Tribunal de grande instance de Paris

Jugement du 15 février 2011 n° 10/14437

27/09/2010

Renvoi

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS

2ème chambre 1ère section

N° RG : 10/14437

N° MINUTE :

Assignation du : 27 Septembre 2010

JUGEMENT

rendu le 15 Février 2011

DEMANDEURS

Madame [I E] [épouse N]

[adresse 1]

[LOCALITE 2]

Monsieur [L E]

[adresse 3]

[LOCALITE 4]

[LOCALITE 5]

Monsieur [D E]

[adresse 6]

[LOCALITE 7]

représentés par Me William BOURDON, avocat au barreau de PARIS, vestiaire R143

Demanderesse à la question prioritaire

Madame [G E]

[adresse 8]

[LOCALITE 9]

[LOCALITE 10]

représentée par Me Luc MIGUERES, Cabinet Miguérès & Moulin AARPL avocat au barreau de PARIS, vestiaire R0O16

PARTIES INTERVENANTES

Mademoiselle [O E]

[adresse 11]

[LOCALITE 12]

[LOCALITE 13]

Mademoiselle [K E]

[adresse 14]

[LOCALITE 15]

[LOCALITE 16]

Mademoiselle [F E] représentée par sa mère Madame [G E]

[adresse 17]

[LOCALITE 18]

[LOCALITE 19]

représentées par Me Luc MIGUERES, Cabinet Miguérès & Moulin AARPI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire R0O16

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Mme LUCAT, Vice-Président

Mme DELETANG, Juge

Mme ROQUES, Juge

assisté de Mme AGEZ, Greffier

DEBATS

À l’audience du 14 Décembre 2010 tenue en audience publique

JUGEMENT

Prononcé en audience publique

Contradictoire

insusceptible de recours indépendamment du jugement sur le fond

EXPOSE DU LITIGE

[J E], compositeur et “arrangeur” de musique, résident américain depuis plus de trente ans, est décédé le [DateDécès 20] 2004 à [LOCALITE 21] ([LOCALITE 22]), laissant pour lui succéder :

- [G H], veuve [E], son épouse survivante, avec laquelle il s'était marié en troisièmes noces, le [Date mariage 23] 1990,

- ses six enfants, à savoir :

* [D E], né le [DateNaissance 24] 1960 d'un premier mariage,

* [L E], né le [DateNaissance 25] 1964 et [I E], [épouse N], née le [DateNaissance 26] 1967, issus de son deuxième mariage avec [P Q], dont il a divorcé le [Date divorce 27] 1990,

- [O], née le [DateNaissance 28] 1986 de ses relations avec [A B C],

- [K] et [F], nées respectivement le [DateNaissance 29] 1991 et le [DateNaissance 30] 1994 de sa dernière union avec [G H].

En février 1999, les époux [E]/ [H] ont organisé la gestion de leur patrimoine sous la forme d’un trust commun, l'époux survivant devenant l'unique bénéficiaire de l'intégralité des biens du couple.

Le 14 février 1999, [J E] a établi et fait enregistrer aux Etats Unis un testament par lequel il lègue tous ses biens, de quelque nature qu'ils soient et où qu'ils soient situés, au [E] Family Trust.

La succession de [J E], évaluée à 8 millions de dollars environ, comprend notamment :

* un patrimoine mobilier résultant de l'ensemble des droits de représentation et/ ou de reproduction attachés à l'œuvre de [J E], dont les redevances et droits d'auteur sont perçus et détenus par la SACEM et la SDRM, localisées en France,

* les sociétés d'édition personnelles du défunt, constituées aux Etats- Unis, dont :

- [J E] Music,

- Coldeye Music,

- Sweet Lady Music,

* un patrimoine immobilier qui serait situé exclusivement sur le territoire américain et comprenant notamment :

1° - une villa située à [LOCALITE 31] - [LOCALITE 32] ([LOCALITE 33]),

(Cette maison, entrée dans le trust le 5 novembre 2004, a été vendue quelques jours après le décès de [J E] pour un prix de 2380000 $),

2° - un bien situé [adresse 34] - [LOCALITE 35] -[LOCALITE 36], également transféré dans le trust le 5 octobre 2004, qui aurait été vendu le 7 mars 2006, pour un prix de l’ordre de 1 599 000 $,

3° - un bien situé [adresse 37] - [LOCALITE 38] - [LOCALITE 39], acquis pour un montant de 1 485 000 $ et transféré dans le trust le 5 novembre 2004,

4° - un bien situé [adresse 40] - [LOCALITE 41] - [LOCALITE 42], qui constitue l'actuel domicile de [G H-E],

* des avoirs bancaires dans des banques américaines, dont le montant est inconnu ainsi que dans la banque privée Saint Dominique, à [LOCALITE 43].

