Le traitement des QPC dans les ressorts de Bordeaux et d'Agen

14/12/2022

Le traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel dans les ressorts de la Cour administrative d'appel de Bordeaux et des cours d'appel de Bordeaux et d'Agen

Responsables scientifiques

Pauline GERVIER
Maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux, Directrice adjointe du Centre d’études et de recherches comparatives sur les constitutions, les libertés et l’État – EA 7436
Florian SAVONITTO
Maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux, Centre d’études et de recherches comparatives sur les constitutions, les libertés et l’État – EA 7436 ; Secrétaire général de la revue Dalloz Constitutions

Auteurs

Alex CHAUVET
Enseignant contractuel à l’Université de Bordeaux, Docteur en droit – Centre d’études et de recherches comparatives sur les constitutions, les libertés et l’État - EA 7436
Pauline GERVIER
Maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux, Directrice adjointe du Centre d’études et de recherches comparatives sur les constitutions, les libertés et l’État – EA 7436
Florian SAVONITTO
Maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux, Centre d’études et de recherches comparatives sur les constitutions, les libertés et l’État – EA 7436 ; Secrétaire général de la revue Dalloz Constitutions

Autres membres de l'équipe

Rémi BARRUE-BELOU
Maître de conférences en droit public à l’Université de La Réunion, Centre de recherche juridique (E.A.14)
Clément BENELBAZ
Maître de conférences en droit public à l’Université Savoie Mont Blanc, directeur du Master 2 Métiers du droit et de la justice, membre du Centre de droit public et privé des obligations (CDPPOC), membre associé du CERCCLE
Aurélie BERGEAUD-WETTERWALD
httpProfesseur de droit privé et sciences criminelles à l’Université de Bordeaux ; Co-responsable du Master Justice, procès et procédures ; membre de l’Institut de sciences criminelles et de la justice (EA 4633)
Véronique BERTILE
Maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux, ancienne ambassadrice déléguée à la coopération régionale dans la zone Antilles-Guyane (2015-2017), ancienne conseillère au Cabinet de la ministre des Outre-mer (2014-2015)
Cécile CABANNE
Premier conseiller des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, Cour administrative d’appel de Bordeaux
Bartolomeo CAPPELLINA
Chercheur postdoctoral au CESICE à Sciences Po Grenoble, Université de Grenoble Alpes, Docteur en science politique, Centre Émile Durkheim – Sciences Po Bordeaux
Carolina CERDA-GUZMAN
Maîtresse de conférences à l’Université de Bordeaux
Léni CHARBONNIER
Chargé d’études sociologiques indépendant, depuis 2013
Pascal COMBEAU
Professeur de droit public à l’Université de Bordeaux, Directeur de l’Institut Droit et Economie de Périgueux (IDE Périgueux)
Olivier DESAULNAY
Professeur de droit public à l’Université de La Réunion – C.R.J., EA 14
Olivier DUPERE
Maître de conférences en droit public à l’Université de La Réunion – C.R.J., EA 14 ; Directeur de la Revue Juridique de l’Océan Indien
Damien FALLON
Maître de conférences en droit public à l’Université de Poitiers, Institut de droit public - EA n° 2623 – Ancien juriste au Conseil constitutionnel (1er janvier au 31 décembre 2015)
Jean-Philippe FERREIRA
Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, Centre d’études et de recherches comparatives sur les constitutions, les libertés et l’État – EA 7436
Ludovic GARRIDO
Maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux ; Co-Directeur du Master 2 « Contentieux publics » ; Co-Responsable de l’UE professionnelle « Magistrats administratifs et financiers » de Master 1 de droit public
Mimose GRAVIER
Assistante de justice au tribunal administratif de Poitiers Fabrice Hourquebie, Professeur de droit public à l’Université de Bordeaux, Centre d’études et de recherches comparatives sur les constitutions, les libertés et l’État – EA 7436
Fabrice HOURQUEBIE
Professeur de droit public – Université de BordeauxDirecteur de l’Ecole doctorale de droit
Marion LACAZE
Maître de conférences en droit privé à l’Université de Bordeaux, membre de l’ISCJ (EA 4633)
Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN
Professeur de droit public à l’Université de Bordeaux, directeur du C.E.R.C.C.L.E. (EA 7436)
Anna NEYRAT
Maître de conférences de droit public à l’Université Paul Valéry – Montpellier 3
Jean-Baptiste VILA
Maître de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux, Membre de l’Institut Léon Duguit (EA 439), Directeur scientifique de la Chaire « Régulation et Jeux », Fondation Bordeaux Université

I. Problématique retenue et objectifs de la recherche

Cette étude s'inscrit dans le premier axe du projet de recherches « 2010-2020 : dix ans de QPC » du Conseil constitutionnel consacré aux aspects sociologiques de la question prioritaire de constitutionnalité. Elle se focalise plus précisément sur une catégorie d'acteurs de ce mécanisme : les juges de première instance et d'appel des deux ordres juridictionnels français. Quelles raisons président au choix de cette étude ? Quelles finalités poursuit-elle ?

Si le pouvoir constituant a entendu associer l'ensemble des magistrats pour faire fonctionner le contrôle a posteriori de constitutionnalité des lois créé lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, les fonctions assurées par les juges de première instance et d'appel en ce domaine demeurent, dix ans après l'entrée en vigueur de la QPC, un angle mort de ce contentieux. Bien que le manque d'informations relatives à leur pratique du mécanisme ait été souligné dès 2013 par la Commission des lois de l'Assemblée nationale(1), le nombre très élevé de QPC soulevées devant ces juridictions, comme l'accès fort délicat aux décisions, ont freiné la réalisation d'études d'ensemble en la matière(2). Exerçant sa mission de filtrage des QPC dans l'ombre de celle confiée aux cours suprêmes et à distance du contrôle effectué par le Conseil constitutionnel, le juge du fond constitue, pourtant, le premier acteur-clé de cette procédure devant lequel le justiciable conteste la conformité d'une loi, applicable au litige dont il est partie, aux droits et libertés que la Constitution garantit(3). Acteur-clé, le juge du fond l'est précisément puisqu'il lui revient de décider de la transmission de la QPC à la Cour suprême de son ordre juridictionnel et ainsi d'enclencher la procédure d'examen de la constitutionnalité de la loi : sa décision ouvre la voie au renvoi de la question par le Conseil d'État ou la Cour de cassation au Conseil constitutionnel, seul à même de déclarer la loi contraire à la Constitution. Mais le rôle des juges de première instance et d'appel ne s'arrête pas là : il leur appartient, aussi, d'appliquer la décision du Conseil constitutionnel et de mettre en œuvre les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité de la loi aux litiges concrets qui leur sont soumis. C'est donc bien avec eux et devant eux «* que se joue, au quotidien, le succès de la QPC*(4)* *».

