Dans le cadre de la QPC, la modulation des effets dans le temps des décisions d’inconstitutionnalité, une technique au service des droits et libertés
que la Constitution garantit
Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel
Lorsque le Conseil constitutionnel est saisi dans le cadre du contrôle a priori, une disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut, conformément au premier alinéa de l'article 62 de la Constitution, "être promulguée ni mise en application".
Lorsqu'il est saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), la question des effets d'une éventuelle déclaration d'inconstitutionnalité se pose en des termes différents. En effet, le Conseil constitutionnel se prononce alors, "à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction" [1], sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit d'une disposition législative déjà promulguée et qui est susceptible d'avoir produit des effets au moment où son inconstitutionnalité est constatée.
C'est pour tenir compte des spécificités de ce mode de saisine que la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République a complété l'article 62 de la Constitution afin de prévoir, par un deuxième alinéa nouveau, qu'"Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61‑1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause".
Ainsi, dans le cadre d'une QPC, la déclaration d'inconstitutionnalité entraîne l'abrogation des dispositions en cause, à la condition naturellement que celles-ci soient toujours en vigueur. Ces dispositions disparaissent de l'ordonnancement juridique et la décision produit un effet erga omnes.
Toutefois, s'inspirant de la pratique d'autres cours constitutionnelles comme la Cour constitutionnelle allemande, ainsi que de celle des juridictions administratives et judiciaires [2], le Constituant a entendu permettre au Conseil constitutionnel "de moduler les effets dans le temps et prendre en compte les circonstances particulières de l'espèce pour mesurer les effets erga omnes d'une abrogation" [3].
Cette modulation des effets dans le temps s'opère de deux manières : d'une part, le Conseil constitutionnel peut décider, pour l'avenir, de reporter la date d'abrogation des dispositions déclarées inconstitutionnelles ; d'autre part, il lui revient de déterminer, pour le passé, "les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause".
Du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution, le Conseil constitutionnel déduit de manière constante que : "En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration" [4].
Il en résulte que la déclaration d'inconstitutionnalité doit, par principe, produire un "effet utile", ainsi que le Conseil constitutionnel l'a lui-même qualifié dès sa première décision QPC [5], c'est-à-dire s'appliquer aux instances en cours. Ce n'est que de manière exceptionnelle que le Conseil pourra priver sa décision de tout effet utile en décidant que les mesures prises avant la date d'abrogation des dispositions déclarées inconstitutionnelles ne pourront être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.
Telle est bien la pratique du Conseil constitutionnel. Contrairement à ce qui est parfois affirmé trop rapidement, la façon dont le Conseil procède de ce point de vue donne bien à la voie procédurale de la QPC une efficacité véritable au service de leurs droits et libertés.
Il n'est que de dresser un état des lieux de la pratique du Conseil en termes de modulation des effets dans le temps de ses décisions QPC sanctionnant des inconstitutionnalités au cours des années récentes (1).
Ce constat est pleinement corroboré par des décisions récentes (2).
1. – La période des sept années écoulées rend compte du souci du Conseil constitutionnel de conférer un effet utile à ses déclarations d'inconstitutionnalité.
Compte tenu des enjeux qui s'attachent aux effets des déclarations d'inconstitutionnalité à l'égard des justiciables comme des pouvoirs constitués, en termes tant de sécurité juridique que d'attractivité de la QPC, un état des lieux de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en la matière est utile.
Il se déduit de la seconde phrase du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution cité plus haut – et des motifs des décisions du Conseil, lorsqu'il se prononce sur l'effet utile de ses décisions – que doivent être considérées comme des décisions ayant un effet utile les décisions par lesquelles le Conseil constitutionnel attache à une déclaration d'inconstitutionnalité des conséquences pour les situations présentes ou passées.
Les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité
Dans le cadre de l'examen de la jurisprudence du Conseil présenté ici ont été retenues comme ayant un effet utile :
– les décisions d'abrogation immédiate, lorsque la déclaration d'inconstitutionnalité est applicable aux instances ou, plus largement, aux affaires non jugées définitivement à la date de la décision ;
– les décisions d'abrogation différée accompagnées d'une réserve transitoire ou d'une obligation de sursis à statuer pour la juridiction ;
– et les décisions de non-conformité portant sur des dispositions qui n'étaient plus en vigueur, lorsque la déclaration d'inconstitutionnalité est applicable aux instances ou aux affaires non jugées définitivement [6].