Aux termes d’un affidavit établi par son conseil, [G H-E] a rappelé que, compte tenu des dispositions prises par son époux, d’une part et de la loi californienne, d'autre part, elle était seule bénéficiaire de la succession de [J E].

Plusieurs des enfants de [J E], exclus, de ce fait, de la succession de leur père, lui ont opposé, mais en vain, les dispositions de l'article 913 du code civil français et de l'article1 alinéa 2 de la loi du 14 juillet 1819.

C'est dans ces conditions que, par acte du 12 septembre 2006, [D E], [I E], [épouse N] et [L E] (ci-après les consorts [E]) ont fait citer [G H-E] devant le tribunal de grande instance de Paris, pour lui demander de :

- dire et juger que, du seul fait de l'existence d'un testament et d'un trust régis par la loi californienne les déshéritant, ils conservent en vertu de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 un droit à prélèvement sur une fraction des actifs successoraux localisés en France,

- dire et juger que ce droit à prélèvement s'exercera sur la totalité des redevances et droits d'auteur perçus où à percevoir dans tout pays depuis le décès de leur père, ainsi que sur le ou les comptes bancaires existant en France au jour du décès de leur père, sauf à parfaire avec l'évaluation de la valeur de la masse successorale active nette,

- dire et juger que les cessions à titre onéreux ou gracieux intervenues à une date proche du décès de Monsieur [J E] ne leur sont pas opposables,

en conséquence,

- dire et juger que les cessions à titre onéreux ou gracieux intervenues à une date proche du décès de Monsieur [J E] seront rapportées à la masse successorale,

- commettre à titre d'expert, tel notaire qui lui plaira de désigner pour rechercher le montant de la masse sur laquelle doit être calculée la part réservée aux requérants, ladite masse devant comprendre tous les biens, tant meubles qu'immeubles, pouvant dépendre de la succession de Monsieur [J E], quelqu'en soit leur situation réelle, en France ou à l'étranger, masse établie et calculée conformément aux articles 922 et 843 du code civil,

- leur donner acte qu'ils se réservent la possibilité de poursuivre sur le fondement de la responsabilité civile ou pénale Madame [G H-E] du fait de ces cessions,

- condamner Madame [G H-E] à leur payer à chacun une somme de 3.000 € au titre du nouveau code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.

Par acte du11 juin 2008, [O E], [K E] et [F E], ces deux dernières, mineures, étant représentées par leur mère, [G H-E], sont intervenues volontairement à l'instance pour demander, en leur qualité d’héritières réservataires de leur père, [J E], à bénéficier des dispositions de l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819.

Par conclusions signifiées le 27 septembre 2010, réitérées les 5 octobre et 30 novembre 2010, [G H-E] a demandé au tribunal, en application de l'article 61-1 de la Constitution, des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958, des articles 126-1 et suivants du code de procédure civile, de l’article 2 de la Constitution et des articles 1er, 6 et 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et des citoyens du 26 août 1789, de :

- transmettre la présente question prioritaire de constitutionnalité de l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 à la Cour de cassation pour qu'elle soit soumise au Conseil Constitutionnel afin qu'il soit statué sur le caractère constitutionnel de l'article 2 de la loi 14 juillet 1819,

- réserver les dépens.

Dans leurs dernières conclusions en réplique, signifiées le 10 décembre 2010, les consorts [E] demandent au tribunal de dire et juger qu'il n'y a pas lieu de transmettre à la Cour de cassation la question prioritaire de constitutionnalité présentée par Madame [G H E].

La procédure a été transmise au ministère public, lequel a fait connaître son avis le 25 octobre 2010.

L'affaire a été plaidée, après renvoi, à l'audience du 15 décembre 2010, mise en délibéré au 15 février 2011 et la décision rendue ce jour.

Il y a lieu, pour un exposé détaillé des moyens des parties, de se. reporter à leurs conclusions récapitulatives signifiées aux dates ci- dessus visées, en application de l'article 455 du code de procédure civile.

Il suffit de préciser ici que :

* [G H-E] soutient essentiellement que l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, invoqué par les demandeurs est un texte voté à l'origine pour des considérations d'opportunité politique devenues anachroniques au fil du temps, qui instaure un privilège nationaliste ouvrant plus de droit à un héritier de nationalité française qu'à un héritier étranger de même rang.

* Les consorts [E] répliquent que l'application de cette loi est conditionnée par l'existence de l'article 913 du code civil français, lequel prévoit une réserve au profit de certains héritiers et que c'est donc cette dernière disposition qui aurait dû constituer le fondement juridique de la question prioritaire de constitutionnalité.