Mais que connaît-on réellement du rôle assuré par le juge du fond ? Que nous apprend sa jurisprudence, son traitement des QPC, sa pratique du mécanisme ? Ce sont à ces interrogations que la présente recherche entend apporter des éclairages, en poursuivant l'ambition de combler une lacune. Plus précisément, deux objectifs sont assignés à l'étude. Le premier consiste à dresser un état des lieux de la pratique de la QPC par les juges de première instance et d'appel, grâce à une approche statistique et analytique. Il s'agit de rendre compte d'une réalité contentieuse, c'est-à-dire de mettre en lumière les caractéristiques des QPC soulevées devant les juges du fond mais aussi les traits saillants des décisions QPC qu'ils rendent. Identifier la manière dont les justiciables se saisissent de la QPC devant le juge du premier filtre, comprendre la façon dont le juge appréhende cette procédure et, plus encore, donner à voir comment est abordée la matière constitutionnelle devant et par le juge a quo : tels sont les buts de la recherche. Le second objectif consiste quant à lui à apprécier plus avant le fonctionnement du premier filtrage des QPC, afin de cerner son rôle au sein de la procédure d'ensemble, d'en identifier finement la nature et l'intensité, mais aussi d'appréhender les difficultés que chaque critère du filtrage peut soulever, au regard des conditions de recevabilité et de transmission de la QPC au Conseil d'État ou à la Cour de cassation posées par la loi organique du 10 décembre 2009. En somme, axer l'analyse sur la première strate du mécanisme prévu à l'article 61-1 de la Constitution vise à apporter un autre regard sur la QPC : il s'agit à la fois d'identifier sa plus-value au regard des objectifs que lui a assignés le Constituant -- permettre aux justiciables de faire valoir les droits qu'il tire de la Constitution, purger l'ordre juridique de lois inconstitutionnelles, renforcer la prééminence de la Constitution au sommet de la hiérarchie des normes -- et d'examiner le fonctionnement de cette procédure au niveau et à travers la pratique du juge a quo, afin d'en tirer des conclusions et de proposer des voies d'amélioration.

II. Énonciation et justification des choix méthodologiques effectués

Pour atteindre ces objectifs, plusieurs choix méthodologiques relatifs au cadre de l'analyse, comme aux différentes phases qui la composent, soutiennent la recherche.

En premier lieu, l'étude statistique et analytique du traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel imposait de s'appuyer sur une équipe pluridisciplinaire, en vue d'élaborer une base de données à même de refléter les résultats de l'analyse des décisions QPC et de « photographier » la réalité contentieuse, ainsi que d'organiser des entretiens auprès des magistrats pour appréhender leur pratique de la QPC. L'implication d'un politiste, d'un sociologue, d'une magistrate et de vingt enseignants-chercheurs de droit public et privé au sein de cette étude, découle ainsi des objectifs de la recherche. Ensuite, l'étude est limitée à une zone géographique précise. Analyser le traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel du ressort des cours d'appel de Bordeaux et d'Agen et de la Cour administrative d'appel de Bordeaux relève d'un choix opportun, compte tenu des liens institutionnels entre la Faculté de droit de Bordeaux et ces juridictions, mais aussi réaliste, afin de viser l'exhaustivité tout en restant dans les limites du faisable et dans le cadre du projet QPC 2020. Portant sur un échantillon précis, l'étude est aussi raisonnable qu'ambitieuse : s'étendant à cinquante-sept juridictions -- une Cour administrative d'appel, treize tribunaux administratifs, deux cours d'appel, neuf tribunaux de grande instance, quinze tribunaux d'instance, huit tribunaux de commerce et neuf conseils de prud'hommes(5), elle permet d'appréhender et de comparer la pratique de la QPC par les juges du premier filtre.

En second lieu, l'analyse du traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel de ce ressort géographique impliquait de définir une méthode pour chaque étape de la recherche. La première visait à saisir la réalité contentieuse, en procédant au recueil des décisions QPC. S'agissant de la juridiction administrative, la conclusion d'une convention de mise à disposition de la base de données Ariane interne avec le Conseil d'État a permis d'accéder aux décisions de toutes les juridictions du ressort en mobilisant trois mots-clés : « question prioritaire de constitutionnalité » (1079 décisions), « article 61-1 de la Constitution » en excluant le terme « question prioritaire de constitutionnalité » (133 décisions) et enfin, « article 23-1 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 » en excluant les deux précédents (16 décisions). Du côté de la juridiction judiciaire, une quadruple méthode a été privilégiée. Elaborer une convention de mise à disposition de décisions judiciaires contenues dans les bases de données administrées par la Cour de cassation, permettant de recevoir un échantillon de décisions à partir des outils Jurica et Jurinet recensant des arrêts de cours d'appel et des mots-clés « question prioritaire de constitutionnalité » et « article 61-1 de la Constitution » (200 décisions), contacter les cours d'appel de Bordeaux et d'Agen afin de croiser les décisions recueillies (93 décisions), contacter les 41 juridictions de première instance du ressort pour poursuivre ce recueil (12 décisions), puis entreprendre des démarches auprès du ministère de la Justice et des Barreaux de Bordeaux et d'Agen pour le compléter : telles ont été les voies empruntées, afin de recenser l'ensemble des décisions QPC du juge a quo. Cette méthode a néanmoins rencontré des limites. Une fois les décisions au fond et les sursis à statuer mis de côté, le nombre de décisions intéressant la recherche est bien en deçà de celles récoltées. Surtout, les bases de données des deux ordres juridictionnels n'étant pas exhaustives, il s'est révélé impossible d'accéder à toutes les décisions QPC prises par les juges de première instance et d'appel du ressort géographique. En ce sens, l'inaccessibilité des décisions de justice prises par les juges du fond persiste.

La deuxième étape consistait à cartographier la réalité contentieuse : il convenait, ici, d'établir une grille de lecture commune pour dresser un panorama du filtrage des QPC, à partir des décisions préalablement identifiées. Le choix d'un questionnaire en ligne afin de faciliter la saisie et la centralisation des données, privilégiant des réponses fermées pour quantifier et fiabiliser le traitement des informations saisies à partir d'une base de 120 questions, a été retenu. Cette méthode a permis de cerner les caractéristiques des justiciables à l'origine des QPC et le contenu de la question posée, tout comme le délai, le contenu et le sens de la décision QPC du juge a quo, soit un ensemble de données mises en évidence par le sociologue à l'aide de graphiques et statistiques et grâce aux « tris à plat » et « tris croisés » opérés. Là encore, des écueils doivent être soulignés. Certaines informations ne figurent pas dans les décisions, d'autres comportent des effectifs faibles, d'autres encore sont retranscrites avec une part irréductible de subjectivité, et toutes ont été recueillies à partir d'un corpus jurisprudentiel incomplet. Ces limites brident l'ambition d'établir une reproduction fidèle de la réalité contentieuse ; la grille de lecture n'en conserve pas moins un intérêt scientifique, afin de mettre en exergue des tendances et une systématisation des pratiques du filtrage grâce à cette démarche collective.