* Sur la période examinée, courant du 1er janvier 2017 au 1er mars 2024, soit plus de sept années de contentieux en QPC, le Conseil constitutionnel a rendu 143 décisions de non-conformité, totale ou partielle.
90 déclarations de non-conformité comportent un effet utile (soit un taux d'environ 63 %) ; 53 déclarations de non-conformité ne comportent pas un tel effet (37 %) [7].
La proportion d'effet utile sur la période 2017-2023
Sur les 90 décisions de non-conformité comportant un effet utile, 74 portaient sur des dispositions en vigueur au moment où le Conseil s'est prononcé. Les conséquences de l'inconstitutionnalité ont alors été déterminantes sur l'état du droit positif.
* Le Conseil a prononcé l'abrogation immédiate dans 50 décisions (et donc, a contrario, une abrogation différée dans les 24 autres décisions), conduisant ainsi, dans deux tiers des décisions portant sur des dispositions en vigueur, à faire obstacle à ce que ces dispositions puissent être appliquées non seulement dans l'instance ayant donné lieu à la QPC mais également dans toutes les instances en cours à la date de cette décision, dès lors que rien ne justifiait de différer ou de limiter les effets dans le temps de la déclaration d'inconstitutionnalité.
Suivant sa formule habituelle, le Conseil juge alors que "En l'espèce, aucun motif ne justifie de reporter la prise d'effet de la déclaration d'inconstitutionnalité. Celle-ci intervient donc à compter de la date de la publication de la présente décision. Elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date" [8]. Si le Conseil précise le plus souvent, par cette dernière phrase, que le bénéfice de cette décision est applicable aux affaires ou instances en cours à la date de sa décision, un tel effet demeure valable même en l'absence d'une telle mention [9].
À cet égard, une approche par "branches" du droit permet de constater que la plupart des décisions de censure portant sur des dispositions encore en vigueur en droit du travail [10], et toutes les décisions intéressant des dispositions de droit pénal de fond (i.e. des textes d'incrimination [11]), ont conduit à l'abrogation immédiate de telles dispositions.
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- Dans sa décision n° 2021-928 QPC du 14 septembre 2021, le Conseil a censuré avec effet immédiat les dispositions fixant les conditions de désignation du défenseur syndical [12].
- Dans sa décision n° 2017-682 QPC du 15 décembre 2017, le Conseil a censuré, pour la deuxième fois, les dispositions incriminant le délit de consultation habituelle de sites internet terroristes, en donnant un effet immédiat à cette décision [13].
Si on les aborde sous l'angle des motifs de censure (i.e. par normes constitutionnelles), les décisions d'abrogation avec effet immédiat ont été systématiques lorsque le Conseil les a fondées sur la méconnaissance des exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789 relatives à l'application des lois dans le temps (ainsi des lois de validation et des dispositions portant atteinte à des situations légalement acquises ou remettant en cause des effets pouvant légitimement être attendus de telles situations).
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- Dans sa décision n° 2023-1071 QPC du 24 novembre 2023 [14], le Conseil a prononcé l'abrogation immédiate de dispositions validant des décisions de préemption prises dans les zones créées par les préfets au titre de l'ancien régime applicable aux périmètres sensibles et privées de base légale en raison de la recodification du code de l'urbanisme.
- Dans sa décision n° 2023-1065 QPC du 26 octobre 2023 [15], le Conseil a prononcé l'abrogation immédiate de dispositions modifiant rétroactivement et de manière pérenne les conditions du soutien apporté aux producteurs d'électricité à partir d'énergies renouvelables bénéficiant d'un contrat de complément de rémunération en cours.
- Dans sa décision n° 2021-955 QPC du 10 décembre 2021 [16], le Conseil a de la même façon prononcé l'abrogation immédiate des dispositions qui conféraient un caractère rétroactif à un nouveau critère de renversement de la présomption de causalité dans le cadre du régime d'indemnisation des victimes de pathologies causées par les essais nucléaires français.