Ils rappellent que la loi du 14 juillet 1819 instaure une protection des héritiers réservataires français, lorsque ceux-ci sont totalement déshérités, par l'application d’une loi ou d’un principe légal étranger et que cette disposition a donc pour objet de mettre en échec une disposition extérieure à l'ordre public français qui rendrait l’article 913 du code civil caduc.

Ils font valoir que le principe d'égalité ne s'oppose pas à un traitement différent de situations différentes et soulignent que la jurisprudence considère le droit de prélèvement comme une exception à l'application normale d'une règle de conflit de lois ; que raisonner autrement permettrait à une loi étrangère de venir priver d'une façon absolue les ressortissants français de leurs droits fondamentaux, tels que ceux érigés au bénéfice des héritiers réservataires par l'article 913 du code Civil.

Le ministère public considère également que la question est dépourvue de caractère sérieux.

MOTIFS DE LA DECISION

* Sur la recevabilité du moyen tiré de l'atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution :

Le moyen tiré de l'atteinte aux droits et libertés garanties par la Constitution a été présenté le 27 septembre 2010 dans un écrit distinct des conclusions de [G H-E] et motivé : il est donc recevable.

* Sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation :

L'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 dispose que la juridiction transmet sans délai la question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation, si les conditions suivantes sont remplies :

* la disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

* elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution ;

* la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

En l'espèce, la disposition contestée est applicable au litige, puisqu'elle est invoquée par des héritiers de [J E], dont la succession est soumise à une loi étrangère qui ne connaît pas l'institution de la réserve.

Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs ou le dispositif d'une décision du Conseil Constitutionnel.

En outre, elle n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

En effet, l'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 dispose que, dans le cas de partage d'une même succession entre des cohéritiers étrangers et français, ces derniers pourront prélever sur les biens situés en France une portion égale à la valeur des biens situés en pays étranger dont ils seraient exclus, à quelque titre que ce soit, en vertu des lois et coutumes locales.

La qualité de français est donc une condition indispensable à l'exercice du droit de prélèvement, les étrangers ne pouvant en aucun cas se prévaloir de ce droit.

La loi précitée est ainsi susceptible de conduire, pour une même situation juridique de droit privé, telle une succession, à privilégier certains héritiers au seul motif que les uns sont des ressortissants français et que les autres ne le sont pas.

Cette différence de traitement fondée sur la nationalité apparaît contraire au principe de l'égalité de tous devant la loi résultant notamment de l’article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. (...), de l’article 6 (La loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège soit qu'elle punisse) et de l'article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 suivant lequel la France assure l'égalité de la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion, comme, par ailleurs, des dispositions de l'article 1er du protocole n° 1 et des articles 8 et 14 combinés de la Convention Européenne des Droits de l'Homme.

Il y a donc lieu de transmettre à la Cour de cassation la question suivante :

L'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 porte-t-il atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 1 et 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789, visée dans le Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 et l'article 2 de cette Constitution ?

En application des dispositions de l'article 23-3 de l'ordonnance n° 58- 1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, lorsqu'une question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu'à réception de la décision de la Cour de cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil constitutionnel.

Le cours de l'instruction n'est pas suspendu et la juridiction peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires. En outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d'entraîner des conséquences irrémédiables ou manifestement excessives pour les droits d'une partie, la juridiction qui décide de transmettre la question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement tranchés.

En l'espèce, aucun élément ne rend nécessaire que soient ordonnées des mesures provisoires ou conservatoires, ni que des points du litige soient Immédiatement tranchés.

Il sera donc sursis à statuer sur l'ensemble des demandes des parties et les dépens seront réservés.

PAR CES MOTIFS

“Le tribunal, statuant publiquement, par jugement contradictoire, insusceptible de recours indépendamment du jugement sur le fond et prononcé par mise à disposition au greffe :

Ordonne la transmission à la Cour de cassation de la question suivante :

L'article 2 de la loi du 14 juillet 1819 porte-t-il atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 1 et 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789, visée dans le Préambule de Ja Constitution du 4 octobre 1958 et l'article 2 de cette Constitution ?

Dit que le présent jugement sera adressé à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou conclusions des parties relatifs à la question prioritaire de constitutionnalité,

Dit que les parties et le ministère public seront avisés par tout moyen de la présente décision,

Sursoit à statuer sur les demandes des parties,

Dit que l'affaire sera rappelée à l'audience du 25 octobre 2011 à 13H 00 si la question prioritaire de constitutionnalité est transmise au Conseil constitutionnel et à l'audience du 28 juin 2011 à 13 H 00 dans le cas contraire,

Réserve les dépens.

Fait et jugé à Paris le 15 Février 2011