Tribunal de grande instance de Reims

Ordonnance du 24 août 2010 N° 10/01296

24/08/2010

Renvoi

ORDONNANCE N°

ROLE N° 10/01296

AFFAIRE : [B C], [D E] divorcée [K] / Monsieur LE PROCUREUR DE LA REPUBLIQUE PRES LE TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE REIMS

[adresse 1]

Madame [D E] divorcée [K]

[adresse 2]

Représentées par Me Emmanuel LUDOT, avocat au barreau de REIMS

Monsieur LE PROCUREUR DE LA REPUBLIQUE PRES LE TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE REIMS

Palais de justice

Place Myron Herrick

51100 REIMS

En présence de Monsieur le Procureur de ta République auquel l'affaire a été communiquée pour avis

Monsieur HECHLER, Premier Vice-Président, Président de la 1ère chambre civile

Assisté de Mademoiselle MARTIN, faisant fonction de greffier, lors des plaidoiries.

Après avoir entendu les avocats des parties ainsi que Monsieur le Procureur de la République à l'audience publique de plaidoiries du 7 JUILLET 2010, a averti les requérantes que l'affaire était mise en délibéré et que la décision serait rendue le 24 AOUT 2010.

Vu la requête conjointe de Madame [B C] et de Madame [D E] divorcée [K] déposée le 11 mai 2010 dans laquelle :

-> elles exposent :

- qu’elles vivent en concubinage depuis la 8 mars 1997 et ont mis en place une structure familiale stable et équilibrée au sein de laquelle elles éduquent 4 enfants.

- qu’elles souhaitent se marier.

-> elles demandent par conséquent :

- l’autorisation de célébrer leur mariage par devant l’officier d’état civil de la commune de [LOCALITE 3] ([...])

- la publication du jugement à intervenir en la mairie de ladite commune.

- la transcription dudit jugement en marge des actes d’états civils respectifs

- de déclarer ledit jugement opposable à Monsieur le Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de REIMS.

- l’exécution provisoire de la décision à à intervenir.

Vu le mémoire distinct aux fins de questions prioritaires de constitutionnalité déposé le même jour par Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K] dans lequel elles entendent voir poser au Conseil Constitutionnel les questions suivantes :

—> les articles 144 et 75 dernier alinéa du Code Civil sont-ils contraires dans leur application au préambule de la Constitution de 1946 et de 1958 en ce qu'ils limitent la liberté individuelle d’un citoyen français de contracter mariage avec une personne de même sexe ?

-> les articles 144 ét 75 du Code Civil sont-ils contraires dans leur application aux dispositions de l’article 66 de: la constitution de 1958 en ce qu'ils interdisent au Juge. Judiciaire d’ autoriser de contracter mariage entre personne du même sexe ?

Vu les conclusions de Monsieur le Procureur de la République, enregistrées le 2 juillet 2010, dans lesquelles il demande :

-> de déclarer irrecevable la requête conjointe de Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K] motifs pris :

- de ce qu elles ne justifient pas de leur intérêt à agir dans la mesure où elles ne joignent à leur requête aucune demande de mariage déposée auprès de l'officier de l’état-civil ni aucun refus de la part de cet officier, de sorte qu’il n’existe aucun litige è à trancher.

- de ce qu’elle se heurte à l’autorité de la chose jugée compte tenu des termes d’un jugement rendu par le Tribunal de Grande Instance de REIMS le 11 avril 2006.

- de ce que le Tribunal de Grande Instance n’est pas compétent pour délivrer une autorisation à mariage.

-> sur le fond, de rejeter la requête conjointe de Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K] motifs pris de ce qu’en droit français le mariage ne peut être célébré qu'entre un homme et une femme.

Vu les conclusions de Monsieur le Procureur de la République, enregistrées le 2 juillet 2010, dans lesquelles, s'agissant des questions prioritaires de constitutionnalité, il demande de déclarer celles-ci irrecevables, motifs pris :

-> de ce que la requête conjointe de Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K] étant irrecevable pour les motifs susvisés aucune instance n’est en cours en relation avec les deux questions posées.

-> de ce que le Conseil constitutionnel dans le cadre de l’examen de la loi relative au PACS s’est déjà prononcé sur la conformité à la constitution de la loi française interdisant le mariage entre personnes du même sexe.

-> de ce qu’elles sont dépourvues de caractère sérieux :

- dans la mesure où la législation française en la matière est de droit constant, seul le mariage hétérosexuel étant prévu par les articles 75 et 144 du Code Civil et le PACS autorisant une union homosexuelle.