Un effet abrogatif immédiat a également été retenu dans la majeure partie des décisions de censure fondées sur les exigences de l'article 8 de la Déclaration de 1789 applicables en matière répressive.
* Dans les 24 autres décisions censurant des dispositions en vigueur, le Conseil a prononcé une abrogation à effet différé qu'il a néanmoins assortie, selon les cas, d'une réserve d'interprétation transitoire ou – exceptionnellement – d'une suspension des instances en cours, afin, précisément, de "préserver l'effet utile" de la déclaration d'inconstitutionnalité.
- Historiquement, le Conseil avait d'abord été conduit à privilégier la voie du sursis à statuer pour limiter les conséquences d'un report dans le temps d'une censure, et ce dès la première décision rendue en QPC [17]. Sur la période plus récente étudiée ici, le Conseil constitutionnel n'y a recouru qu'une seule fois, dans sa décision n° 2017-669 QPC du 27 octobre 2017 [18].
Un tel report consiste, d'une part, à impartir aux juridictions saisies d'instances relatives à l'application des dispositions déclarées inconstitutionnelles de surseoir à statuer jusqu'à l'intervention de la loi remédiant à cette inconstitutionnalité et, d'autre part, à prévoir que le législateur devra rendre cette loi applicable aux instances en cours à la date de la publication de la décision.
- La seconde option, apparue plus tard dans la jurisprudence du Conseil et qui s'est davantage développée depuis, consiste à combiner une abrogation reportée dans le temps et une réserve d'interprétation transitoire neutralisant les effets inconstitutionnels de la disposition en cause jusqu'à son remplacement par une loi nouvelle. Elle a été mise en œuvre à ce jour à deux reprises en matière d'égalité devant l'impôt et la loi fiscale [19].
Sur la période étudiée, à 23 reprises, le Conseil a formulé une réserve transitoire ou une condition équivalente pour préserver l'effet utile de la déclaration d'inconstitutionnalité à la solution des instances en cours (la moitié de ces décisions ont porté sur des dispositions de procédure pénale).
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- Dans la décision n° 2021-909 QPC du 26 mai 2021, le Conseil était saisi de dispositions excluant la possibilité pour une personne directement citée devant le tribunal de police et renvoyée des fins de la poursuite de demander la condamnation de la partie civile au paiement de dommages-intérêts pour abus de constitution de partie civile. Il a reporté les effets de sa décision d'abrogation mais a jugé qu'"afin de faire cesser l'inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu'à l'entrée en vigueur d'une nouvelle loi et, au plus tard, jusqu'au 31 décembre 2021, lorsque la partie civile a elle-même mis en mouvement l'action publique, le tribunal de police statue par le même jugement sur la demande en dommages‑intérêts formée par la personne relaxée contre la partie civile pour abus de constitution de partie civile" [20].
- Dans la décision n° 2023-1062 QPC du 28 septembre 2023, le Conseil a reporté les effets de sa décision mais, pour préserver l'effet utile de la déclaration d'inconstitutionnalité dans les instances en cours à la date de sa décision, a jugé qu'"afin de faire cesser l'inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu'à l'entrée en vigueur d'une nouvelle loi ou, au plus tard, au 1er octobre 2024, la déclaration d'inconstitutionnalité peut être invoquée dans les instances en cours ou à venir lorsque la purge des nullités a été ou est opposée à un moyen de nullité qui n'a pu être connu avant la clôture de l'instruction. Il reviendra alors à la juridiction compétente de statuer sur ce moyen de nullité" [21].
* Sur les 16 décisions de censure avec effet utile portant sur des dispositions qui n'étaient plus en vigueur au moment où il a statué, pour lesquelles se pose donc uniquement la question du bénéfice de la déclaration d'inconstitutionnalité pour les instances passées ou en cours, le Conseil a ouvert dans la plupart des cas la voie à une remise en cause des effets produits par ces décisions dans "toutes les affaires non jugées définitivement à la date de publication de la présente décision" [22].
Il a plus rarement réservé le bénéfice de l'inconstitutionnalité à certaines instances ou situations non contentieuses, ainsi qu'on va le voir ci-après.
* Néanmoins, le Conseil doit parfois renoncer à donner un effet utile à ses décisions.
