Tribunal de commerce de Bobigny

Jugement du 13 juillet 2010 N° RG : 2010F00541

13/07/2010

Renvoi

2010F00541

TRIBUNAL DE COMMERCE DE BOBIGNY

JUGEMENT DU 13 Juillet 2010

N° de RG : 2010F00541

N° MINUTE : 2010F01051

8ème Chambre

PARTIES A L'INSTANCE

DEMANDEUR(S)

▪ Mme LE MINISTRE DE L'ÉCONOMIE INDUSTRIE ET EMPLOI C/o SCP OCHOA AUGER [adresse 1] [LOCALITE 2]

Représentée par Mme [D E-F] (munie d’un pouvoir)

DEFENDEUR(S) :

▪ SAS ETABLISSEMENTS [K] ET FILS [LOCALITE 3]

Représentant légal : M. [L M] ,Président, [adresse 4]

comparant par SELARL SCHERMANN MASSELIN CHOLAY [LOCALITE 5] (R142) et par Me BRETZNER 130 rue du Faubourg Saint Honoré 75008 PARIS (T12)

COMPOSITION DU TRIBUNAL

DEBATS

Audience de plaidoirie collégiale du 18 Juin 2010.

Président: M. GODEFROI B.

Juges : M. C. DUFAUR

Mme SAINZ PELLETIER

assistés de Mme [I], commis assermenté

en présence de M. DEMORY, Procureur de la République Adjoint, et de M. SAINT CRICOQ, Substitut de Monsieur le Procureur de la République.

JUGEMENT

Décision contradictoire et en premier ressort,

- Prononcée par mise à disposition au Greffe du Tribunal le 13 Juillet 2010

- et délibérée par

Président: M. GODEFROI

_ Juges :M. DUFAUR

_ MME SAINZ-PELLETIER

La Minute est signée par M. GODEFROI, Président et par M. [G H], Commis Assermenté

Question prioritaire

Selon acte du 29 octobre 2009 madame le Ministre de l’économie, de l’industrie et de l'emploi a fait citer la société des Etablissements [K] et Fils à comparaître à l'audience de ce Tribunal du 20 novembre suivant afin d’entendre dire et juger que les clauses intitulées « protection de stock » et « produits obsolètes » qui définissent les conditions dans lesquelles sont susceptibles d’être répercutées dans les relations avec [K] les baisses de tarif des fournisseurs d’une part, les conséquences d’une obsolescence ou d’une perte de valeur de produits en stock chez [K] d’autre part, sont contraires aux dispositions de l’article L442-6 I 2°) du code de commerce en ce qu’elles créent un déséquilibre significatif en faveur de [K] , madame le Ministre sollicite en conséquence l’annulation des clauses en question et le prononcé à ce titre d’une amende civile de 2.000.000 d’euros à l'encontre de [K].

La cause appelée à l’audience du 20 novembre 2009, a été renvoyée à celle du 18 décembre suivant aux fins de communication des pièces puis à celle du 22 janvier 2010 pour les conclusions en défense de [K].

Dans celles-ci, tout en contestant la demande de madame le Ministre tant sur le plan de la forme que celui du fond, [K] déclarait qu’elle entendait, dès l’entrée en vigueur de 1a loi du 10 décembre 2009 définissant la procédure en la matière, soulever une question prioritaire de constitutionnalité concernant l’article L442-6 I 2°) du code de commerce et la notion de déséquilibre significatif à laquelle ce texte se réfère.

La loi susvisée étant entrée en vigueur le 1er mars 2010, [K] a, en effet, soulevé aux termes de ses conclusions déposées à l'audience du 26 mars, la question prioritaire de constitutionnalité qu’elle avait annoncé vouloir formuler. Madame le Ministre a conclu en. réponse à la demande de [K] en sollicitant son rejet par conclusions déposées à l’audience du 28 mai.

À l'issue de cette dernière audience, l’affaire a été fixée pour être plaidée sur la question prioritaire de constitutionnalité, au 18 juin; au cours de cette audience les parties ont été entendues en leur dernières explications et en leur plaidoirie ainsi que monsieur le Procureur de la République en son avis.

A l’issue de l’audience du 18 juin 2010, le Président de la formation de jugement a clos les débats sur la question prioritaire de constitutionnalité et annoncé que la décision serait prononcée par mise à disposition au greffe le 13 juillet 2010.

Demandes et moyens des parties

[K] observe, à titre préliminaire, que les deux premières conditions posées par la loi du 10 octobre 2009 pour qu’une question prioritaire de constitutionnalité puisse être examinée en vue de son éventuelle transmission ultérieure au Conseil constitutionnel sont en l’espèce réunies de sorte que seule demeure celle du caractère sérieux de la question soulevée.

À cet égard [K] souligne qu’il existe dans la Constitution un principe fondamental dit de légalité des délits et des peines en vertu duquel les éléments constitutifs de ceux-ci doivent être définis par le législateur de manière précise et claire de telle sorte qu’il ne risquent pas d’être soumis à l’arbitraire des autorités ou du juge et qu’il puisse ainsi être porté atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et la Loi.

Les dispositions de l’article L442-6 I 2°) du code de commerce qui relèvent du droit de la concurrence et prévoient la faculté pour la puissance publique d’infliger ou de solliciter de la juridiction compétente l’application de sanctions sont assimilables à des dispositions d’ordre pénal et doivent, en conséquence, être conformes au principe de légalité des délits et des peines.

Or pour [K] la notion de déséquilibre significatif qui soulève de grandes difficultés d'interprétation et appelle dans la plupart des cas et en particulier s’agissant de son application aux clauses contractuelles critiquées par madame le Ministre, une appréciation nécessairement subjective, ne satisfait pas au principe de légalité des délits et des peines et se trouve pour cette raison générateur d’une grande insécurité juridique.

La question de la conformité des dispositions ci-dessus à la constitution se pose donc de manière sérieuse de sorte que [K] s’estime fondée à la soulever et à demander qu’elle soit soumise à l’examen du Conseil constitutionnel.

Madame le Ministre expose, pour sa part, que les dispositions en cause respectent le principe de légalité des délits et des peines. Le Conseil constitutionnel s’est, en effet, déjà prononcé sur le terme de « déséquilibre » et sur l’adjectif « significatif », ou sur des notions très voisines, qu’il a considérés comme suffisamment clairs. En outre la Direction générale de la concurrence et des fraudes—DGCCREF—a précisé par le biais d’un jeu de questions réponses sur son site Internet et au moyen d’un article dans [a revue Concurrence et Consommation ce qu’il fallait entendre par « déséquilibre significatif » de sorte que les opérateurs disposent de tous les éléments voulus pour l’application en toute sécurité de l’article L442-6 I 2°) du code de commerce.

La notion de déséquilibre significatif a d’ailleurs été choisie à dessein car plus simple et plus claire que celle d’abus de puissance économique à l’achat ou à la vente qui poursuivait le même objectif de liberté et d'équilibre dans les rapports commerciaux.

La question soulevée par [K], qui l’a été dans un but manifestement dilatoire, ne présente donc pas un caractère sérieux au sens de la loi du 10 décembre 2009 le Tribunal ne pourra, en conséquence, que la rejeter.

Monsieur le Procureur de la République considère que dans la mesure où il prévoit la possibilité pour la juridiction saisie de prononcer une amende civile d’un montant maximum de 2 millions d’euros, l’article L442-6 I 2°) du code de commerce apparaît devoir satisfaire au principe de légalité des délits et des peines, encore que l’assimilation de principe des dispositions du droit de la concurrence à celles du droit pénal soit excessive et critiquable. Le principe de légalité des délits et des peines a, en effet, été développé dans le domaine pénal, or l’action de madame le Ministre en vue de l’application en l’espèce de l’article L422-6 I 2°) du code de commerce est une action autonome, exercée dans le but d’assurer le fonctionnement normal du marché et le maintien d’une concurrence libre et non faussée elle ne relève pas du droit pénal et d’ailleurs le Conseil constitutionnel n’a jamais sanctionné, en dehors du domaine pénal, une disposition législative pour violation du principe de légalité des délits et des peines.

Sur le fond, et en tout état de cause, il convient de rappeler que la notion de déséquilibre significatif est parfaitement connue et cernée puisqu'elle constitue le socle de la notion de clause abusive dans le droit de la consommation.

Monsieur le Procureur de la République est donc d’avis que la demande de transmission à la Cour de Cassation de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par [K] soit rejetée.

Motifs de la décision

Sur ce, le Tribunal, ayant entendu monsieur Le Procureur de la République en ses conclusions, a répondu ainsi qu’il suit à la demande de [K] et aux moyens développés par madame le Ministre.

Il y a tout d’abord lieu de constater que les deux premières conditions posées par la loi du 10 décembre 2009 pour qu’une question prioritaire de constitutionnalité soit recevable se trouvent réunies en l’espèce.

La disposition contestée est applicable à l’instance ouverte à l’initiative de madame le Ministre et constitue le fondement de sa demande.

Elle n’a, d’autre part, pas à ce jour été déclarée conforme à la constitution par le Conseil constitutionnel.

Concernant le sérieux de la question soulevée, il convient d’observer que les dispositions législatives relevant du droit de la concurrence, comme l’article L442-6 I 2°) du code de commerce, qui attribuent à la puissance publique le pouvoir d’intervenir dans des conventions de droit privé, en lui donnant la faculté d’en poursuivre l’annulation et lui reconnaissent celui de prononcer ou de solliciter le prononcé de sanctions telle qu’une amende civile, sont soumises au principe de la légalité des délits et des peines à l’instar de celles qui relèvent du droit pénal, l’exercice de ces pouvoirs étant susceptible de porter atteinte au principe de liberté du commerce et d’entreprendre ainsi qu’au principe de liberté de s’engager par contrat, qui sont garantis par la Constitution.

La notion de déséquilibre significatif qui conduira, le moment venu, ce Tribunal à une appréciation nécessairement subjective, pour une bonne part, et dans un contexte différent de celui dans lequel s’effectue l’examen des clauses abusives régies par le droit de la consommation, du contenu et de la portée des clauses critiquées par madame le Ministre, l’examen de ces clauses devra s’effectuer en fonction de l’intention des parties, des conditions particulières dans lesquelles elles ont été incluses dans les accords entre [K] et ses fournisseurs, et ceux-ci ont été conclus, ainsi que des circonstances qui ont entouré les négociations les ayant précédés et, le cas échéant, de celles prévalant au moment de leur mise en œuvre, ce qui ne manquera pas de soulever des difficultés de compréhension et d'interprétation telles qu’il y a lieu de poser la question de savoir si la notion de déséquilibre significatif satisfait bien au principe de légalité des délits et des peines auquel les dispositions dont elle relève doivent se conformer.

A cet égard, les moyens développées par la DGCCREF tels qu’évoqués par madame le Ministre pour la mettre, en quelque sorte, à la portée des opérateurs économiques, sont révélateurs de la difficulté de sa mise en œuvre si les choses avaient été si claires et précises, il n’aurait, en effet, pas été nécessaire d’y recourir

Il y a lieu, dans ces conditions, de recevoir la demande de [K] qui ne présente pas de caractère dilatoire et d’ordonner en conséquence, conformément aux prescriptions de la loi du 10 décembre 2009, la transmission de la question soulevée à la Cour de Cassation.

PAR CES MOTIFS

Le Tribunal, après en avoir délibéré, statuant publiquement par jugement contradictoire, avant dire droit, prononcé par mise à disposition au greffe,

Vu la loi organique du 10 décembre 2009,

Dit recevable la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société des Etablissements [K] et Fils,

Ordonne, en conséquence, à monsieur le Greffier de transmettre à la Cour de Cassation le dossier de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la Société des Etablissements [K] et Fils, en particulier les écritures des parties et le texte de l’avis de monsieur le Procureur de la République,

Dit que l’instance sera suspendue jusqu’à ce que la Cour de Cassation et, éventuellement, le Conseil Constitutionnel aient statué sur la question ainsi soumise,

Dit que la cause sera remise au rôle à l'initiative de la partie [a plus diligente, Dépens réservés.

Liquide les dépens à recouvrer par le Greffe à la somme de 90,21 euros TTC.

Le Commis Assermenté