Tribunal des affaires de sécurité sociale de la Manche (Régime agricole)

Jugement du 21 décembre 2010

21/12/2010

Renvoi

AFFAIRE

Consorts [D]

[H I]

CONTRE

[K L]

CREANCES —

E.N.IM.

[LOCALITE 1] -

DOSSIER N°

20700225

Question prioritaire de constitutionnalité

REPUBLIQUE FRANCAISE

TRIBUNAL DES AFFAIRES DE SECURITE SOCIALE

DE LA MANCHE

JUGEMENT DU 21 DECEMBRE 2010

Demandeur : [A D] - [LOCALITE 2] — [LOCALITE 3] - représentée par Maître LEBAR, plaidant par Maître ACHARD ;

Agissant tant en son nom personnel qu’en sa qualité de représentante légale de ses quatre enfants mineurs : [X] — [Y] — [Z] - [W] ;

Défendeur : [K L] — [adresse 4] — [LOCALITE 5] - représenté par Maître LE COZ ;

Mise en cause : E.N.IM. - [LOCALITE 6] — [LOCALITE 7] — représenté par Maître LABRUSSE, plaidant par Maître BOUTHORS ;

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Lors des débats et du délibéré :

Présidente :

Mme. Clotilde HETIER-NOEL ; Juge au Tribunal de Grande Instance de Coutances ;

Secrétaire :

Marie Christine HUBERT ;

DÉBATS

À l'audience publique du 26 Novembre 2010

JUGEMENT

Prononcé par mis à disposition au secrétariat le 21 Décembre 2010

Vu les convocations reconnues régulières adressées par la Secrétaire ; Le Tribunal après avoir éclairé les parties sur leurs droits n’a pu les concilier ;

FAITS ET PROCEDURE

Par requête reçue au secrétariat le 7 septembre 2007, Mme [A B] veuve [D] a saisi le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale de la Manche, tant en son nom personnel qu’en sa qualité de représentante légale de ses quatre enfants mineurs, d’un recours contre Mr [K L], aux fins d'établir sa faute imexcusable, en qualité d’employeur, à l’origine de l’accident de travail mortel survenu à son époux le [DateDécès 8] 2004, dans le cadre de son activité professionnelle de marin pêcheur.

Le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale de la Manche a, par jugement en date du 20 janvier 2009, ordonné le retrait du rôle de la présente affaire, suspendant l’instance.

Mme [A B veuve D] agissant tant en son nom personnel qu’en sa qualité de représentante légale de ses quatre enfants mineurs a demandé - par conclusions adressées au Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale de la Manche le 27 septembre 2010 - la réinscription de l’affaire au rôle et a joint des conclusions séparées de transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité ainsi qu’un mémoire de question prioritaire de constitutionnalité.

Appelée une première fois à l’audience du 22 octobre 2010, l'affaire a été renvoyée à la demande des parties, pour être retenue à l’audience du 26 novembre 2010.

Mme [A B], veuve [D] agissant en son nom personnel et en qualité de représentante légale de ses quatre enfants mineurs prétend que les dispositions de l’article 20 du décret loi du 17 juin 1938 relatif à la réorganisation et à l’unification du régime d'assurance des marins dans sa rédaction actuelle et des articles L 412-8 et L 413-12 du code de la sécurité sociale portent atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit notamment à l’article 34 de la Constitution, au principe d'égalité et de responsabilité en ce que ces dispositions ne prévoient pas la possibilité pour les victimes d’une faute inexcusable de l’armateur d’agir en responsabilité à son encontre, par dérogation au régime général de la sécurité sociale.

En réplique, Mr [K L] soutient que la question prioritaire ne doit pas être transmise à la Cour de Cassation au motif que le Conseil Constitutionnel a déjà été amené à se prononcer sur la constitutionnalité des régimes dérogatoires au régime général de la sécurité sociale dans une décision du 2 juillet 1965. Ainsi le Conseil Constitutionnel a notamment considéré « qu'il y a lieu de ranger au nombre des principes fondamentaux (.…) l'existence même d'un régime particulier aux marins du commerce ainsi que les principes fondamentaux d'un tel régime. »

L’Etablissement National des Invalides de la Marine (ENIM), appelé en la cause en qualité de régime spécial de la sécurité sociale des marins, soutient quant à lui que le caractère sérieux de la question fait défaut et qu’en conséquence la question ne doit pas être transmise. L’ENIM fait état de la décision du Conseil Constitutionnel précitée ainsi que d’une décision du 18 juin 2010 par laquelle le Conseil considère notamment que :

- le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que dans l’un ou l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qu’il établit

- le principe de responsabilité ne fait pas obstacle à ce que le législateur aménage pour un motif d’intérêt général les conditions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée et qu’il peut ainsi, pour un tel motif apporter à ce principe des exclusions ou des limitations à condition qu’il n’en résulte pas une atteinte disproportionnée au droit des victimes d’actes fautifs ainsi qu’au droit à un recours juridictionnel.