Il arrive que, contrairement au principe selon lequel une déclaration d'inconstitutionnalité doit produire un effet utile, le Conseil utilise les pouvoirs qui lui sont reconnus par l'article 62 de la Constitution pour décider de ne pas remettre en cause les effets produits par les dispositions contestées en dépit de leur censure.
Au cours des sept dernières années, 53 décisions ont ainsi été privées d'effet utile sur un total de 143 décisions de non-conformité totale ou partielle, ce qui représente 37 % des cas de censure.
Lorsqu'il décide de ne pas conférer d'effet utile à sa décision, le Conseil indique expressément que les mesures prises sur le fondement des dispositions déclarées contraires à la Constitution ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité [23]. Dans le cas, toutefois, où les dispositions en cause sont toujours celles actuellement en vigueur, le Conseil décide en outre de reporter leur abrogation à une date qu'il détermine et ne prévoit aucune réserve d'interprétation transitoire pour régir la période précédant l'intervention du législateur [24].
Le Conseil constitutionnel fait le choix de priver d'effet utile une décision de censure dans deux cas de figure principaux :
- D'une part, il fait le plus souvent ce choix lorsque l'abrogation immédiate des dispositions contestées, y compris pour le litige à l'origine de la QPC, emporterait des conséquences manifestement excessives, au motif qu'une telle abrogation serait de nature à compromettre une ou plusieurs autres exigences constitutionnelles que celle ayant justifié la censure des dispositions de la loi. Il s'agit, par exemple, en matière pénale, du cas dans lequel la disparition des dispositions en cause compromettrait l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions [25].
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Un exemple topique est celui de la décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, dans laquelle le Conseil a jugé, à propos du régime de la garde à vue, que "l'abrogation immédiate des dispositions contestées méconnaîtrait les objectifs de prévention des atteintes à l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions et entraînerait des conséquences manifestement excessives" [26].
Plus récemment, à propos de l'obligation pesant sur les opérateurs de communication de conserver certaines données de connexion, le Conseil a également jugé que "la remise en cause des mesures ayant été prises sur le fondement des dispositions déclarées contraires à la Constitution méconnaîtrait les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions et aurait ainsi des conséquences manifestement excessives" [27].
- D'autre part, le Conseil renonce à conférer un effet utile à ses décisions lorsque les dispositions qui sont censurées relèvent d'un domaine dans lequel le Parlement dispose d'une marge d'appréciation importante. Il refuse dans ce cas de se substituer au législateur dans le choix des options qui lui sont ouvertes pour remédier à l'inconstitutionnalité de la loi [28].
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Dans deux décisions récentes n° 2023-1057 QPC du 7 juillet 2023 et n° 2023-1080 QPC du 6 mars 2024, à propos de dispositions qui méconnaissaient le principe d'égalité devant la justice, à défaut d'avoir prévu dans certaines situations un double degré de juridiction, le Conseil a reporté les effets de sa décision, au motif que l'abrogation immédiate de ces dispositions aurait paradoxalement eu pour effet de priver d'une voie de recours des justiciables qui en bénéficiaient déjà. Il a néanmoins refusé dans ces affaires d'énoncer une réserve d'interprétation transitoire, dès lors que le législateur, pour rétablir l'égalité de traitement entre justiciables, avait le choix soit de supprimer la possibilité d'un recours en appel pour tous les justiciables, soit d'étendre cette voie de recours à ceux qui n'en bénéficiaient pas encore.
* Dans certains cas particuliers, le Conseil détermine plus précisément l'effet utile de ses décisions.
Il arrive aussi, dans des cas peu nombreux, que le Conseil constitutionnel, plutôt que de reconnaître un plein effet à la censure des dispositions contestées, ne confère à sa décision qu'un effet limité. Il décide dans ce cas de définir de manière précise les conditions et les limites des effets de la déclaration d'inconstitutionnalité ainsi que l'article 62 de la Constitution le lui permet.
Un tel choix correspond à des configurations particulières dont il est difficile de déduire des règles générales pour présenter la démarche du Conseil qui est propre à chaque affaire.