- dans la mesure où tant la Cour européenne des droits de homme que la Cour de Justice de Union européenne ont refusé de reconnaître un droit au mariage homosexuel, même si elles ne l’ont pas interdit.

Vu les conclusions récapitulatives et responsives de Madame [B C] et Madame [D E] divorcée FRDOGAN, enregistrées le 6 juillet 2010, dans lesquelles, s'agissant de la requête conjointe, elles font valoir :

-> que celle-ci est parfaitement recevable dans la mesure où :

- elles ont un intérêt à agir puisqu’en l’état actuel de la législation elles ne peuvent contracter mariage.

- elles sont fondées à solliciter une nouvelle demande en mariage, nonobstant le refus auquel elle se sont heurtées en 2006.

- le Tribunal de grande instance est compétent pour connaître d’un litige relatif à l’autorisation de se marier dans l’hypothèse où le Parquet s’y opposerait ce qui est bien le cas en l’espèce.

-> que sur le fond, elles ne contestent pas qu’ en l’état actuel les textes légaux interdisent le mariage entre personnes de même sexe et renvoient sur ce point au contenu de leur mémoire aux fins de questions prioritaires de constitutionnalité.

Vu le mémoire responsif aux fins de questions prioritaires de constitutionnalité de Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K], enregistré 6 juillet 2010, dans lequel elles font valoir :

-> qu’une instance en relation avec les deux questions susvisées est bien en cours puisque la requête déposée vise à obtenir une autorisation à mariage actuellement contestée en raison de la législation applicable.

-> que le Conseil Constitutionnel ne s’est nullement prononcé sur les questions soulevées mais a uniquement examiné la conformité à la constitution des dispositions relatives au PACS.

-> que les questions posées présentent bien un caractère sérieux, les moyens opposés à cet égard par Monsieur le Procureur de la République étant dénués de toute pertinence.

Vu les déclarations des parties à l’audience du 7 juillet 2010.

MOTIFS DE LA DECISION

Attendu que l’examen de la recevabilité des questions prioritaires de constitutionnalité développées dans le mémoire déposé par Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K] le 11 mai 2010 au soutien de leur requête conjointe du même jour implique, au préalable, de se prononcer sur la recevabilité de cette dernière, contestée en l’espèce par Monsieur le Procureur de la République;

I. SUR LA RECÉVABILITE DE LA REQUETE CONJOINTE DE MAD[A B C] ET MADAME [D E] DIVORCÉE [K]

Attendu que la requête conjointe litigieuse vise à obtenir l'autorisation de se marier;

Que les deux requérantes sont de même sexe;

Qu'en l’état de la législation, le dépôt d’une demande de mariage ne pourrait que se heurter à un refus de publication des bancs, à une saisine du Procureur de la République par Officier d'état civil et à une opposition audit mariage;

Que si d’aventure 1l venait à être célébré. il ne manquerait pas d’être annulé;

Que Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K] ont donc un intérêt à agir dans [a mesure où elles joignent à leur requête deux questions prioritaires dé constitutionnalité visant précisément à voir déclarer inconstitutionnelles les dispositions légales actuelles, obstacles à leur projet d’union matrimoniale;

Attendu qu’on ne saurait par ailleurs leur opposer l’autorité de la chose jugée résultant de la décision rendue le 11 avril 2006 par le Tribunal de Grande Instance de céans ét ayant rejeté leur demande de mariage;

Qu'en effet, celle-ci a été rendue au vu de la législation contestée;

Que la nouvelle demande, certes identique dans son objet, repose toutefois sur une cause différente dans la mesure où elle se fonde sur les perspectives nouvelles ouvertes par la réforme du 23 juillet 2008, permettant de contester la constitutionnalité de dispositions législatives en vi gueur et de nature à remettre en cause, le cas échéant, le fondement juridique invoqué à l’époque pour rejeter les prétentions des requérantes;

Attendu, enfin, que le droit au mariage fait partie des libertés fondamentales reconnues en France;

Que le Juge judiciaire, gardien des libertés individuelles en vertu de l’article 66 de la Constitution de 1958 est donc compétent pour statuer sur les litiges liés à la liberté du mariage;

Qu'en l’espèce, la requête de Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K] concerne précisément l'exercice de cette liberté et vise à contester le fait de ne pouvoir en bénéficier à l’heure actuelle: Qu'elle relève dès lors de la compétence du Juge judiciaire et partant du Tribunal de Grande Instance, juridiction judiciaire de droit commun;

Attendu qu’il résulte de l’ensemble de ces développements que la requête en cause sera par conséquent déclarée irrecevable;

