outre, le [C JJJ] a expressément refusé d'autoriser le Juge VAN RUYMBERE à faire une perquisition dans les locaux de la DGSE, et cela, sur le fondement des dispositions qui font l'objet de la présente question prioritaire de constitutionnalité (D 101/2).

D'autre part ils affirment que ces mêmes dispositions n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et te dispositif d'une décision du Conseil Constitutionnel.

Enfin ils font valoir que la question posée présente un caractère sérieux. Les articles 413-9 à 413-12 du Code pénal incriminent les atteintes au secret de la défense nationale sans faire aucune exception au bénéfice des magistrats, exposant ainsi ces derniers à des poursuites pénales si, dans le cadre de leurs investigations, ils prennent connaissance et utilisent des documents faisant l'objet de mesures de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès. L'article 413-9-1 ,qui est issu de la loi n°2009-928 du 29 juillet 2009, va même encore plus loin puisqu'il permet la classification non plus seulement d'un document mais d'un espace tout entier, et c'est sur le fondement de ce texte que le [C JJJ] a refusé d'autoriser la perquisition des locaux de la DGSE. Enfin, les articles L 2311 à L 2312-8 du Code de la défense prévoient l'intervention d'une Commission consultative du secret de la défense nationale, mais celle-ci ne fait pas partie de l'autorité judiciaire et n'a qu'un rôle consultatif.

L'AGENT JUDICIAIRE DU TRESOR soutient que la question ne peut être transmise en ce qu'elle n’est pas en lien avec la procédure.

DCN INTERNATIONAL s’en rapporte à l'appréciation de la Cour

Le ministère public soutient que la condition d’applicabilité au litige des textes argués d’inconstitutionnalité n'apparait pas remplie dès lors que la demande d’actes répond à l’économie des articles 81 et 82-1 du code de procédure pénale ; par ailleurs, le ministère public estime que la question ne présente pas la caractère sérieux exigé.

Par mémoires en réponse aux réquisitions du Parquet Général, maitres MORICE et MONTBRIAL, conseils des parties civiles, maintiennent les termes de la question posée en sollicitant la transmission à la Cour de Cassation de la constitutionnalité relatives aux articles$6-4 du code de procédure pénale, 413-9 à 413-12 du code pénal et L 2311-1 à L 2312-8 du code de la défense.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

* Sur la recevabilité de la demande d'examen de la question prioritaire de constitutionnalité :

Considérant qu’en l'espèce, le moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, soulevé en cours d’instruction pénale, a été présenté dans un écrit distinct et motivé intitulé “Question prioritaire de constitutionnalité sur le Secret de la Défense Nationale soulevée en cours d'instruction “, déposé au cabinet du magistrat instructeur le même jour qu'une demande d'actes adressée à ce dernier, question prioritaire aussitôt transmise à la Chambre de l’Instruction conformément au dernier alinéa de l’article R 49-22 du code de procédure pénale.

La demande est donc recevable en la forme.

* Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation :

Conformément à l’article 23-2 de l'ordonnance précitée, la juridiction transmet sans délai la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation si les conditions suivantes sont remplies :

« 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

« 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances;

« 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

Considérant en premier lieu que pour s’opposer à la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité, le ministère public objecte que les textes dont l'inconstitutionnalité est invoquée ne sont pas ceux qui sont directement applicables à la demande d’actes formulée au sens de l’article 23-2 de la loi organique du 10 décembre 2009 :

Considérant qu’ à l'examen de la demande d’actes déposée par le conseil des parties civiles le 27 avril 2011 au greffe du magistrat instructeur sur le fondement des articles 81 et 82-1 du code de procédure pénale et qui tend à solliciter la réalisation de perquisitions dans les locaux de la DGS E, de la DPSD et de la Commission Consultative de la levée du secret de la défense nationale pour y appréhender tous documents utiles, il est rappelé que le magistrat instructeur s'est heurté dans le passé, à l’occasion d’investigations similaires, à des refus du pouvoir exécutif ou de l'Administration de permettre la réalisation de ces investigations, par application des dispositions des articles 413-9 à 413-12 du code pénal et L 2311-1 à L 2312-8 du code de la Défense.

Considérant dès lors, sans qu’il y ait à examiner le caractère déterminant de la disposition en cause sur l’issue de la procédure, que les dispositions contestées, les articles 413-9 à 413-12 du code pénal et L 2311-1 à L2312-8 du code de la Défense sont applicables au litige ou à la procédure

Considérant ensuite que, ainsi que l’indique le Ministère Public, les dispositions contestées ci-dessus énoncées n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil Constitutionnel.

Considérant enfin que, pour s'opposer par un second moyen à la transmission, le Ministère Public fait valoir que la question posée est dépourvue de caractère sérieux :

Considérant, alors que la question posée n’apparait pas fantaisiste et encore moins dilatoire, que les dispositions législatives mises en cause, à savoir les articles 413-9 à 413-12 du code pénal et L2311-1 à L2312-8 du code de la Défense, ainsi que l’article 56-4 du code de procédure pénale sont parfaitement identifiables et instaurent un régime dérogatoire incontestable au principe de la liberté des investigations nécessaires à la mise en oeuvre de la vérité judiciaire de nature à créer le risque d’une atteinte au droit à un procès équitable qui se caractérise notamment par un tribunal de pleine juridiction et le respect de la séparation des pouvoirs, la présente question prioritaire de constitutionnalité portant sur les prérogatives du juge d’instruction, juridiction d’instruction du premier degré.

Il y a donc lieu de transmettre à la Cour de cassation, sans dénaturer la problématique présentée, la question suivante :

“Les dispositions des articles 413-9 à 413-12 du code pénal, L 2311-1 à L 2312-8 du code de la Défense et 56-4 du code de procédure pénale méconnaissent-elles le droit à valeur constitutionnelle à un procès équitable par un tribunal de pleine juridiction et le principe de séparation des pouvoirs figurant à l’article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ?”

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant non publiquement, en présence de Mesdames [Y FFFF] et [BB LL], parties civiles, par décision non susceptible de recours ;

Ordonne la transmission à la Cour de cassation de la question suivante :

“Les dispositions des articles 413-9 à 413-12 du code pénal, L2311-1 à L2312-8 du code de la Défense et 56-4 du code de procédure pénale méconnaissent-elles le droit à valeur constitutionnelle à un procès équitable par un tribunal de pleine juridiction et le principe de séparation des pouvoirs figurant à l’article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ?”

Dit que la présente décision sera adressée à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les observations du ministère public et celles des autres parties relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité :

Dit que les parties comparantes et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision ;

Dit que les parties non comparantes seront avisées par lettre recommandée avec accusé de réception ;

LE GREFFIER LE PRESIDENT