Par exemple, lorsque le Conseil souhaite, en dépit du report de l'abrogation des dispositions contestées, donner un effet utile à sa décision et formule une réserve d'interprétation transitoire destinée à régir la période précédant l'intervention du législateur, il lui arrive d'exclure néanmoins qu'une telle réserve transitoire puisse bénéficier à l'auteur de la QPC ou aux instances en cours. Il s'agit, dans ce cas particulier, eu égard au motif d'inconstitutionnalité retenu dans sa décision, de préserver la régularité de procédures pénales se rapportant à des instances déjà engagées et encore pendantes [29].
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Dans sa décision n° 2023-1076 QPC, le Conseil, après avoir censuré les dispositions du code de procédure pénale ne prévoyant pas l'information du curateur ou du tuteur en cas de défèrement d'un majeur protégé devant un magistrat, le Conseil, tout en formulant une réserve d'interprétation transitoire pour prévoir cette information jusqu'à l'intervention du Parlement, a précisé que "les mesures prises avant la publication de la présente décision ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité".
Par ailleurs, dans le domaine spécifique du droit de la nationalité, afin de circonscrire les effets dans le temps de sa décision et limiter le nombre de générations concernées, le Conseil précise les cas dans lesquels la déclaration d'inconstitutionnalité des dispositions contestées peut être invoquée [30].
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Dans sa décision n° 2021-954 QPC du 10 décembre 2021, le Conseil a considéré que "la remise en cause des situations juridiques résultant de l'application des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait des conséquences manifestement excessives si cette inconstitutionnalité pouvait être invoquée par tous les descendants d'un enfant légitime qui ne s'est pas vu reconnaître la nationalité française du fait que la déclaration recognitive de nationalité a été souscrite uniquement par sa mère". Il a donc restreint l'invocabilité de la déclaration d'inconstitutionnalité aux "enfants légitimes dont la mère a souscrit, dans les délais prescrits, une déclaration recognitive de nationalité sur le fondement de l'article 152 du code de la nationalité française, alors qu'ils étaient mineurs, âgés de moins de dix-huit ans et non mariés". Il a précisé que "leurs descendants peuvent également se prévaloir des décisions reconnaissant que, compte tenu de cette inconstitutionnalité, ces personnes ont la nationalité française" et que "cette déclaration d'inconstitutionnalité peut être invoquée dans toutes les instances en cours ou à venir".
2. C'est cette approche qui s'est vérifiée à plusieurs reprises dans la période la plus récente
* Ainsi, la décision n°2023-1083 QPC du 21 mars 2024 dite "Pérennisation d'un prélèvement minorant la dotation d'intercommunalité II" illustre bien l'approche du Conseil constitutionnel telle qu'elle vient d'être décrite dans la mesure où elle l'a conduit à examiner pour la seconde fois la substance de dispositions législatives du domaine des finances locales qu'il avait déjà censurées dans une version analogue par sa décision n° 2020-862 QPC du 15 octobre 2020.
La cause de l'inconstitutionnalité au regard du principe d'égalité devant les charges publiques se trouvait, pour les deux cas, dans le choix du législateur d'opérer une différence de traitement de caractère entre des établissements publics de coopération intercommunale selon qu'ils étaient soumis ou non à un prélèvement spécifique en 2018, alors même que la différence de situation qui justifiait la soumission de certains EPCI à ce prélèvement est susceptible de disparaître avec le temps.
Dans sa décision du 15 octobre 2020 précitée, le Conseil avait jugé que "la remise en cause de l'ensemble des prélèvements opérés sur le fondement de ces dispositions aurait des conséquences manifestement excessives. Par suite, ces prélèvements ne peuvent être contestés sur le fondement de cette inconstitutionnalité" [31]. Il avait donc décidé de neutraliser les effets de la censure prononcée, sans toutefois s'opposer expressément à l'engagement de la responsabilité de l'État.
Prenant en compte l'écoulement du temps et le maintien de dispositions inconstitutionnelles depuis sa première décision, le Conseil constitutionnel a jugé, le 21 mars 2024, que sa nouvelle déclaration d'inconstitutionnalité, n'emportant pas de conséquences manifestement excessives, pourra être invoquée dans les instances introduites à la date de publication de sa décision et non jugées définitivement.
* Par sa décision n°2024-1085 QPC du 25 avril 2024 dite "Règles dérogatoires de contribution au fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales pour les communes membres d'un établissement public territorial de la métropole du Grand Paris", le Conseil constitutionnel a en un premier temps relevé que l'abrogation immédiate des dispositions qu'il a déclarées inconstitutionnelles, aurait pour effet de remettre en cause l'ensemble des prélèvements opérés sur leur fondement et entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, afin de permettre au législateur de tirer les conséquences de la déclaration d'inconstitutionnalité, il a jugé qu'il y avait lieu de reporter au 1er janvier 2025 la date d'abrogation de ces dispositions.
Toutefois, afin de préserver l'effet utile de sa décision pour la solution des instances en cours ou à venir, il a jugé qu'il appartient aux juridictions saisies de surseoir à statuer jusqu'à l'entrée en vigueur d'une nouvelle loi ou, au plus tard, jusqu'au 1er janvier 2025 dans les procédures dont l'issue dépend de l'application des dispositions déclarées inconstitutionnelles.
* Par sa décision n°2024-1089 du 17 mai 2024 dite "Information de la personne mise en cause du droit qu'elle a de se taire lorsqu'elle présente des observations ou des réponses écrites au juge d'instruction saisi d'un délit de diffamation ou d'injure", il a jugé, là encore, que l'abrogation immédiate des dispositions qu'il a déclarées inconstitutionnelles aurait pour effet de priver le juge d'instruction de la faculté de poser des questions écrites aux personnes dont la mise en examen est envisagée et ces dernières de la possibilité de lui faire connaître leurs observations et réponses. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, il a jugé qu'il y avait lieu de reporter au 1er juin 2025 la date de l'abrogation de ces dispositions. Il a également jugé que les mesures prises avant la publication de la présente décision ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.
En revanche, afin de faire cesser l'inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il a également relevé qu'il y avait lieu de juger que, jusqu'à l'entrée en vigueur d'une nouvelle loi ou jusqu'à la date de l'abrogation des dispositions déclarées inconstitutionnelles, le juge d'instruction, lorsqu'il informe la personne de son intention de la mettre en examen en application de l'article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881, doit lui notifier son droit de se taire.
*
Bientôt quinze ans après la mise en œuvre de la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité, nous disposons d'éléments très tangibles pour caractériser ce en quoi elle a marqué un progrès de l'État de droit en France.
La démarche scientifique dite QPC 2020 [32] que j'avais souhaité initier à l'occasion de son dixième anniversaire nous a donné une première vue précise, en termes juridiques et sociologiques, de son apport.
Cet effort de connaissance se prolonge aujourd'hui dans les travaux de l'Observatoire de la QPC que j'avais installé le 19 juin 2023 et auquel j'ai donné connaissance, lors de la troisième réunion que j'ai présidée le 29 mai dernier, de l'étude qui précède.
De la même manière aujourd'hui, puisse cette étude, au moyen de ce numéro 3 de la Lettre de la QPC, bénéficier à la connaissance de la procédure par le plus grand nombre !
[1] Article 61-1 de la Constitution.
[2] Dans sa décision dite AC ! du 11 mai 2004, le Conseil d'État a admis pour la première fois qu'il puisse être dérogé, à titre exceptionnel, à l'effet rétroactif de l'annulation d'un acte administratif lorsqu'il « est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu'il était en vigueur que de l'intérêt général pouvant s'attacher à un maintien temporaire de ses effets » (CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres). Par un arrêt du 21 décembre 2006, la Cour de cassation a quant à elle admis la possibilité de moduler les effets dans le temps d'un revirement de jurisprudence (Cass., Ass. Plén., 21 décembre 2006, n° 00-20.493).
[3] Rapport n° 892 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles de l'Assemblée nationale sur le projet de loi constitutionnelle (n° 820) de modernisation des institutions de la Ve République par M. Jean-Luc Warsmann, déposé le 15 mai 2008.