L'ENIM précise que le motif d'intérêt général réside dans l'existence de spécificités des activités et professions maritimes, exposées notamment à des risques particuliers et extérieurs, comme cela est rappelé dans une réponse ministérielle écrite du 11 mars 2008.

La présente affaire a été communiquée au ministère public le 1er octobre 2010 qui a présenté ses observations à l’audience du 26 novembre 2010. Il requiert la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation, considérant que les conditions posées pour une telle transmission sont remplies : il s’agit de dispositions de nature législative, applicables au litige, la question de l’absence de faute inexcusable prévue par le régime des marins n’a pas été tranchée et le caractère sérieux avéré du fait même de l’existence de cette dérogation.

MOTIFS DE LA DECISION

▸ Sur la recevabilité du moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution :

En application de l’article 23-1 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, devant les juridictions relevant du Conseil d’Etat ou de Ia Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution est, à peine d’irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé.

En l'espèce, le moyen tiré de l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution a été présenté le 27 septembre 2010 par les consorts [D] dans un écrit distinct et motivé par conclusions séparées et accompagnées d’un mémoire de question prioritaire de constitutionnalité. Ces écritures ont été actualisées le 16 novembre 2010.

Le moyen est en conséquence recevable.

▸ Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation :

Aux termes de l’article 61-1 de la Constitution, lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil Constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

En l’espèce la nature législative des dispositions objet de la présente question prioritaire de constitutionnalité est établie.

Si l’article 20 du décret loi de 17 juin 1938 relatif à la réorganisation et à l’unification du régime d’assurance des marins dans sa rédaction actuelle est issu d’un décret n°56-162 du 28 janvier 1956 relatif à la mise en harmonie du régime des marins avec la législation du travail et des assurances sociales générales, d’une part le décret loi a été ratifié par le parlement et d'autre part le régime spécial de sécurité sociale relève de la loi et a été entériné par les dispositions des articles L711-1 et R711- 1 4 du code de la sécurité sociale donnant valeur législative à ladite disposition. La nature législative des articles L 412-8 et L 413-12 du code de la sécurité sociale ne saurait quant à elle être discutée.

Aux termes de l’article 23-2 de l’ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, il est procédé à la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité si les conditions suivantes sont remplies :

- la disposition contestée est applicable aux litiges ou à la procédure ou constitue le fondement des poursuites,

- elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la constitution dans les motifs et les dispositifs d’une décision du Conseil Constitutionnel,

- la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

En l’espèce, les dispositions contestées sont applicables au litige en ce qu’elles sont relatives au régime de responsabilité applicable aux marins victimes d’une faute inexcusable de l’armateur et que le litige concerne la reconnaissance d’une faute inexcusable de l’armateur employeur d’un marin mort d’un accident du travail en mer.

Ces dispositions n’ont pas été de surcroît déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil Constitutionnel, le Conseil s’étant prononcé sur la constitutionalité de l’existence de régimes spécifiques comme celui des marins sans qu’il soit précisément fait référence aux dispositions précitées.

Enfin, la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux en ce que la faute inexcusable de l’employeur dans le régime spécifique des marins a existé avant 1938 et en ce que la question de l'existence de motifs d'intérêt général justifiant de dérogations au principe d’égalité et de responsabilité dans le cas spécifique des marins n'a pas été tranchée.

Dès lors il y a lieu de transmettre à la Cour de cassation la question de la conformité des dispositions de l’article 20 du décret loi du 17 juin 1938 et des articles L 412-8 et L 413-12 du code de la sécurité sociale aux droits fondamentaux garantis par la Constitution et notamment à l’article 34 de la Constitution, au principe d’égalité devant la loi énoncé à l’article 1er de la Constitution de 1958 et aux articles 6 et 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et au principe de responsabilité découlant de l’article 4 et 16 de la Déclaration de 1789 et de l’article 13 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

PAR CES MOTIFS

La Présidente du tribunal, statuant publiquement par décision mise à disposition au secrétariat de la juridiction, rendue contradictoirement et insusceptible de recours indépendamment du jugement sur le fond,

Ordonne la transmission à la Cour de cassation de la question de la conformité des dispositions de l’article 20 du décret loi du 17 juin 1938 et des articles L 412-8 et L 413-12 du code de la sécurité sociale aux droits fondamentaux garantis par la Constitution et notamment à l’article 34 de la Constitution, au principe d’égalité devant la loi énoncé à l’article 1er de la Constitution de 1958 et aux articles 6 et 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et au principe de responsabilité découlant de l’article 4 et 16 de la Déclaration de 1789 et de l’article 13 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme ;

Dit que la présente décision sera adressée à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties relatifs à la question prioritaire ;

Dit que les parties et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision.