La responsabilité de l'État du fait des lois inconstitutionnelles

20/06/2024

La responsabilité de l'État du fait des lois inconstitutionnelles,
un recours encore sous-exploité

Théo Ducharme

Théo Ducharme, maître de conférences en droit public, Paris 1 Panthéon-Sorbonne


L'introduction d'un contrôle a posteriori de la loi par le Conseil constitutionnel a constitué le point de départ de la reconnaissance d'une action en responsabilité de l'État du fait d'une loi déclarée contraire à la Constitution. Dans la continuité de la jurisprudence Gardedieu [1], par laquelle le juge administratif admet que l'application d'une loi contraire aux engagements internationaux de la France justifie d'engager la responsabilité de l'État, il devait se prononcer sur une éventuelle responsabilité de l'État du fait de l'application d'une loi inconstitutionnelle.

Ce fut chose faite par les décisions d'Assemblée du 24 décembre 2019 [2] dans lesquelles le Conseil d'État reconnaît le principe d'une responsabilité de l'État "en raison des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, pour réparer l'ensemble des préjudices qui résultent de l'application d'une loi méconnaissant la Constitution ou les engagements internationaux de la France"; jurisprudence reprise et confirmée par le Conseil constitutionnel dans la foulée [3].

Le nouveau régime de responsabilité de l'État du fait des lois inconstitutionnelles repose sur le triptyque classique : un fait dommageable caractérisé par la déclaration d'inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel ; un préjudice indemnisable et, enfin, un lien de causalité entre les deux. Il s'agit donc d'une responsabilité pour faute qui ne dit pas son nom [4].

Si les arrêts du Conseil d'État méritent indéniablement leurs entrées aux Grands arrêts de la jurisprudence administrative, depuis 2019, il faut avouer que la responsabilité de l'État du fait des lois inconstitutionnelles ne fait pas beaucoup de bruit. Ce régime de responsabilité a été aussi vite oublié qu'il a été reconnu. Plusieurs raisons expliquent cela. D'abord, l'abrogation d'une loi lors d'une question prioritaire de constitutionnalité constitue généralement une satisfaction suffisante pour les requérants. Dans ce cas, ils obtiennent ce pour quoi ils ont posé une question prioritaire de constitutionnalité : la sortie de la loi litigieuse de l'ordre juridique. Ensuite, les particularités du contentieux constitutionnel ne sont pas toujours connues des praticiens, au premier lieu desquels les avocats, la diffusion d'une culture de la question prioritaire de constitutionnalité a encore ses limites [5]. Enfin, la responsabilité de l'État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution est, en soi, un outil encadré. En effet, les conditions d'engagement de la responsabilité sont relativement restrictives. Malgré ces réserves, ce régime de responsabilité a un aspect pratique. Outre le fait qu'il permet éventuellement d'obtenir réparation, il constitue un moyen d'accès à la juridiction constitutionnelle.

1) Un outil encadré

Obtenir une réparation de l'État en raison de l'application d'une loi déclarée contraire à la Constitution n'est pas un long fleuve tranquille. Pour y arriver, le requérant doit s'appuyer sur une décision du Conseil constitutionnel, mais pas nécessairement avoir déposé la question prioritaire de constitutionnalité, ainsi que réunir les conditions ouvrant droit à indemnisation. Il y a d'ailleurs quelque chose de spécial à ce que les arrêts du 24 décembre 2019, aussi grands arrêts qu'ils sont, n'aient engendré aucune application positive. Si le Conseil d'État pose un principe, il vient très rapidement l'encadrer dans des conditions restrictives. Un parallèle certain peut être réalisé avec ce qu'écrivait René Chapus à propos de la responsabilité sans faute de l'État du fait des lois [6], "la responsabilité sans faute de l'État du fait des lois […] apparaît bien comme un produit de luxe, on ne s'en sert pas tous les jours" [7]. Il en est de même pour la responsabilité de l'État du fait des lois inconstitutionnelles.

Avant toute chose, les règles de prescription sont particulièrement restrictives. Si logiquement la prescription quadriennale [8] s'applique, elle ne commence à courir que "dès lors que le préjudice qui résulte de l'application de la loi à sa situation peut être connu dans sa réalité et son étendue par la victime, sans qu'elle puisse être légitimement regardée comme ignorant l'existence de sa créance jusqu'à l'intervention de la déclaration d'inconstitutionnalité". Sur le modèle des règles de prescription applicables à la responsabilité du fait d'un règlement illégal [9], le Conseil d'État fait démarrer le point de départ du délai au jour où le dommage est constitué et connu. La déclaration d'inconstitutionnalité ne peut donc pas, en elle-même, constituer un évènement justifiant de rouvrir le délai de prescription.

Par ailleurs, toute inconstitutionnalité n'est pas nécessairement de nature à engager la responsabilité de l'État. En effet, l'appréciation du lien de causalité conduit à écarter la réparation en cas d'abrogation reposant sur une incompétence négative du législateur. Dans les décisions du 24 décembre 2019, le Conseil d'État estime, en ce sens, que l'abstention d'adoption d'une disposition législative par le législateur ne peut être regardée comme étant à l'origine des préjudices invoqués. Le juge administratif recherche alors si la même décision aurait pu légalement être prise par l'autorité compétente pour rejeter la qualification du lien de causalité entre l'inconstitutionnalité et les préjudices invoqués.

Enfin, en sus de la détermination du lien de causalité, le Conseil constitutionnel dispose de la capacité de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'État lorsqu'il détermine les effets de ses décisions sur le fondement de l'article 62, alinéa 2 de la Constitution. Après avoir été invité par le Conseil d'État [10], le Conseil constitutionnel est venu préciser qu'il détient le pouvoir "de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières" [11]. Le risque étant alors que, sur le modèle de la remise en cause de l'effet utile des déclarations d'inconstitutionnalité, le Conseil constitutionnel en vienne à écarter la possibilité d'engager la responsabilité de l'État dans la seule optique de protéger les finances publiques.

Ainsi, en ce qui concerne la responsabilité de l'État du fait des lois inconstitutionnelles, ce que les juridictions ont donné d'une main, elles l'ont repris de l'autre. Malgré ces limites, la responsabilité de l'État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution est un outil pratique pour les justiciables et leurs conseils.

2) Un outil pratique

Tout d'abord, la responsabilité de l'État du fait des lois inconstitutionnelles a un intérêt pour créer "une instance" au sens de la loi organique relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution [12]. En effet, la question prioritaire de constitutionnalité doit être soulevée lors d'une procédure juridictionnelle préexistante et la disposition législative doit être "applicable au litige ou à la procédure, ou constitue[r] le fondement des poursuites" [13].

Pour remplir ces conditions, rien de plus simple. Il suffit, à l'occasion d'un recours indemnitaire, de soutenir que les préjudices invoqués découlent de l'application d'une disposition législative qui est contraire à la Constitution. Le justiciable devra alors, pour lier le contentieux, déposer une demande indemnitaire à l'administration concernée [14]. Ensuite, à l'occasion de cette procédure, il appartient au justiciable de déposer, dans un mémoire distinct et motivé [15], une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions législatives à l'origine des préjudices. Certes, dans la majorité des cas, le requérant peut arriver aux mêmes fins en contestant la légalité des actes administratifs d'application de la loi en demandant à l'administration de retirer lesdits actes et, par la suite, attaquer le refus, explicite ou implicite de l'administration, devant le juge administratif. La dernière étape consiste alors à déposer une question prioritaire de constitutionnalité en soutenant que les décrets d'application sont irréguliers en ce qu'ils appliquent une loi elle-même irrégulière.

À côté de cette procédure classique, la responsabilité de l'État du fait des lois inconstitutionnelles peut trouver sa voie. Elle a le mérite de permettre de contester les dispositions législatives et, par là même, de demander l'indemnisation des préjudices induits par l'application des dispositions.

La responsabilité de l'État du fait des lois inconstitutionnelles est d'autant plus utile que les conditions d'engagement de la responsabilité sont relativement simples à réunir. La qualification du fait dommageable, hors hypothèse particulière de l'incompétence négative, découle de la décision même du Conseil constitutionnel. En effet, une simple inconstitutionnalité est nécessaire et suffisante, le juge administratif ne portera pas d'appréciation sur l'étendue ou la gravité de l'inconstitutionnalité. Toutefois, cette procédure est surtout utile pour les requérants individuels qui peuvent faire valoir un préjudice. Elle le sera moins pour les associations qui ont recours à la question prioritaire de constitutionnalité pour faire évoluer le droit. Dans cette dernière hypothèse, la caractérisation d'un préjudice indemnisable est plus délicate à envisager, mais cela ne les empêche en rien d'utiliser cette voie de droit pour accéder au Conseil constitutionnel. Effectivement, au stade de l'examen du renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité, le juge n'examine pas le bien-fondé de la demande indemnitaire [16].

La responsabilité de l'État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution peut donc trouver sa place dans l'organisation contentieuse. Ce régime de responsabilité a indéniablement des atouts pour les justiciables et leurs conseils. 


[1] CE, Ass., 8 février 2007, n° 279522, Gardedieu.

[2] CE, Ass., 24 décembre 2019, n° 425981, 425983, 428162.

[3] CC, n° 2019-828/829 QPC du 28 février 2020, https://www.conseil- constitutionnel.fr/decision/2020/2019828 _829QPC.htm

[4] Marie Sirinelli, concl. sur CE, Ass., 24 décembre 2019, n° 425981, 425983, 428162.

[5] Julien Bonnet, "Le potentiel contentieux de la QPC", Lettre d'actualité de la QPC, 2024, n° 2.

[6] CE, Ass., 14 janvier 1938, n° 51704, SA des produits laitiers "La Fleurette".

[7] René Chapus R., Droit administratif général, t. 1, Montchrestien, coll. "Domat droit public", 15e éd., 2001, 2 vol., t. 1, p. 1380.

[8] Loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics.

[9] CE, 31 janvier 1996, n°152553, Fournier.

[10] CE, Ass., 24 décembre 2019, n° 425981, 425983, 428162.

[11] CC, n° 2019-828/829 QPC du 28 février 2020, https://www.conseil- constitutionnel.fr/decision/2020/2019828 _829QPC.htm

[12] Loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution.

[13] Article 23-2 de la loi organique précitée.

[14] Article R. 421-1 du code de justice administrative "La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle".

[15] Article 23-1 de la loi organique du 10 décembre 2009 précitée.

[16] CE, 17 décembre 2010, n° 343752.

Mis à jour le 09/09/2024