[4] Cette formulation de principe, énoncée pour la première fois dans les décisions n° 2010-108 QPC du 25 mars 2011, Mme Marie-Christine D. (Pension de réversion des enfants) et n° 2010-110 QPC du 25 mars 2011, M. Jean-Pierre B. (Composition de la commission départementale d'aide sociale), a depuis été constamment réaffirmée dans les mêmes termes, hormis l'ajout, depuis 2020, de la prise en compte de la responsabilité de l'État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles (décision n° 2019-828/829 QPC du 28 février 2020, M. Raphaël S. et autre [Déposition sans prestation de serment pour le conjoint de l'accusé], paragr. 16 : « Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières »).
[5] Décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010, Consorts L. (Cristallisation des pensions), cons. 12.
[6] En revanche, n'ont pas été comptabilisées au titre des décisions d'inconstitutionnalité les décisions de conformité assorties d'une réserve d'interprétation dont l'application dans le temps a été modulée par le Conseil (voir récemment la décision n° 2023-1073 QPC du 1er décembre 2023, M. Matthieu V. et autre [Cumul des mandats de député et de conseiller de la métropole de Lyon], paragr. 11]).
[7] Il convient de préciser que, si participe incontestablement de l'effet utile de ses décisions de censure le pouvoir que le Conseil constitutionnel s'est reconnu en 2020 de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières, le choix a été fait de ne pas tenir compte de cette composante dans les statistiques présentées ci-après, aucune décision n'ayant été rendue à ce jour pour limiter la possibilité reconnue au justiciable de mettre en œuvre ce nouveau cas de responsabilité de l'État instauré par le Conseil d'État.
[8] Par exemple : décision n° 2021-928 QPC du 14 septembre 2021, Confédération nationale des travailleurs – solidarité ouvrière (Conditions de désignation du défenseur syndical), paragr. 11.
[9] Ce n'est que lorsque le Conseil prend l'initiative de limiter la portée de l'effet abrogatif pour le passé qu'il précise expressément cette portée dans la décision (par exemple : décision n° 2016-620 QPC du 30 mars 2017, Société EDI-TV [Taxe sur la publicité diffusée par les chaînes de télévision], paragr. 10 ; n° 2018-757 QPC du 25 janvier 2019, Société Ambulances-taxis du Thoré [Prise en charge des frais de transport sanitaire], paragr. 12).
[10] Sept décisions sur les neuf rendues entre 2017 et 2024.
[11] Cette conséquence paraît doublement commandée par les principes constitutionnels de non-rétroactivité des lois pénales nouvelles plus sévères et de rétroactivité in mitius, dont il résulte respectivement qu'une loi pénale plus sévère ne peut rétroagir et qu'une loi pénale plus douce doit trouver une application immédiate aux affaires en cours.
[12] Décision n° 2021-928 QPC du 14 septembre 2021, Confédération nationale des travailleurs - solidarité ouvrière (Conditions de désignation du défenseur syndical).
[13] Décision n° 2017-682 QPC du 15 décembre 2017, M. David P. (Délit de consultation habituelle des sites internet terroristes II).
[14] Décision n° 2023-1071 QPC du 24 novembre 2023, Groupement foncier agricole J. et autres (Validation législative de décisions de préemption prises dans les zones créées par les préfets au titre de la législation sur les périmètres sensibles).
[15] Décision n° 2023-1065 QPC du 26 octobre 2023, Association France énergie éolienne et autres (Déplafonnement des avoirs des contrats de complément de rémunération bénéficiant aux producteurs d'électricité à partir d'énergies renouvelables).
[16] Décision n° 2021-955 QPC du 10 décembre 2021, Mme Martine B. (Application rétroactive des nouvelles modalités de renversement de la présomption de causalité dans le cadre de l'indemnisation des victimes d'essais nucléaire).
[17] Décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010, Consorts L. (Cristallisation des pensions). Voir aussi les décisions n° 2010-83 QPC du 13 janvier 2011, M. Claude G. (Rente viagère d'invalidité), et n° 2013-343 QPC du 27 septembre 2013, Époux L. (Détermination du taux d'intérêt majorant les sommes indûment perçues à l'occasion d'un changement d'exploitant agricole).
[18] Décision n° 2017-669 QPC du 27 octobre 2017, Société EDI-TV (Taxe sur les éditeurs et distributeurs de services de télévision II), paragr. 10.