La dernière étape de la recherche invitait alors à comprendre cette réalité contentieuse : la réalisation d'entretiens auprès des magistrats avait pour objet de compléter les données issues de l'analyse jurisprudentielle et de percevoir plus avant la pratique du juge du fond en matière de QPC. Trois choix ont guidé la démarche. Les juridictions sollicitées ont été déterminées au regard de leur activité en la matière -- importante, moyenne, faible, méconnue --, de leur degré de juridiction -- juges du fond et de cassation, afin de saisir le regard des cours suprêmes sur l'exercice du premier filtrage -- et de leur ordre juridictionnel, afin d'appréhender le regard des juges judiciaires et administratifs, au vu du corpus limité pour les uns et non exhaustif pour les autres, des décisions étudiées. La méthode de l'entretien semi-directif a ensuite été privilégiée, afin de répondre aux objectifs de l'étude tout en laissant ouverte la discussion avec les magistrats, et de recueillir des éclairages étendus et spontanés sur la QPC. L'organisation des discussions en petit effectif, en juridiction, sur une durée courte, sous couvert d'anonymat et sans enregistrement, a été retenue, pour faciliter leur tenue et la libre expression des magistrats. Enfin, les points de discussion ont été établis préalablement aux entretiens, afin d'appréhender le regard général des magistrats sur ce mécanisme, de discuter avec eux des modalités de traitement des QPC et d'en aborder les perspectives de réforme.

III. Terrains et données ayant servi de support à la recherche

Les terrains et données ayant servi de support à la recherche sont de deux ordres.

Ils sont issus, en premier lieu, des décisions des juridictions judiciaires et administratives du ressort géographique étudié ayant fait l'objet d'une analyse à partir de la grille de lecture préalablement établie et d'une saisie dans la base de données tenue par le sociologue. Le corpus global comprend 788 décisions : plus précisément, 653 sont des décisions QPC proprement dites, dans la mesure où un mémoire QPC a été déposé auprès des juridictions du ressort, et 135 sont des décisions où un moyen d'inconstitutionnalité a été soulevé en dehors de la procédure de la QPC requise par l'article 23-1 de la loi organique sur le Conseil constitutionnel. Il s'agit ici non seulement d'analyser les décisions QPC en tant que telles mais aussi de montrer les difficultés d'implantation de la procédure elle-même dans le paysage juridictionnel. En outre, parmi les décisions QPC constitutives du support de l'étude, 91 % relève de l'ordre administratif (soit 590 décisions, dont près de la moitié émane du Tribunal administratif et de la Cour administrative d'appel de Bordeaux), et 10 % de l'ordre judiciaire (soit 63 décisions, dont les deux tiers proviennent de la Cour d'appel de Bordeaux)(6). Malgré l'incomplétude du corpus de décisions et le déséquilibre entre les décisions des juridictions judiciaires et administratives, faute de bases de données recensant toutes les décisions QPC des juges du fond, ce corpus constitue un support essentiel de la recherche afin de mettre en exergue les mouvements généraux d'une réalité contentieuse, à défaut de pouvoir photographier la réalité contentieuse in extenso.

À ces premières données, s'ajoutent, en second lieu, celles issues de l'ensemble des discussions ayant eu lieu lors des dix entretiens, réalisés auprès de huit juridictions du ressort géographique étudié. Plus précisément, vingt-neuf magistrats ont pu être rencontrés, lors d'entretiens tenus à la Cour d'appel de Bordeaux, tant au siège qu'au parquet général, à la Cour administrative d'appel de Bordeaux, aux tribunaux administratifs de Poitiers, de Toulouse, de Cayenne et de Bordeaux, au Conseil d'État, au Tribunal de grande instance de Bordeaux ainsi qu'à distance avec un ancien responsable du bureau du droit constitutionnel et du droit public du service de documentation, des Études et du Rapport de la Cour de cassation. Des échanges précieux et constructifs en ont résulté, bien qu'il s'agisse, là aussi, seulement d'un échantillon de juges rencontrés. Les constats dressés, les précisions apportées et les réactions spontanées ont enrichi le support de cette recherche et affiné ses conclusions. Il convient, à présent, de les exposer.

IV. Conclusions de la recherche

Présentées de manière exhaustive dans le rapport de recherche, les conclusions de l'étude dressent un panorama des caractéristiques du filtrage des QPC par les juges de première instance et d'appel du ressort géographique, de la trajectoire des décisions QPC rendues par ces juridictions après le premier filtrage et de l'appréhension même de la QPC par les magistrats(7). Quelles idées-forces en ressortent ? En premier lieu, l'étude révèle la place essentielle du juge du premier filtre au sein du mécanisme de la QPC : sa fonction accomplie jusque-là, la mission qu'il exerce aujourd'hui, comme son rôle attendu demain, attestent qu'il s'agit d'un pilier fondamental du dispositif (A). Néanmoins, les dix années de pratique de la QPC montrent, en second lieu, qu'il s'agit encore d'un instrument récent, jeune, au sein du paysage juridictionnel. En ce sens, la culture de constitutionnalité doit encore être consolidée devant le juge a quo (B).

A) Le juge du premier filtre au sein du mécanisme de la QPC : un rôle essentiel appelé à se déployer

Le traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel du ressort géographique illustre toute l'utilité du filtrage. Pertinent hier (1), il revêt un réel potentiel pour demain (2).

1. La pertinence du filtrage

L'étude montre de prime abord la manière dont les justiciables se saisissent de la QPC : la fréquence des QPC soulevées devant les juges de première instance et d'appel au sein du ressort géographique étudié depuis 2010(8), la grande variété des dispositions législatives contestées, du point de vue de leur ancienneté et de leur nature(9), comme la diversité des droits et libertés invoqués(10), étayent le succès de cet outil constaté à l'échelle nationale(11). Plus encore, l'analyse met en lumière la fonction comme la teneur du filtrage opéré par le juge et permet d'en mesurer l'intérêt. Écarter les QPC méconnaissant la loi organique, identifier les questions pertinentes, aiguiller les justiciables dans le contrôle a posteriori de constitutionnalité des lois : les facettes du rôle du juge a quo sont plurielles.

La pertinence du filtrage accompli par le juge du fond s'analyse tout d'abord au regard de la première fonction qui lui est assignée : écarter les QPC ne répondant pas aux exigences posées par la loi organique sur le Conseil constitutionnel. L'analyse montre combien ce défi est relevé : 41 % des QPC examinées dans cette étude sont déclarées irrecevables et seules 5 % d'entre elles font l'objet d'une transmission au Conseil d'État ou à la Cour de cassation(12). Le juge du fond écarte donc beaucoup de QPC irrecevables : l'absence d'écrit distinct, pour plus de la moitié, l'absence d'écrit motivé, pour 1/5e d'entre elles, ou bien l'absence de requête principale à l'appui de la QPC, qui représente 12 % des motifs d'irrecevabilité, en sont les causes principales dans le ressort géographique étudié, auxquelles s'ajoutent des moyens d'inconstitutionnalité soulevés en dehors de la procédure de la QPC(13). De même, nombreuses sont les QPC écartées pour non-respect des conditions de transmission aux cours suprêmes. Là aussi, l'étude révèle le poids du filtrage. Là où l'on aurait pu penser que le critère de l'applicabilité au litige relève de la formalité, il n'est en réalité pas satisfait dans 27 % des QPC déclarées recevables au sein de l'échantillon examiné(14). Et si le critère lié à une précédente déclaration de constitutionnalité du Conseil constitutionnel est le « parent pauvre » du filtrage, tant il est peu analysé(15), l'étude confirme combien le critère du sérieux de la question posée conduit le juge à écarter nombre de QPC recevables : 50 % d'entre elles ne passent pas le cap de la transmission pour ce motif(16). Au terme de dix années de pratique, un constat s'impose : le juge a quo n'est pas resté en deçà de la mission qui lui a été confiée. Il assure un filtrage à part entière des questions de constitutionnalité, et préserve le Conseil d'État et la Cour de cassation d'un engorgement redouté. Est-ce à dire qu'il est allé au-delà de sa mission et a « trop » filtré ? L'analyse des QPC non transmises examinées dans cette étude montre que la prudence guide le filtrage. Par exemple, le juge du fond retient une conception étendue de l'autorité des arrêts de non-renvoi des cours suprêmes relatifs à la même question que celle soulevée devant lui, bien qu'ils ne soient revêtus que d'une autorité relative de chose jugée(17). Aussi, et précisément lorsque la QPC n'est pas transmise, l'appréciation du sérieux de la question donne lieu à une motivation particulièrement approfondie de la part du juge, dans le souci d'appuyer le sens de la décision(18).

Mais les décisions de transmission des QPC révèlent tout autant la prudence du juge du fond et mettent en lumière la seconde facette de sa fonction : identifier les questions pertinentes, justifiant qu'elles soient soumises aux cours suprêmes. À l'évidence, le renvoi au Conseil constitutionnel confirme leur pertinence : la conformité de la disposition contestée aux droits et libertés que la Constitution garantit doit être tranchée. Mais l'analyse illustre aussi toute la pertinence des QPC transmises bien que non renvoyées au Conseil (qui représentent 63 % d'entre elles, au sein de l'échantillon analysé)(19). Ainsi en est-il des QPC qui permettent aux juges d'obtenir des éclaircissements de la part du Conseil d'État ou de la Cour de cassation sur les contours et l'interprétation de la loi, issue d'une jurisprudence constante de la Cour suprême ou au regard de la chose jugée par le Conseil constitutionnel(20). Ainsi en est-il également des cas où le juge identifie des questions à dimension sociétale, des mesures d'intérêt général ou des différences de traitement qui impliquent d'apprécier les intentions du législateur et justifient que la Cour suprême se prononce, afin de guider le juge du fond dans le règlement des litiges(21). Ici se situe, aussi, tout l'intérêt du double filtrage des QPC.

La pertinence du filtrage réalisé par le juge a quo se mesure, en dernier lieu, dans sa teneur : en se prononçant sur la QPC, il aiguille les justiciables au sein de ce mécanisme. Il aiguille, tout d'abord, le requérant à l'origine de la QPC. Lorsque celle-ci est irrecevable, l'on constate une tendance du juge à tout de même apprécier les conditions de transmission, afin de répondre au requérant, désamorcer le contentieux et clore le débat sur la constitutionnalité de la loi(22). Lorsque les conditions de transmission ne sont pas remplies, faute par exemple d'applicabilité au litige, le juge précise quand même les dispositions que le requérant aurait dû viser(23). Plus encore, le juge a quo aiguille, ensuite, les justiciables souhaitant soulever une QPC. En donnant à voir les dispositions constitutionnelles les plus efficientes dans le cadre de ce mécanisme(24), en confortant voire en modelant la catégorie des droits et libertés que la Constitution garantit(25), en précisant l'interprétation de la loi et la portée même des normes constitutionnelles(26), sa jurisprudence guide les justiciables. L'on mesure alors comment, en « désenclavant » le contrôle de constitutionnalité des lois, la QPC conduit les juges de terrain à être autant de relais pour répondre aux interrogations des justiciables en matière constitutionnelle.

Pertinent, le filtrage réalisé par le juge a quo l'est donc assurément. Le sera-t-il encore demain ?

2. Le potentiel du filtrage

Bien qu'essentiellement rétrospective, l'étude offre des éclairages sur le potentiel que revêt le filtrage des QPC opéré par les juges de première instance et d'appel. Il se trouve à la fois entre les mains des justiciables et de leurs conseils, comme des juges eux-mêmes.

D'une part, la manière dont les justiciables se saisissent aujourd'hui de la QPC montre à quel point cet outil peut encore déployer ses potentialités. Une meilleure connaissance et diffusion du mécanisme auprès des justiciables sur le territoire diversifierait, tout d'abord, les catégories de requérants soulevant des QPC, quand on sait aujourd'hui, à l'échelle du ressort géographique et de l'échantillon étudiés, que seulement 8 % d'associations et 4 % de syndicats figurent parmi les justiciables(27), que les QPC sont deux fois plus soulevées au sein des grandes agglomérations que dans des villes de taille moyenne, et que celles recensées sur les territoires ultramarins ne représentent qu'1/10e des questions posées(28). Une meilleure connaissance de la procédure de la QPC par les justiciables et les avocats réduirait, en outre, le nombre encore important d'irrecevabilités et augmenterait par là même l'examen de leur transmission aux cours suprêmes. Si la représentation par avocat se vérifie dans ¾ des QPC analysées, les QPC déclarées irrecevables et dans lesquelles le justiciable était représenté par un avocat représentent 17 % des décisions d'irrecevabilité, quand la proportion de décisions de rejet où la représentation par avocat est identifiée, atteint, elle, plus de 2/3 d'entre elles(29). Enfin, une meilleure maîtrise de la matière constitutionnelle par les justiciables renforcerait le nombre et le succès des QPC. Autrement dit, la QPC recèle encore de fortes potentialités tant une partie de la matière constitutionnelle reste inexplorée. L'analyse révèle ainsi que nombre de sources constitutionnelles ne sont pas exploitées par le justiciable : le préambule de la Constitution de 1946, comme la Charte de l'environnement, sont peu invoquées (respectivement, dans 8 % et 1 % des décisions examinées dans cette étude), à l'inverse de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et de la Constitution de 1958 (à hauteur de 46 % et 44 % des décisions examinées)(30). Aussi, des catégories de droits et libertés de valeur constitutionnelle sont peu mobilisées(31), de même que des types de dispositions législatives sont peu contestés, à l'instar des interprétations jurisprudentielles(32). Par conséquent, tout un champ de dispositions à contester, comme de normes constitutionnelles à invoquer, attend le filtrage opéré par le juge du fond.

D'autre part, le filtrage des QPC peut encore révéler de nombreuses facettes et aboutir à des transmissions aux cours suprêmes dès lors que le juge a quo, lui-même, appréhende les potentialités offertes par l'examen des conditions de transmission des QPC. Tel serait le cas si les interprétations jurisprudentielles constantes des cours suprêmes faisaient davantage l'objet de transmission qu'aujourd'hui (qui ne représentent que 4 % des QPC transmises ici étudiées), le juge étant moins enclin à y procéder que pour d'autres types de dispositions(33). Tel serait encore le cas si le critère lié à l'examen d'une précédente déclaration de constitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel était davantage analysé et exploré, notamment sous l'angle du changement de circonstances qui demeure très peu mobilisé au sein du corpus de décisions étudié(34) : il y a là tout un champ indéterminé, faute de temps pour le juge a quo comme de maîtrise du mécanisme en tant que tel, qui demeure à examiner, pour exploiter tout le potentiel que revêt en lui-même un contrôle a posteriori de constitutionnalité des lois, compte tenu du contexte normatif et factuel dans lequel s'insère la disposition contestée. Enfin, le potentiel du critère du sérieux de la question demeure important, notamment au regard de l'inflation législative. Il est probable que le rôle central du filtrage assuré par les juges du fond sera confirmé dans les années à venir. Il n'est guère à penser que « la réserve de questions sérieuses s'épuise »(35) tant les magistrats s'attendent à être saisis de dispositions majeures, à l'instar de celles issues de la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice.

Au regard du bilan ainsi dressé, la pertinence comme le potentiel du filtrage des QPC opéré par les juges du fond sont patents. Néanmoins, ceux-ci dépendent aussi largement de l'implantation, encore progressive et pourtant décisive, d'une culture de constitutionnalité devant le juge a quo.

B) La QPC devant le juge du premier filtre : une culture de constitutionnalité encore à conforter

Si la mise en place de la QPC dans l'ordre juridique français poursuivait l'objectif d'une réappropriation de la Constitution par le citoyen et d'une consolidation de sa place au sommet de la hiérarchie des normes, l'étude montre que celui-ci ne s'est pas encore pleinement réalisé. L'analyse des décisions QPC des juges de première instance et d'appel et des données issues des entretiens révèlent que juges et justiciables se familiarisent progressivement au contrôle a posteriori de constitutionnalité des lois. La culture de constitutionnalité peine à se déployer, pour des raisons qui tiennent à la fois au mécanisme de la QPC et au contrôle de constitutionnalité des lois lui-même. Des écueils structurels sont à dissiper (1) et des obstacles culturels sont à dépasser (2), afin qu'une culture de constitutionnalité, indispensable au rayonnement de la QPC, puisse pleinement s'implanter dès la première strate du mécanisme.

1.Des écueils structurels à dissiper

L'étude met en avant deux principaux écueils inhérents au mécanisme de la QPC : ils résident dans l'intelligibilité du premier filtrage pour le justiciable et le magistrat, mais aussi dans la prévisibilité des décisions QPC du Conseil constitutionnel.

L'analyse jurisprudentielle comme la réalisation des entretiens en juridictions révèlent, en premier lieu, des disparités et des confusions dans l'appréhension du filtrage opéré par les juges de première instance et d'appel du ressort géographique étudié. Tel est tout d'abord le cas du délai dans lequel le juge statue. Si la loi organique indique qu'il statue « sans délai », et si l'analyse statistique montre qu'il statue effectivement en moins de trois mois dans 55 % des décisions QPC de l'échantillon(36), de fortes disparités s'observent en pratique(37), de sorte qu'un flou entoure son appréhension. Tel est ensuite le cas des étapes du filtrage. L'examen de la recevabilité n'est pas systématiquement réalisé avant celui de la transmission(38) et lorsque la QPC est recevable, les conditions de transmission posées à l'article 23-2 de la loi organique ne sont pas nécessairement appréciées dans l'ordre, ni même toutes examinées : dans plus de la moitié des décisions, celles-ci sont appréciées dans le désordre(39) et ce n'est que dans 23 % des cas que les trois critères sont tous analysés(40). A cette disparité dans l'examen de la QPC, s'ajoutent des confusions dans l'appréhension des conditions de transmission de la part des justiciables et des magistrats. Par exemple, si le critère de la nouveauté de la question, exigé au stade du renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel de manière alternative à celui du sérieux, ne fait pas partie des conditions de transmission des QPC examinées par le juge du fond, il rétroagit sur l'appréhension du premier filtrage : invoqué, il interfère dans l'examen du critère lié à une précédente déclaration de constitutionnalité du Conseil constitutionnel et du critère tenant au sérieux de la question(41). Ces disparités et confusions créent une incertitude, voire un frein, qui ne peut garantir aux justiciables une confiance dans la procédure de la QPC. Elles sont en outre à mettre en perspective avec l'effet de contournement des juges de première instance et d'appel que l'étude met en exergue, consistant pour les justiciables à se diriger directement devant les cours suprêmes pour soulever une QPC(42). Ces écueils altèrent la prévisibilité et l'intelligibilité du filtrage réalisé par le juge a quo et ce, d'autant plus que n'existe aucun outil numérique permettant à tout un chacun d'accéder aux décisions QPC des juges de première instance et d'appel pour mieux appréhender le filtrage réalisé(43).

En second lieu, un écueil, particulièrement révélé lors des entretiens avec les magistrats, tient à l'absence de prévisibilité des décisions QPC rendues par le Conseil constitutionnel, pour le justiciable et le juge a quo. S'agissant du premier, il est patent que lorsque l'abrogation de la loi ne bénéficie pas au requérant qui a lui-même soulevé la QPC, comme les décisions étudiées le montrent(44), la décision du Conseil laisse une impression d'inutilité au requérant. Un tel effet, bien que prévu par l'article 62 alinéa 3 de la Constitution et qui s'explique pour des motifs de sécurité juridique, dissuade les justiciables de se saisir véritablement du mécanisme de la QPC(45). A cet effet dissuasif, s'ajoute un effet déstabilisant pour le magistrat, juge de l'application de la loi. La difficulté à cerner la portée exacte de la déclaration d'inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel, à appréhender les bénéficiaires de l'abrogation ou encore à identifier la chose jugée par le Conseil, emporte ipso facto des effets insécurisants pour le juge, chargé d'appliquer la décision QPC aux litiges au fond qui lui sont soumis(46).

Or, ces écueils, constatés à l'échelle du ressort géographique étudié, freinent les justiciables et les magistrats, qui ne se saisissent dès lors pas pleinement du mécanisme de la QPC. Ils doivent aussi se comprendre et être mis en perspective avec d'autres facteurs, cette fois culturels, qui constituent autant d'obstacles à dépasser pour parvenir à diffuser une culture de constitutionnalité.

2. Des obstacles culturels à dépasser

L'étude met en avant deux freins d'ordre culturel à l'appréhension du contrôle a posteriori de constitutionnalité des lois par le justiciable et le magistrat, que l'on constate au sein des décisions QPC examinées et que l'on mesure lors des entretiens. Ces obstacles tiennent à la mobilisation de la matière constitutionnelle et à l'idée même de contester la loi.

D'une part, l'on observe une certaine prudence des juges de première instance et d'appel à appréhender pleinement la matière constitutionnelle, ses notions et sa jurisprudence, à l'instar de la catégorie des droits et libertés que la Constitution garantit(47). Cette difficulté est étroitement liée à l'office du juge du fond, qui se considère avant tout juge de la conventionnalité de la loi, bien plus que juge de la pré-constitutionnalité de la loi(48). Cette prudence s'analyse aussi du côté du justiciable, pour qui invoquer la Constitution devant le juge de l'instance ou de l'appel ne relève pas du réflexe. Si la QPC est bien prioritaire, l'étude met en avant qu'elle n'est pas nécessairement priorisée par le justiciable, qui a davantage le réflexe de contester la conventionnalité de la loi, grâce à une mobilisation plus courante, voire plus fructueuse, des conventions internationales et au regard de la décision immédiate à laquelle ce moyen aboutit(49).

D'autre part, des freins culturels surgissent pour le juge du fond lorsqu'il s'agit, à travers le mécanisme de la QPC, de se prononcer sur la loi, alors que cela ne relève ni de sa culture, ni de sa formation. Ce rempart s'explique d'autant plus au regard des effets de la QPC : là où le contrôle de conventionnalité de la loi ne conduit qu'à écarter la loi au cas d'espèce pour résoudre le litige, la QPC conduit potentiellement à l'abrogation de la loi, que le juge devra appliquer au litige qui lui est soumis. Cette donnée, liée à l'effet absolu de la décision du Conseil constitutionnel, explique le frein indirect du juge a quo à investir le contrôle a posteriori de constitutionnalité des lois, qui conduit parfois à une sorte d'autolimitation de sa part(50). De même, contester la loi devant les juges du fond ne relève pas de l'ordre du réflexe chez le justiciable. Celui-ci est plus enclin à contester l'application de la loi et les dispositions réglementaires(51), quitte à mobiliser à tort ces dernières au sein même de QPC(52).

Ces écueils et obstacles confirment in fine combien tout nouveau mécanisme exige du temps à l'ensemble de ses acteurs pour s'en emparer pleinement et en appréhender les différentes figures. Tel est le chemin que prend et poursuit la QPC, à l'appui d'une culture de constitutionnalité qui n'aspire qu'à se diffuser au fil de la pratique devant le juge a quo. Au terme de cette recherche, des propositions sont formulées pour y participer.

V. Pistes de réflexion ouvertes et reformulations opérées

Compte tenu des résultats de la recherche, plusieurs pistes de réflexion et d'amélioration de la procédure de la QPC sont explorées et présentées au sein de l'étude. Elles consistent en des propositions d'ordre normatif (A) et d'ordre matériel (B), à la fois pour faciliter le traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel et pour renforcer la prévisibilité de la procédure de la QPC pour l'ensemble de ses acteurs.

A) Les propositions d'ordre normatif : rendre plus intelligible le filtrage des QPC

L'analyse des données issues des décisions QPC et des entretiens conduisent à proposer quatre ajustements des dispositions de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, relatives à l'exercice du filtrage des QPC par les juges de premier et second degré et les cours suprêmes.

La première consiste à modifier le premier alinéa de l'article 23-2 de la loi organique afin d'indiquer que la juridiction « statue dans un délai de trois mois » sur la transmission de la QPC au Conseil d'État ou à la Cour de cassation, au lieu et place de la mention selon laquelle elle statue « sans délai ». Prenant acte des disparités de traitement des QPC et des interprétations parfois divergentes entre juridictions, cette proposition renforcerait la prévisibilité de la procédure de la QPC et ce, dès le stade du premier filtrage, le justiciable ayant l'assurance que la QPC soit traitée dans un délai déterminé, comme cela est le cas devant les cours suprêmes, y compris lorsqu'elles sont saisies d'une QPC une première fois(53). Aligner les délais du premier filtrage harmoniserait ainsi les délais applicables à tous les stades de la procédure, et permettrait d'atténuer l'effet de contournement du juge de première instance et d'appel qu'il est possible de constater. Fixer ce délai aurait également l'avantage de renforcer le caractère prioritaire de la QPC vis-à-vis du moyen d'inconventionnalité, puisque le justiciable aurait l'assurance de connaître d'abord et plus rapidement, l'issue du moyen d'inconstitutionnalité soulevé. Dès lors, la prévisibilité de la procédure de la QPC se verrait renforcée, sans que la souplesse nécessaire au juge du fond pour gérer l'instance n'en soit altérée (proposition n°1).

La deuxième proposition consiste à introduire au sein du premier alinéa de l'article 23-2 de la loi organique un ordre dans le filtrage des QPC réalisé par le juge du fond, afin qu'il examine la recevabilité puis, successivement, les trois conditions de transmission de la question au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Là aussi, cette modification vise à prendre acte des disparités dans l'examen des QPC constatées au stade du premier filtre. Les conditions de transmission ne sont ni nécessairement examinées dans l'ordre ni toutes analysées ; quant à la condition du sérieux de la question, elle prend nettement le pas sur les deux précédentes tant elle s'avère la seule examinée dans près d'¼ des décisions étudiées(54). Inviter expressément le juge du fond à ne pas se prononcer sur les conditions de transmission de la QPC lorsque celle-ci n'est pas recevable lui permettrait de ne pas perdre de temps à procéder à cet examen qui n'a pas lieu d'être ; cela réduirait, dans le même temps, l'hétérogénéité des pratiques observées. De même, inviter le juge à se prononcer sur les conditions de transmission des QPC dans l'ordre indiqué dans la loi organique, conduirait à conforter les décisions de transmission et de non-transmission, tant l'examen décisif du sérieux de la question ne doit pas écarter celui, non moins essentiel, d'une précédente déclaration de constitutionnalité. La célérité de la procédure, comme la bonne administration de la justice, en seraient renforcées (proposition n°2).