II. SUR LA RECEVABILITE DES QUESTIONS PRIORITAIRES DE CONSTITUTIONNALITE

Attendu que du fait de la recevabilité de la requête conjointe, le Tribunal est bien saisi d’une procédure diligentée par Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K];

Que celles-ci souhaitent obtenir l’autorisation de se marier;

Que les dispositions contestées, à savoir les articles 75 dernier alinéa du Code Civil (figurant au titre 2 “des actes de l’état civil”, chapitre 3 “des actes de mariage”) et 144 du Code Civil (figurant au titre 5 “du mariage”, chapitre 1 “des qualités et conditions requises pour pouvoir contracter mariage”) sont bien applicables à ladite procédure dans la mesure où elles font référence à la différence de sexe entre les époux;

Attendu que dans une décision du 9 novembre 1999 le Conseil Constitutionnel a examiné divers griefs formulés à l’encontre de la loi sur le PACS:

Que dans le considérant 43 il énonce que “le législateur a entendu accorder des droits particuliers aux personnes qui ne peuvent où ne veulent se marier, mais qui souhaitent se lier par un pacte de vie commune ...;

Que la simple référence objective à l’impossibilité pour certaines personnes de se marier ne saurait s’analyser comme une décision déclarant conforme à la constitution les dispositions objet des questions prioritaires de Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K];

Qu’aucun autre considérant de la décision en cause ne se prononce sur la constitutionnalité desdites dispositions;

Qu'il n'existe aucune décision du Conseil Constitutionnel les ayant déclarées conformes à la Constitution;

Attendu que s’agissant du caractère sérieux des questions posées par Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K] celui-ci ne saurait être dénié du seul fait que “la législation française en la matière est de droit constant”;

Qu'en effet les questions posées visent précisément, comme la réforme du 23 juillet 2008 le permet, à remettre en cause cette législation constante et à en contester la constitutionnalité;

Attendu par ailleurs que le fait que la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de Justice de l’Union européenne se refusent à reconnaître un droit au mariage entre personnes de même sexe, sans toutefois l’interdire, ne remet pas en cause l’intérêt des questions posées par les requérantes s’agissant de la conformité à la constitution, au regard des libertés individuelles qu’elle garantit, de l’interdiction découlant des dispositions des articles 75 et 144 du Code Civil;

Attendu que les questions posées par Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K] concernent l’exercice d’une liberté fondamentale reconnue en France, à savoir le droit au mariage;

Que la possibilité pour deux personnes du même sexe de se marier fait largement débat depuis des années au sein de la société française;

Que le PACS n'offre pas les mêmes droits que le mariage, ce qui pose la question de son caractère discriminant pour les personnes souhaitant une union et ne disposant, au regard de la législation française actuelle, d’aucune autre alternative;

Qu’enfin, nombre de législations étrangères ont admis le mariage entre personnes du même sexe;

Que les questions posées par les requérantes ne sont dès lors pas dépourvues de caractère sérieux;

Attendu qu’au vu de l’ensemble de ces développements, il convient, en application de l’article 61-1 de la constitution du 4 octobre 1958 et de l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil Constitutionnel telle que complétée par la loi organique du 10 décembre 2009, de transmettre à la Cour de Cassation les questions prioritaires de constitutionnalité posées par Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K] dans leur mémoire reçu le 11 mai 2010 et accompagnant leur requête conjointe déposée le même jour.

PAR CES MOTIFS

Statuant par ordonnance contradictoire, non susceptible de recours,

DECLARONS recevable la requête conjointe déposée par Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K] le 11 mai 2010.

TRANSMETTONS À LA COUR DE CASSATION les questions prioritaires de constitutionnalité posées par Madame [B C] et Madame [D E] divorcée [K] dans leur mémoire déposé à cette fin le même Jour.

DISONS que la présente décision sera adressée à la Cour de Cassation dans les huit jours de son prononcé avec les mémoires et les conclusions des parties.

DISONS qu’il sera sursis à statuer sur la requête susvisée jusqu'à réception de la décision de la Cour de Cassation ou, s’il a été saisi, du Conseil Constitutionnel.

REÉSERVONS les dépens.

Ainsi jugé et prononcé par mise à disposition du jugement au greffe de la Première Chambre Civile, le 24 AOÛT 2010, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de Procédure Civile, la minute étant signée par Monsieur HECHLER, Premier Vice-Président, et par Madame HUET, Greffier, ayant assisté au prononcé.

LE MAGISTRAT

LE GREFFIER