[19] Décisions n° 2014-400 QPC du 6 juin 2014, Société Orange SA (Frais engagés pour la constitution des garanties de recouvrement des impôts contestés), cons. 11, et n° 2014-404 QPC du 20 juin 2014, Époux M. (Régime fiscal applicable aux sommes ou valeurs reçues par l'actionnaire ou l'associé personne physique dont les titres sont rachetés par la société émettrice), cons. 14.
[20] Décision n° 2021-909 QPC du 26 mai 2021, Mme Line M. (Impossibilité d'obtenir devant le tribunal de police la condamnation de la partie civile pour constitution abusive), paragr. 12.
[21] Décision n° 2023-1062 QPC du 28 septembre 2023, M. François F. (Purge des nullités en matière correctionnelle), paragr. 16.
[22] Par exemple, décision n° 2022-1007 QPC du 5 août 2022, Syndicat national de l'enseignement action et démocratie (Assistance d'un fonctionnaire pour l'exercice d'un recours administratif) ; décision n° 2022-992 QPC du 13 mai 2022, Société Les roches (Droit de suite attaché au privilège spécial du Trésor pour le recouvrement de la taxe foncière).
[23] Voir, par exemple, décision n° 2021-976/977 QPC du 25 février 2022, M. Habib A. et autre (Conservation des données de connexion pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales), paragr. 17.
[24] Par ex., décision n° 2022-1010 QPC du 22 septembre 2022, M. Mounir S. (Droit de visite des agents des douanes), paragr. 12.
[25] Par exemple, décisions n° 2021-976/977 QPC et n° 2022-1010 QPC précitées. Voir aussi, pour des cas dans lesquels un effet utile serait de nature à compromettre le principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de justice des mineurs, décision n° 2021-894 QPC du 9 avril 2021, M. Mohamed H. (Information du mineur du droit qu'il a de se taire lorsqu'il est entendu par le service de la protection judiciaire de la jeunesse), paragr. 11.
[26] Décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, M. Daniel W. et autres [Garde à vue], cons. 30
[27] Décision n° 2021-976/977 QPC du 25 février 2022 précitée.
[28] Voir décisions n° 2023-1057 QPC du 7 juillet 2023, M. José M. (Double degré de juridiction pour l'examen d'une demande de relèvement d'une interdiction, d'une déchéance, d'une incapacité ou d'une mesure de publicité), paragr. 14, et n° 2023-1080 QPC du 6 mars 2024, Société de la Fontaine (Double degré de juridiction pour l'examen d'un incident contentieux relatif à l'exécution d'une peine de confiscation), paragr. 15.
[29] Décision n° 2023-1076 QPC du 18 janvier 2024, M. Moussa H. (Absence d'obligation légale d'aviser le tuteur ou le curateur d'un majeur protégé en cas de défèrement), paragr. 14 et 15. Voir aussi les décisions censurant des dispositions de la loi à défaut d'avoir prévu la notification à l'intéressé du droit qu'il a de se taire, par exemple : décision n° 2021-935 QPC du 30 septembre 2021, M. Rabah D. (Information de la personne mise en examen du droit qu'elle a de se taire devant le juge des libertés et de la détention appelé à statuer sur une mesure de détention provisoire dans le cadre d'une procédure d'instruction), paragr. 13 ; ou encore décision n° 2021-894 QPC du 9 avril 2021, M. Mohamed H. (Information du mineur du droit qu'il a de se taire lorsqu'il est entendu par le service de la protection judiciaire de la jeunesse), paragr. 11.
[30] Décision n° 2021-954 QPC du 10 décembre 2021, Mme Fatma M. (Effet collectif de la déclaration recognitive de nationalité française), paragr. 13 et 14 ; décision n° 2018-737 QPC du 5 octobre 2018, M. Jaime Rodrigo F. (Transmission de la nationalité française aux enfants légitimes nés à l'étranger d'un parent français), paragr. 13. ; Décision n° 2013-360 QPC du 9 janvier 2014, Mme Jalila K. (Perte de la nationalité française par acquisition d'une nationalité étrangère - Égalité entre les sexes), cons. 12.
[31] Décision n° 2020-862 QPC du 15 octobre 2020 précitée, paragr. 12.