La troisième proposition vise quant à elle à ajuster la troisième condition de transmission des QPC appréciée par les juges de première instance et d'appel en vertu de l'article 23-2 de la loi organique, selon laquelle « la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux », pour la remplacer par celle selon laquelle « la question présente un caractère sérieux » et ainsi aligner la rédaction de cette condition sur celle examinée par le Conseil d'État et la Cour de cassation. En effet, non seulement la signification de cette condition tend à être entendue en ce sens dans les mémoires comme les décisions QPC, mais l'examen de cette condition réalisé par le juge du fond montre aussi qu'il apprécie réellement le caractère sérieux de la question posée(55). Par là même, prendre acte de la pratique et reformuler expressément cette troisième condition de transmission renforcerait l'intelligibilité du mécanisme de la QPC, tant la différence de degré d'analyse du sérieux de la question entre les juges du fond et les cours suprêmes constitue un élément qui n'est guère tangible pour le justiciable, outre qu'elle est parfois créatrice de différences de traitement. De plus, cette modification consacrerait le filtrage effectivement réalisé par le juge de première instance et d'appel et permettrait ainsi de renforcer sa place au sein du mécanisme de la QPC. Elle aurait l'avantage d'atténuer l'effet de contournement du juge du fond en la matière, le justiciable s'efforçant désormais de trouver une voie contentieuse pour soulever des QPC directement devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation, au regard du degré de filtrage plus poussé qui leur est confié. Il en résulterait une harmonisation du premier filtrage des QPC, quel que soit le juge appelé à l'exercer(56) (proposition n°3).

La dernière proposition vise, enfin, à ajuster l'une des conditions de renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel par le Conseil d'État ou la Cour de cassation, prévues aux articles 23-4 et 23-5 de la loi organique, afin de retirer celle relative à la nouveauté de la QPC, examinée aujourd'hui de manière alternative avec celle du caractère sérieux, et de focaliser la troisième condition uniquement sur le caractère sérieux. L'étude montre en effet comment le critère de la nouveauté, pourtant prévu au seul stade du renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel, rétroagit devant le juge a quo, tant dans les mémoires QPC que dans les décisions QPC analysées, et interfère dans l'appréciation du critère lié à une précédente déclaration de constitutionnalité du Conseil constitutionnel et du critère du sérieux de la question posée(57). Par là même, il crée des confusions dans l'appréhension des conditions de transmission examinées par le juge de première instance et d'appel et constitue un élément de complexification pour le justiciable. Dès lors, retirer cette condition alternative et ne conserver que celle selon laquelle la question présente un caractère sérieux, rendrait plus intelligible le filtrage des QPC pour le justiciable. Entendu dans son acception large et la plus accessible, le caractère sérieux embrasserait la QPC pertinente, celle présentant un fort intérêt sociétal ou encore celle soulevant un grief portant sur une norme constitutionnelle encore jamais appliquée. Au-delà, cette modification permettrait, là aussi, d'harmoniser les conditions de filtrage des QPC aux deux stades de la procédure précédant la saisine du Conseil constitutionnel. Le rôle du juge du fond en sortirait clarifié, sans que soit ôtée toute la plus-value du filtrage opéré par les cours suprêmes(58) (proposition n°4).

Outre ces propositions d'ordre normatif visant à renforcer l'intelligibilité du filtrage des QPC et, au-delà, de la procédure de la QPC, des propositions d'ordre matériel sont également présentées au regard des conclusions de la recherche.

B) Les propositions d'ordre matériel : coordonner et faciliter le traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel

L'analyse des décisions QPC et des données issues des entretiens en juridictions met en avant plusieurs faiblesses matérielles quant aux outils à la disposition des juges du fond pour traiter les QPC, de l'exercice du filtrage à la réception des déclarations d'inconstitutionnalité prononcées par le Conseil constitutionnel. L'étude conduit à présenter deux propositions à cet égard, afin de faciliter et mieux coordonner le traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel, et de renforcer l'accès du justiciable aux décisions du juge a quo(59).

La première proposition consiste à créer une base de données en temps réel des QPC soulevées devant les juridictions de première instance et d'appel ainsi que des décisions QPC rendues par elles, à l'échelle nationale. La difficulté d'accès aux décisions QPC des juges de premier et de second degré, tant pour le justiciable que pour le magistrat, comme les défauts des bases de données actuellement à la disposition des magistrats, judiciaires et administratifs, l'imposent(60). Le justiciable n'a aujourd'hui qu'une vision parcellaire du filtrage des QPC opéré par le juge de première instance et d'appel : il ne peut pas accéder à ses décisions ni appréhender l'exercice du filtrage par le juge pourtant compétent pour régler en premier ressort son litige. Cette lacune soulève des difficultés pour le juge lui-même, qui ne dispose pas de bases de données exhaustives recensant les décisions QPC rendues par les juridictions de première instance et d'appel : il ne peut ni vérifier si une même disposition est en cours d'examen devant une juridiction de même degré, ni vérifier si une même disposition a déjà été examinée devant une autre juridiction afin de connaître les motifs de la non-transmission de la QPC, ni, plus largement, appréhender l'examen des conditions de transmission des QPC au stade du premier filtrage. La création d'une base de données en temps réel et à l'échelle nationale, recensant à la fois les QPC en cours de traitement devant les juridictions de première instance et d'appel et les décisions QPC rendues par ces mêmes juridictions, et pouvant être gérée par le Conseil constitutionnel afin de centraliser l'ensemble des données, serait doublement bénéfique. L'accès aux décisions QPC rendues par les juges de première instance et d'appel se trouverait garanti, la prévisibilité du mécanisme et spécifiquement du premier filtrage des QPC en sortirait renforcée, de même que le traitement des QPC par les juges du fond gagnerait en effectivité (proposition n°5).

La seconde proposition consiste à créer un support afin de faciliter l'appréhension de la portée des décisions QPC du Conseil constitutionnel et leur application par le juge a quo dans les litiges concrets qui lui sont soumis(61). Le constat selon lequel les effets et le champ d'application des déclarations d'inconstitutionnalité ne sont pas toujours aisés à identifier, comme celui selon lequel la possibilité pour le Conseil de différer l'abrogation de la loi n'est pas toujours aisée à saisir, rendent délicate l'application des décisions QPC aux litiges au fond. Afin d'assurer pleinement l'autorité de chose jugée des décisions du Conseil et de faciliter leur application par les juges ordinaires, il est ainsi proposé de mettre en place, d'une part, une notice explicative attachée à chaque déclaration d'inconstitutionnalité, rédigée par le Conseil constitutionnel spécifiquement à destination des magistrats judiciaires et administratifs, afin de préciser les effets, le champ d'application exact et les bénéficiaires de l'abrogation prononcée (proposition n°6). D'autre part, est proposée la création d'un référent au sein du Conseil constitutionnel, que le juge a quo comme les cours suprêmes pourraient saisir en cas de difficulté rencontrée dans le cadre de l'application d'une déclaration d'inconstitutionnalité aux litiges au fond (proposition n°7)(62). Grâce à un dialogue renforcé entre les deux ordres de juridictions et le Conseil constitutionnel, la diffusion d'une culture de constitutionnalité et ainsi, le rayonnement de la QPC, se trouveraient confortés.

(1): Jean-Jacques Urvoas, Rapport d'information sur la question prioritaire de constitutionnalité, Assemblée nationale, Commission des lois, n°842, 27 mars 2013, spéc. p. 57.

(2): Voir, notamment : Alexandre Viala (dir.), Nature de l'office du juge de première instance et d'appel dans l'appréciation du caractère sérieux d'une QPC : filtrage ou contrôle de constitutionnalité ?, Rapport GIP, Mission de recherche Droit et justice, 2012 ; Luc Briand, « Le contentieux constitutionnel devant les juridictions judiciaires du fond », Chron. Gaz. Pal., 2011-2015.

(3): Les statistiques mises à disposition par le Conseil constitutionnel confirment ce constat, s'agissant à tout le moins des juridictions administratives : ainsi, en 2018, le nombre de QPC soulevées devant les TA et CAA s'élève à 601, contre 279 directement devant le Conseil d'État. Voir : Conseil constitutionnel, service de documentation, QPC 2020. Les statistiques réalisées par le Conseil d'État et la Cour de cassation, novembre 2019, spéc. p. 4.

(4): Jean-Jacques Urvoas, Rapport d'information sur la question prioritaire de constitutionnalité, préc., p. 57.

(5): Recensement réalisé au début de l'étude et lors de son déroulement, avant l'entrée en vigueur de la loi n°2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

(6): Pauline Gervier, Florian Savonitto, Alex Chauvet, Le traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel dans les ressorts de la Cour administrative d'appel de Bordeaux et des cours d'appel de Bordeaux et d'Agen, rapport de recherche « QPC 2020 », janvier 2020, spéc. pp. 43-45 ; annexe n°8 du rapport préc., p. 19-22 et p. 133-138.

(7): Idem, p. 49-247.

(8): Idem, pp. 69 et s. ; annexe n°8 du rapport préc., p. 24.

(9): Idem, pp. 81 et s.

(10): Idem, pp. 87 et s. ; annexe n°8 du rapport préc., p. 40-42.

(11): « Dossier : 5 ans de QPC », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, avril 2015, n°47.

(12): Annexe n°8 du rapport préc., p. 82 et p. 111.

(13): Pauline Gervier, Florian Savonitto, Alex Chauvet, Le traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel dans les ressorts de la Cour administrative d'appel de Bordeaux et des cours d'appel de Bordeaux et d'Agen, op. cit., pp. 125 et s.

(14): Idem, pp. 135 et s. ; annexe n°8 du rapport préc., p. 87.

(15): Idem, pp. 142 et s. ; annexe n°8 du rapport préc., p. 92. Sur 353 QPC déclarées recevables au sein de l'échantillon de décisions QPC examinées, le second critère n'est analysé que dans 30 % des cas.

(16): Idem, pp. 152 et s. ; annexe n°8 du rapport préc., p. 98.

(17): Idem, spéc. p. 162 et 164.

(18): Idem, spéc. p. 155 ; annexe n°8 du rapport préc., p. 124.

(19): Sur les 29 QPC transmises au Conseil d'État ou à la Cour de cassation analysées dans cette étude, 18 ont fait l'objet d'un arrêt de non-renvoi au Conseil constitutionnel : annexe n°9 du rapport préc., p. 197-199.

(20): Pauline Gervier, Florian Savonitto, Alex Chauvet, Le traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel dans les ressorts de la Cour administrative d'appel de Bordeaux et des cours d'appel de Bordeaux et d'Agen, op. cit., p. 189 et p. 192-193.

(21): Idem, pp. 199 et s.

(22): Idem, p. 257 ; annexe n°8 du rapport préc., p. 124.

(23): Idem, p. 104-106.

(24): Idem, p. 199. Invoqué dans près de 31 % des affaires ici examinées, et justifiant le renvoi dans près de 58 % des cas, le principe d'égalité est, de loin, le plus efficient en QPC. Voir : annexe n°8 du rapport préc., p. 40 et 77.

(25): Idem, p. 114-121.

(26): Idem, p. 157-158.

(27): Annexe n°8 du rapport préc, p. 10.

(28): Idem, p. 21.

(29): Annexe n°8 du rapport préc., p. 15 et 112. Aussi, la proportion des décisions rendues par les juges de première instance et d'appel dans lesquelles l'on constate qu'un moyen d'inconstitutionnalité a été soulevé en dehors de la procédure de la QPC et dans lesquelles l'on identifie la représentation par avocat, s'élève à 67 % des décisions recensées (soit 90 décisions sur 134 analysées). Voir : annexe n°8 du rapport préc., p. 132.

(30): Idem, p. 43.

(31): Pauline Gervier, Florian Savonitto, Alex Chauvet, Le traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel dans les ressorts de la Cour administrative d'appel de Bordeaux et des cours d'appel de Bordeaux et d'Agen, op. cit., p. 89-90.

(32): Idem, p. 83.

(33): Idem, p. 164 ; annexe n°8 du rapport préc., p. 74.

(34): Idem, p. 146-149.

(35): Jean-Marc Sauvé, in Jean-Jacques Urvoas, Rapport d'information sur la question prioritaire de constitutionnalité, préc., p. 11.

(36): Annexe n°8 du rapport préc., p. 24.

(37): Pauline Gervier, Florian Savonitto, Alex Chauvet, Le traitement des QPC par les juges de première instance et d'appel dans les ressorts de la Cour administrative d'appel de Bordeaux et des cours d'appel de Bordeaux et d'Agen, op. cit., p. 73-76 et p. 252-253.

(38): Idem, pp. 131 et s. et pp. 255 et s.

(39): Idem, p. 256 ; annexe n°8 du rapport préc., p. 102-103.

(40): *Ibidem *; annexe n°8 du rapport préc., p. 104.

(41): Idem, p. 262-265.

(42): Idem, p. 235-236.

(43): Idem, p. 266-268.

(44): Idem, p. 229.

(45): Idem, p. 237-238.

(46): Idem, p. 242.

(47): Idem, pp. 117 et s.

(48): Idem, p. 240-241.

(49): Idem, p. p. 236-237.

(50): Idem, p. 241.

(51): Idem, p. 235.

(52): Idem, p. 84.

(53): Idem p. 251-255.

(54): Idem, p. 255-258 ; annexe n°8 du rapport préc., p. 106.

(55): Idem, pp. 152 et s. et p. 259-260.

(56): Idem p. 261.

(57): Idem, pp. 262-265.

(58): Idem, pp. 183 et s.

(59): Idem, p. 265-271, et p. 277-278.

(60): Idem, spéc. p. 266.

(61): Idem, p. 269-271.

(62): Idem, pp. 275-278, où un tableau récapitulatif de l'ensemble des propositions est présenté.